Ce qui s’est passé de moins
insignifiant dans nos têtes, depuis une quinzaine d’années? Je dirais dans un
premier mouvement: une certaine rage, une sensibilité impatiente, irritée, à ce
qui se passe, une intolérance à la justification théorique et à tout ce lent
travail d’apaisement qu’assure au jour le jour le discours «vrai». Sur fond
d’un décor grêle que la philosophie, l’économie politique et tant d’autres
belles sciences avaient planté, voilà que des fous se sont levés, et des
malades, des femmes, des enfants, des emprisonnés, des suppliciés et des morts
par millions. Dieu sait pourtant que nous étions tous armés de théorèmes, de
principes et de mots pour broyer tout cela. Quel appétit, soudain, de voir et
d’entendre ces étrangers si proches? Quel souci pour ces choses frustes? Nous
avons été saisis par la colère des faits. Nous avons cessé de supporter ceux
qui nous disaient – ou plutôt le chuchotement qui, en nous, disait: «Peu
importe, un fait ne sera jamais rien par lui-même; écoute, lis, attends: ça
s’expliquera plus loin, plus tard, plus haut.»
Est revenu l’âge de Candide où
l’on ne peut plus écouter l’universelle petite chanson qui rend raison de tout.
Les Candides du XXe siècle, qui ont parcouru le vieux monde et le nouveau à
travers les massacres, les batailles, les charniers et les gens terrorisés,
existent: nous les avons rencontrés, Ukrainiens ou Chiliens, Tchèques ou Grecs.
La morale du savoir, aujourd’hui, c’est peut-être de rendre le réel aigu, âpre,
anguleux, inacceptable. Irrationnel, donc? Bien sûr, si le rendre rationnel,
c’est l’apaiser, c’est le peupler d’une tranquille certitude, c’est le faire
passer dans quelque grande machine théorique à produire des rationalités
dominantes. Bien sûr, encore, si le rendre irrationnel, c’est faire qu’il cesse
d’être nécessaire et qu’il devienne accessible aux prises, aux luttes, aux
empoignades. Intelligible et attaquable dans la mesure même où on l’a
«dérationalisé».
J’ai entendu récemment
Glucksmann dire qu’il fallait abandonner la vieille question de Kant: «Que
m’est-il permis d’espérer?»; il voulait qu’ on se demande plutôt: «De quoi
faut-il désespérer?» De quoi en effet faut-il se déprendre? Par quoi ne plus se
laisser endormir ou porter? Qu’est-ce quon ne peut plus laisser aller de soi,
c’est-à-dire notre place et pour nous? Contre les discours qui nous font tenir
tranquilles sous le poids de leurs promesses, Glucksmann vient d’écrire
allègrement, en riant et en criant, un «traité du désespoir». Référence un peu cuistre,
qu’on m’en excuse, et inopportune: la profession de Kierkegaard du marxisme est
fort convoitée ces temps-ci et Glucksmann ne la recherche pas.
Et pourtant sa question reste
bien, comme pour tout philosophe depuis cent cinquante ans: comment n’être plus
hégélien? Sauf que Glucksmann ne se demande pas comment retourner Hegel, le
remettre sur ses pieds, ou sur sa tête, l’alléger de son idéalisme, le lester
d’économie, le fragment, l’humaniser. Mais bien comment n’être pas du tout hégélien.
L’épreuve décisive pour les
philosophies de l’Antiquité, c’était leur capacité à produire des sages; au
Moyen Âge, à rationaliser le dogme; à l’âge classique, à fonder la science; à
l’époque moderne, c’est leur aptitude à rendre raison des massacres. Les
premières aidaient l’homme à supporter sa propre mort, les dernières à accepter
celle des autres.
Les massacres napoléoniens ont
eu depuis un siècle et demi une lourde descendance. Mais un autre type
d’holocauste est apparu – Hitler, Staline (l’intermédiaire entre les uns et les
autres et le modèle des seconds se trouvant sans doute dans les génocides
coloniaux). Or le goulag, toute une gauche a voulu l’expliquer, sinon comme les
guerres, par la théorie de l’histoire, du moins par l’histoire de la théorie.
Massacres, oui, oui; mais c’était une affreuse erreur. Reprenez donc Marx ou
Lénine, comparez avec Staline, et vous verrez bien où celui-ci s’est trompé.
Tant de morts, c’est évident, ne pouvaient provenir que d’une faute de lecture.
On pouvait le prévoir: le stalinisme-erreur a été l’un des principaux agents de
ce retour au marxisme-vérité, au marxisme-texte auquel on a assisté pendant les
années 1960. Contre Staline, n’écoutez pas les victimes, elles n’auraient que
leurs supplices à raconter. Relisez les théoriciens; eux vous diront la vérité
du vrai.
De Staline, les savants
effrayés remontaient à Marx comme à leur arbre. Glucksmann a eu le front de
redescendre jusqu’à Soljenitsyne. Scandale de La Cuisinière *. Mais le scandale, qui ne fut guère pardonné,
n’était pas de faire porter à Lénine ou à tel autre saint personnage le poids
des fautes futures, c’était de montrer qu’il n’y avait pas «faute», qu’on était
bien resté dans le droit-fil; que le stalinisme était la vérité, «un peu» dépouillée,
c’est vrai, de tout un discours politique qui fut celui de Marx et d’autre
peut-être avant lui. Avec le gulag, on voyait non pas les conséquences d’une
malheureuse erreur, mais les effets des théories les plus «vraies» dans l’ordre
de la politique. Ceux qui cherchaient à se sauver en opposant la vaie barbe de
Marx au faux nez de Staline n’aimèrent pas du tout.
[Glucksmann (A.), La Cuisinière et le Mangeur d’hommes. Essai
sur les rapports entre l’État, le marxisme et les camps de concentration,
Paris, Éd. du Seuil, coll. «Combats», 1975]
L’éclat des Maîtres penseurs, sa beauté, ses emportements,
ses nuées et ses rires n’y sont pas des effets d’humeur. Mais de nécessité.
Glucksmann veut se battres à mains nues: non pas réfuter une pensée par une
autre, non pas la mettre en contradiction avec elle-même, non pas même lui
objecter des faits, mais la placer face à face avec le réel qui la mime, lui
mettre le nez dans ce sang qu’elle réprouve, absout et justifie. Il s’agit pour
lui de plaquer sur des idées les têtes de mort qui leur ressemblent. Tout est
fait depuis longtemps pour que la philosophie puisse dire, comme Guillaume II
lorgnant de loin les abattoirs de Verdun: «Cela, je ne l’avais pas voulu.» Mais
Glucksmann la tire par la manche,
la fait descendre de son estrade, lui fait toucher du doigt. Et dit, avec un
rien de brutalité, j’en conviens: «Va donc prétendre que tu ne t’y reconnais
pas.»
Se reconnaître dans quoi? Dans
les jeux de l’État et de la révolution. La révolution anglaise au XVIIe siècle avait
été préstigieuse: elle avait servi d’exemple, elle avait diffusé ses
principles, elle vait eu ses historiens et ses juristes, en somme, elle avait
valu essentiellement par ses résultats. La Révolution française, elle, avait
posé un tout autre type de problèmes. Moins par ses résultats que par
l’événement lui-même. Que vient-il de se passer? En quoi a consisté cette
révolution? Est-ce la révolution?
Peut-elle, doit-elle recommencer? Si elle est incomplète, faut-il l’achever? Si
elle est achevée, quelle autre histoire s’inaugure maintenant? Comment faire
désormais pour fair la révolution, ou pour l’éviter?
Dès qu’on gratte un peu sous
les discours des philosophes, mais aussi sous l’économie politique, l’histoire,
les sciences humaines du XIXe siècle, ce qu’on trouve, c’est bien toujours:
constituer un savoir à propos de la révolution,
pour elle ou contre elle. Ce que le XIXe siècle a eu «à penser», comme diraient
les philosophes, c’est cette grande menace-promesse, cette possibilité déjà
finie, ce retour incertain.
En France, ce sont les
historiens qui ont pensé la révolution. Peut-être justement parce qu’elle
appartenait à notre mémoire. L’histoire nous tient lieu de philosophie (les
«philosophes» français ont pensé, certes comme tout le monde, à la révolution:
ils ne l’ont jamais pensée, sauf les deux seuls qui, à l’extrême opposé l’un de
l’autre, ont eu une importance séculaire: Comte et Sartre). De là sans doute le
premier soin des historiens – à l’exception remarquable de François Furet et
Denis Richet *: montrer avant toute chose que la Révolution a bien eu lieu, que
c’est un événement unique, localisable, achevé. De là leur zèle à tout remettre
en ordre sous le signe unique d’une révolution qui, par sa force d’attraction,
«commande» tous les affrontements, rébellions, résistances qui traversent
interminablement notre société.
[Furet (F.) et Richet (D.), La Révolution française, Paris, Fayard,
1965.]
En Allemagne, la révolution a
été pensée par la philosophie. Non point, selon Glucksmann, parce que, en
retard sur l’économie anglaise et la politique française, il ne restait plus
aux Allemands que des idées pour rêver; mais parce qu’ils étaient au contraire
dans une situation exemplaire et prophétique. Écrasée successivement par la
guerre des Paysans, la saignée de la guerre de Trente Ans, les invasions
napoléoniennes, l’Allemagne était en état d’apocalypse. Début du monde; l’État
doit naître et la loi commencer. L’Allemagne a tendu d’une même désir à l’État et
à la révolution (Bismarck, la social-démocratie, Hitler et Ulbricht se
profilent aisément les uns derrières les autres); le dépérissement de l’État et
la remise sine die de la révolution
n’ont jamais été pour elle que des rêves passagers.
Là, me semble-t-il, est le
centre du livre de Glucksmann, la question fondamentale qu’il pose, sans doute
le premier: par quel tour la philosophie allemande a-t-elle pu faire de la
révolution la promesse d’un vrai, d’un bon État, et de l’État la forme sereine
et accomplie de la révolution? Toutes nos soumissions trouvent leurs principes
dans cette double invite: faites vite la révolution, elle vous donnera l’État
dont vous avez besoin; dépêchez-vous de faire un État, il vous prodiguera
généreusement les effets raisonnables de la révolution. Ayant à penser la
révolution, commencement et fin, les penseurs allemands l’ont chevillée à
l’État et ils ont dessiné l’État-révolution, aec toutes ses solutions finales.
Ainsi les maîtres penseurs ont-ils agencé tout un appareil mental, celui qui
sous-tend les systèmes de domination et les conduites d’obéissance dans les
sociétés modernes. Encore devaient-ils conjurer quatre ennemis, quatre
vagabonds, questionneurs et indifférents, qui se refusent, eux, devant
l’imminence de l’État-révolution, à jouer les cavaliers de l’Apocalypse:
- le Juif, parce qu’il représente l’absence
de terre, l’argent qui circule, le vagabondage, l’intérêt privé, le lien
immédiat à Dieu, autant de façons d’échapper à l’État. L’antisémitisme, qui fut
fondamental dans la pensée allemande du XIXe siècle, a fonctionné comme une
longue apologie de l’État. Ce fut aussi la matrice de tous les racisme qui ont
marqué les fous, les anormaux, les métèques. Ne soyez pas juifs, soyez grecs,
disent les maîtres penseurs. Sachez dire «nous» quand vous pensez «je»;
- Panurge
l’incertain, parce qu’il interroge toujours et ne se décide jamais, parce qu’il
voulait se marier et ne voulait pas être cocu, parce qu’il faisait l’éloge de
la dette indéfinie. Entrez plutôt dans l’abbaye de Thélème: vous y serez libre,
mais parce qu’on vous en aura donné l’ordre; vous y ferez ce que vous voudrez,
mais les autres le feront en même temps que vous et vous avec les autres. Soyez
obéissant à l’ordre d’être libre. Révoltez-vous: le faisant vous serez dans la
loi; ne le faisant pas, vous désobéirez, ce qui est exactement ce que je vous
dis de faire;
- Socrates, qui ne
savait rien, mais qui en tirait sottement la conclusion que la seule chose
qu’il savait, c’était qu’il ne savait rien. Alors qu’il aurait dû, avec
prudence, reconnaître: puisque je ne sais pas, c’est que d’autres savent. La
conscience d’ignorer doit être une conscience hiérarchique: sachez, disent les
maîtres penseurs, sachez, vous les ignorants, que le savant sait à votre place,
et l’universitaire, le diplôme, le technicien, l’homme d’État, le bureaucrate,
le parti, le dirigeant, le responsable, l’élite;
- Bardamu, enfin,
Bardamu le déserteur, qui disait, le jour où tout le monde s’embrochait à la
baïonnette, qu’il ne restait qu’à «foutre le camp».
Ainsi les
maîtres penseurs enseignent-ils, pour le plus grand bien de l’État-révolution,
l’amour de la cité, l’obligation des libertés respectueuses, les hiérarchies du
savoir, l’acceptation des massacres sans fin. Glucksmann démonte le décor
solennel qui encadre cette grande scène où, depuis 1789, avec ses entrées de
droite et de gauche, se joue la politique; et, au milieu de ses fragments éparpillés,
il lance le déserteur, l’ignorant, l’indifférent, le vagabond. Les Maîtres penseurs, c’est comme
quelques-uns des grands livres de philosophie (Wagner, Nietzsche) une histoire
du théâtre, où, sur le même plateau, deux pièces, étrangement, se mêlèrent: La Mort de Danton et Woyzeck. Glucksmann n’invoque pas à
nouveau Dionysos sous Apollon. Il fait surgir au cœur du plus haut discours
philosophique ces fuyards, ces victimes, ces irréductibles, ces dissidents
toujours redressés – bref, ces «têtes ensanglantées» et autres formes blanches,
que Hegel voulait effacer de la nuit du monde.
No comments:
Post a Comment