Parmi toutes les choses qu’on apprends dans le livre de Philippe
Bouher, celle-ci: le plaisir d’être aux affaires ne se satisfait qu’à moitié du
ministère de la Justice. Peu importe. Mais il importe en revanche que la
fonction de justice ne soit plus aujourd’hui si essentielle et éclatante qu’elle
puisse comme autrefois servir de principe à l’exercice du pouvoir civil: l’État
naissant, nous disent les historiens, fut un État de justice.
De nos jours, la justice est un
peu comme les peines qu’elle inflige: elle n’aime pas trop se montrer. Ses
rituels ne servent plus à impressionner les justiciables, mais à conforter un
peu les justiciers; les plaideurs avec leurs longs tapages ayant disparu, elle
n’est plus le grand théâtre social qu’elle fut pendant des siècles.
Enveloppée d’abord dans les grisailles
d’une administration de plus en plus semblable aux autres, elle a subi ensuite
un double mouvement de repli: elle laisse échapper tout un domaine d’affaires,
et de plus en plus large, qui se règlent derrière son dos (ses prises sur
l’économique sont fragmentaires ou symboliques); en outre, elle se rabat de
plus en plus sur des fonctions «sociales» de contrôle ténu, quotidien et
ingrat.
Ce repli explique sans doute
que la justice n’intéresse plus le public que que sous sa forme aiguë: là où il
y a crime, assises, jeu de la vie et de la mort. Les juges ne sont visibles
qu’en rouge. (Encore un des points qui rend si difficile de déraciner la peine
de mort: sans le droit de tuer, la justice serait-elle autre chose qu’un
service public un pue moins efficace que les P.T.T. et moins utile certainement
que la Sécurité sociale? Le droit de tuer est la dernière marque de sa
souveraineté. Il luis permet de dépasser toutes les autres administrations de la tête.)
Ce qui m’a toujours plus dans
les articles de Philippe Boucher, ici même, c’est qu’il a cherché à ressaisir
la justice là où elle commençait à devenir invisible: il a été l’inverse d’un
chroniqueur judiciaire. L’«affaire» n’était jamais pour lui le cas singulier
qui tranche sur le quotidien; mais ce qui le révèle ou le prépare. Elle lui ouvrait
l’angle pour saisir un fonctionnement silencieux en train de se mettre en
place. Philippe Boucher voit les choses en juriste plutôt qu’en juré.
Son livre ne serait ironique
qu’à l’égard des autres, il m’intéresserait à moitié. Heureusement, il est
ironique à l’égard de lui-même. Il dit le contraire de ce que veut dire son
titre. Toutes ses analyses le soulignent: la justice n’est ni ghetto ni
forteresse; elle est fragile, perméable, et transparente, malgré ses
brouillards. Elle est «ployable à merci».
Vous dites cela, et on traduit
aussitôt: la justice est «aux ordres». Philippe Boucher dirait plutôt qu’elle
est «aux désordres». Et de ces «désordres», les «ordres» du gouvernement, ou de
la chancellerie, ne sont qu’un aspect, et sans doute pas le plus important. Ces
désordres ne sont, en effet, ni des accidents, ni des obstacles, ni des limites
de l’appareil judiciaire. Ni même des perturbations. Mais des mécanismes de
fonctionnement. La justice s’exerce par et à travers les incapacités d’un
ministre, les exigences d’un intérêt, les égarements d’un ambition.
Philippe Boucher dresse
beaucoup de portraits. Ils ne font pas penser à Saint-Simon (évidemment), mais
à Tinguely: on croit voir une de ces immenses machineries, pleines de rouages
impossibles, de rubans qui n’entraînent rien et d’engrenages qui font la
grimace: toutes ces choses qui «ne marchent pas» font finalement que «ça
marche».
Mais, dans ce jeu des
désordres, les humeurs des juges ne sont pas la part essentielle. Il y a,
autour ou à l’intérieur de l’appareil judiciare, des plages entières qui sont
aménagées pour que le désordre y produise ses effets utiles. Et Le Ghetto judiciare montre, d’une façon,
je crois, remarquable, que ce ne sont pas des tolérances ou des relâchements,
mais des pièces du mécanisme. Ainsi, le principe de l’opportunité des
poursuites, qui donne le droit étonnant d’ouvrir ou de fermer les yeux au gré
d’éléments étrangers à la loi. Ainsi, l’autonomie bien connue de la police, qui
découpe à l’avance (quand elle ne le façonne pas) ce qui doit constituer
l’objet de l’intervention judiciaire. Ainsi les mesures d’expulsion et de refoulement,
qui exercent sur cette frange importante qu’est la population immigrée, une
sorte de justice parallèle (elle a même à Arenc sa prison parallèle).
Vous me direz: tout cela n’a
rien de bien extraordinaire. Quelle est l’organisation privée ou publique qui
ne fonctionne pas de cette manière? Quelle règle pourrait vivre si,
quotidiennement, elle ne respirait l’irrégularité? Notre justice n’est pas
déshonorée quand on la compare à celle de l’Ancien Régime, ou à celle qui, au
XIXe siècle, jugeait les grévistes et les communards.
Philippe Boucher le dit très
bien: la question n’est pas dans la quantité plus ou moins grande de désordre,
mais dans la nature des effets qu’il produit. Or, dans l’appareil judiciaire
qui veille sur nous, le désordre produit de «l’ordre». Et de trois façons. Il
produit des «irrégularités acceptables» à l’abri desquelles (l’habitude et la
commodité aidant) on se retrouve dans une tolérance consentie à peu près par
tous. Il produit des «dissymétries utilisables» assurant à quelques-uns des
avantages dont pâtissent les autres qui ne le savent pas ou n’y peuvent mais.
Enfin et surtout, il produit ce qui a le plus haute valeur dans des civilisations
comme la nôtre: l’ordre social.
Notre justice est censée, au
moins depuis le XIXe siècle, n’avoir d’autre rôle que d’appliquer la loi. Ce
qu’elle fait d’une manière bien boîteuse si vous considérez toutes les
exceptions qu’elle tolère, toutes les entorses qu’elle inflige. Mais si vous
regardez l’appareil en mouvement, avec ses tenants et aboutissants, vous vous
apercevez que la pertubation de la loi obéit au principe de la sauvegarde de
l’ordre. Formule de Philippe Boucher: «La justice ne se préoccupe pas du
préjudice, elle appréhende les troubles.» C’est pour cause d’ordre quon décide
de poursuivre ou de ne pas poursuivre. Pour cause d’ordre qu’on laisse à la
police bride sur le cou. Pour cause d’ordre qu’on expulse ceux qui ne sont pas
parfaitement «désirables».
Ce primat de l’ordre a au moins
deux conséquences importantes: que la justice substitue de plus en plus le
souci de la norme au respect de la loi; et qu’elle tend moins à sanctionner les
infractions qu’à pénaliser les comportements. En pensant à un autre beau livre,
mais où il est queestion d’amour, j’aurais aimé que celui de Philippe Boucher
s’appelle: «Le Nouveau Désordre judiciaire».
On ne peut pas dissocier le
livre de Philippe Boucher d’un phénomène récent, dont lui-même souligne
l’importance: pour la première fois depuis que les parlements d’Ancient Régime
ont été dissous, les magistrats se sont «réunis» en 1968: ce fut le Syndicat de
la magistrature. Et cette «réunion» a eu aussi bien pour origine que pour
conséquence un réveil en forme de question: «Qu’est-ce donc que nous sommes et
qu’est-ce qu’on nous fait faire, nous qui sommes, par principe, destinés à
appliquer la loi, tandis qu’on nous pousse insidieusement, et qu’on nous
demande même à haute voix de produire de l’ordre social?» On a beaucoup dit que
le Syndicat de la magistrature voulait «politiser» l’administration de la
justice. Je serait plutôt porté à penser le contraire: il a voulu poser la
question de la loi à une certaine «politique» de la justice qui était celle de
l’ordre. Et il a montré quels effets de perturbation la loi pouvait produire
dans cette «politique».
Retour au juridisme? On n’en
est pas là, et il ne faut pas y aller. Mais il faut affronter ce qui est à
l’origine, sans doute, de la crise actuelle de la justice, et pas seulement en
France: contrairement à ce que le XVIIIe et le XIXe siècle avaient pu espérer,
l’architecture du droit ne peut pas être en même temps une mécanique de
l’ordre. Law and Order: ce n’est pas
simplement la devise du conservatisme américain, c’est un monstre par
hybridation. Ceux qui se battent pour les droits de l’homme le savent bien.
Quant à ceux qui l’oublient, le livre de Philippe Boucher le leur rappellera.
Comme on dit lait ou citron, il faut dire la loi ou l’ordre. À nous de tirer de cette incompatibilité les leçons
pour l’avenir.
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