Comment peut-on être Persan? Ou
encore, comment accepter le cinémascope? Tel est bien le sentiment que ne me
donne pas seulement le refus, mais la moindre réserve. L’hypergonar aura à tout
le moins ce premier avantage: avoir enfin tracé une frontière précise entre
deux écoles, davantage, deux idées du cinéma, deux modes fondamentalement opposés
et irréductibles de l’aimer et le comprendre. Je ne vois qu’une différence,
mais d’importance: il ne s’agit plus de géographie, mais d’Histroie; tant
d’atermoiements seront vite balayés, avant d’aller rejoindre les nostalgies du
silence, les regrets du blanc-et-noir, et leurs auteurs avec, s’ils n’y
prennent garde.
Disons-le tout net:
l’apparition du cinémascope est un fait d’une autre importance que celle du
parlant, sur le plan esthétique s’entend: car le parlant ne faisait enfin que
confirmer un fait acquis, pallier une infirmité, prouver la vérité de Griffith,
Murnau, Stroheim contre, disons, Chaplin ou Eisenstein. Il faut être bien sourd
pour ne pas avoir la mémoire obsédée par le timbre vif et clair de Lillian
Gish, les intonations savantes dont Lil Dagover nuançait ses esquives devant
Tartuffe, les cris étranglés de Fay Wray; aux brillants causeurs du lady
Windermere de Lubitsch, il ne manquait que la parole, pas même, la voix.
Bien plus done que sur le coup
d’état du parlant, l’Histoire du Cinéma me semble toute entière s’infléchir sur
l’infiltration irrésistible de la couleur; de ce long progrès, le cinémascope
est d’abord le couronnement et la consécration; l’un et l’autre vont désormais
de pair, ils ont même but. Je ne veux prétendre l’énoncer en quelques mots;
mais ce n’est plus enfin du fantôme des choses que le cinéaste doit tirer
matière, mais de leurs apparences les plus vives et choquantes, il lui faut
composer avec ce qu’il y a en elles de plus concret, de plus pesant, et s’il
prétend, toujours uniques, les entraîner vers l’abstrait, ce ne sera aux dépens
de l’individuel et du singulier; c’en est fait, semble-t-iul, de toute velléité
d’algèbre syntaxique ou romanesque et, n’en déplaise aux pédants, le Cinéma n’est
décidément pas un langage.
N’en déplaise encore à
beaucoup, je ne puis éprouver devant l’écran du cinémascope quelque regret de
l’ancien écran, ni avoir même pour celui-ci la moindre pensée; mais déjà,
quelle nostalgie du cinémascope pendant l’habituel spectacle. Revoyant il y a
quelques jours L’Appât au premier rang d’une salle dont l’écran est cependant
de proportions fort acceptables, je ne cessai d’éprouver tout au long le
sentiment d’une étroitesse oppressante, de l’intolérable confiscation des
marges où l’air circule, des limites les plus artificielles que l’on puisse
impose à l’œil comme à l’esprit. Ce qui justifie d’abord le cinémascope, c’est
le désir que nous en avons, et qui ne se limite pas au seul rôle du spectateur.
Que l’amertume des critiques
soit d’ailleurs justifiée, nul n’en doute; ceux-ci se plaisent à revoir ce
qu’ils connaissent déjà; ils n’admettent de beauté que classée, la croient
alors classique, et passent le plus clair de leur temps à regretter ce qui
n’aura plus lieu: quel déchirement à la pensée de ne plus pouvoir encore une
fois se satisfaire de ces fastidieux gros plans, ces cadrages docilement soumis
aux lois du nombre d’or, tout ce dont la routine leur a donné l’illusion de
l’irremplaçable. Mais comment ne pas sentir s’enflammer l’imagination à l’idée
de ce qui n’est pas encore, mais nous est pronmis, au pressentiment de tout ce
qui peut advenir; ce gros plan dont nous
connaissions la moindre ruse, prédisions chaque inflexion, que peut-il lui
arriver que d’heureux dans ces nouveaux espcaes? L’art vit non obligatoirement
du nouveau, mais de la trouvaille; le plus rétif s’y voit maintenant obligé, et
le plus timide à l’audace.
Je ne veux prendre argument de mon
goût personnel, que par exemple ces nouvelles proportions m’imposent d’abord
l’idée de l’élégance, et que l’intelligence y est satisfaite autant que l’œil;
ni m’attarder à la description de l’attitude neuve offerte au spectateur, et je
ne vois guère cependant que l’on parle de l’essentiel, c’est-à-dire que
l’étendue du regard n’y soit pas aux dépen? De la proximité: l’hypergonar est
bien le triomphe du grand angulaire, encre des cinéastes de race. Mais puisque
le cinémascope est d’abord, dit-on communément, un problème de mise en scène,
eh bien, parlons mise en scène.
Que La Tunique ne soit pas un
fort bon film, je le veux bien (meilleur pourtant que tel film d’Alan Crossland
de 1927); s’il est permis de lui préférer certaines images documentaires, c’est
qu’il est dans la logique des choses que le génie de l’instrument éclate avant
celui des créatures: Lumière aura toujours plus de charmes que Méliès, l’emploi
brut de la découverte à son utilisation trop ingénieuse par les truqueurs; je
pense ici surtout à quelques plans de Negulesco que nous avions vu au Rex, et
qui semblaient accumuler les précautions rhétoriques pour justifier un procédé
dont l’évidence est le premier atout: précautions d’où naissent pour l’un la
suspicion, l’autre le pléonasme. Oui, je crois encore préférer, de ce point de
vue de la démonstration, l’absence totale de recherche et d’idées d’un Koster,
qui semble ne s’être guère embarrassé du cinémascope et prouver ainsi, sans le
vouloir sans doute, que tout y est effectivement possible; que dis-je,
possible: on voit ici comment une mise en scène conventionnelle jusqu’au
pastiche, et parfois stupide, acquiert par le seul jeu de l’hypergonar une
dimension supplémentaire, qui n’est pas que celle de la largeur, et somme toute
un certain style, encore ambigu et confus, mais indiscutable; que sera-ce quand
le simple talent s’en mêlera? Je vois mal ce qui, dans tout domaine que l’on
puisse imaginer, devrait être sacrifié au nouvel objectif, je vois mieux, me
semble-t-il, ce que chacune des virtualités de la mise en scène va gagner
d’efficacité, de beauté, de largeur véritable et toute spirituelle en même
temps que visible.
Car telle est la querelle: nos
critiques acceptent de reconnaître le procédé, mais veulent limiter les dégâts,
et sinon toujours le limiter au rang de curiosité ou d’attraction, qui
n’empiètent pas sur l’art (celui-ci étant de droit divin silencieux, étroit et
noir), le cantonner en certains genres définis et si j’ose dire, l’enfermer en
extérieurs (mais comment ne pas revoir La Corde sans y reconnaître d’abord la
plus géniale prescieuse du cinéma de demain?): ces discours ne sont point
neufs, mais deux ans plus tard tous les films parlaient, et la couleur n’est
plus qu’une question de mois; car les metteurs en scène décident, qui savent
seuls séparer ce qui accroît de ce qui limite leurs pouvoirs, et les critiques
suivent; on les voit même bientôt découvrir avec reconnaissance ce qui jaids
réclamait déjà la nouvelle technique. La Passion de Jeanne d’Arc de notre
époque est multiple; on ne tardera pas à constater que nos meilleurs films
récents, et sans doute tous les grands films de l’Histroie du Cinéma,
continnent l’appel ou la nostalgie du cinémascope, et que tant de panoramiques,
de travellings latéraux, l’étagement savant des personnages sur la surface de
l’écrabn (Le Carrosse d’or) avaient peut-être un sens, ne serait-ce que celui
de la largeur.
Non, je ne veux pas tenter de
décrire ce cinéma, non même de demain, mais de l’heure prochaine; je constate
un fait: cinémascope, triple écran d’Abel Gance, cinérama, qu’importe; voilà
bien toujours le même désir d’éclatement du cadre vétuste, et d’avantage
encore, du brusque épanouissement de l’écran comme d’une fleur de papier
japonaise plongée dans l’eau vive. La recherche de la profondeur est démodée:
voilà ce qui condamne le «relief» plus sûrement que toutes les imperfections
techniques; quels problèmes neufs celui-ci pourrait-il se flatter de proposer
aux metterus en scène d’ajourd’hui? Après tant d’années de mise en scène en
profondeur, quel renouvellemtn, quel défi? L’argent propose la douleur, le
parlant, mais qui les impose sinon le cinéaste qui veut relever le défi qu’ils
sont à son imagination, et se laisse prendre au jeu, découvrant malgré lui,
parfois, les nouvelles dimensions de son art. Léger critère que celui-ci du
défi? Mais qu’était la technique de la fresque à Michel Ange, celle de la fugue
à Bach sinon d’abord la question provocante qui impose la riposte et
l’invention (et je tais les multiple défis, de métier ou d’architecture,
subtils souvent jusqu’à pouvoir paraître puérils, que tout artiste s’impose à
soi-même au secret de son travail et qui devront être ignorés toujours du
public): oui, voilà bien l’élément fondamental de l’art; «l’étude du beau est un
duel».
L’Histoire de la mise en scène
se confond, semble-t-il, avec l’exploration forcenée de cet étroit couloir
d’espace qui se refermait jusqu’alors sur l’œil du cinéaste dès qu’il se
penchait sur l’œilleton (qu’était le plus large angulaire, devant l’impatience
de son regard, embrassant d’un éclair des paupières l’ampleur de la scène et de
l’espace?), mais aussi avec l’obsession, qui parcourt secrètement l’œuvre des
plus grands, d’un étalement, d’un éploiement de cette mise en scène, le désir
d’une perpendiculaire parfaite au regard du spectateur: de Naissance d’une
nation au Carrosse d’or, du Murnau de Tabou au Lang de Rancho Notorious, cette
utilisation extrême de la largeur de l’écran, des écarts des personnages, des
vides gonflés par la crainte ou le désir, comme des mouvements latéraux, me
semble, bien plus que la profondeur, la langue des metteurs en scène de race,
et le signe de la maturité et de la maîtrise: voyez metteurs en scène de race,
et le signe de la maturité et de la maîtrise: voyez comment Renoir passe de
Madame Bovary ou La Règle du jeu au Journal d’une femme de chambre et au
fleuve; si le Cinéma, suivant le mot de Bresson, est l’art des rapports, c’est
donc celui d’abord des affrontements, des regards, des distances et de leurs
variations, inappréciables avec précision en profondeur ou plus confuses.
L’utilisation de la profondeur, où un regard déformant impose aux protagonistes
un plus est un moins souvent arbitraires, que dominent la disproportion, les
démesures, la dérision, n’est-elle pas liée au sentiment de l’absurde, mais
celle de la largeur à l’intelligence, à l’équilibre, à la lucidité et, par la
franchise des rapports, à la morale? Voilà-t-il un aspect du conflit éternel du
baroque et du classicisme? Et la grande mise en scène, comme la grande
peinture, serait-elle plate, n’employant la profondeur que par encoches, non
par trouées?
L’avenir ouvre ces questions,
et d’autres plus liées à l’exercice quotidien du métier: faut-il attendre du
théâtre les leçcons d’un jeu dramatique étendu enfin à l’univers? Certes, mais
le cinéma ne saurait en même temps sans se perdre renoncer à la recherche d’une
écriture précise et très articulée, à l’obsession d’une figure abstraite,
qu’ignore le travail théâtral, soumis à la logique dramatique, l’explication
des situations, la démonstration de la scène. Qu’espérer de la grande peinture,
également commandée par la pompe murale et le théâtre, qu’un exemple d’audace?
Délivré du montage, sacrifié à la simple succession des prises,
fragments-de-Cinéma, et au jeu des ruptures, voilà donc enfin notre cinéma
contraint à la recherche de ses vrais problèmes.
J’exagère un peu: La Tunique
montre bien comment le cinémascope autorise tout, en même qu’on ne se préoccupe
pas du lui: Henry Koster echange de plan, règle des mouvements d’appareil
suivant sa routine, sans grand mécompte et rencontre même des hasards heureux,
des réussites inattendues; mille détails, mille ruses qui lasseront vite
prouvent pourtant qu’on ne saurait longtemps en rester là; il faudra aborder
enfin franchement la recherche d’une nouvelle largeur du geste et de
l’attitude: largeur du geste contemporain surtout, qui assumera sur ce fond
plat le relief. Le metteur en scène apprendra à revendiquer parfois toute la
surface de l’écran, la mobiliser de sa verve, y jouer un jeu multiple et serré,
ou à espacer au contraire les pôles du drame, et créer des zones de silence,
des surfaces de repos ou des hiatus provocants, des ruptures savantes; vite las
des chandeliers et de vases introduits aux côtés de l’image pour l’«équilibre»
des plans rapprochés, il découvrira la beauté des vides, des escapes ouverts et
libres où passe le vent, saura désencombrer l’image, n’avoir plus peur des
trous ni des déséquilibres et multipllier les fautes contre la plastique pour
obéir aux vérité du Cinéma.
Voilà qui ne saurait tarder: le
génie se distingue d’abord du talent par son empressement à employer le
nouveau, découvrir avec lui et dépasser son temps en inventant à partir de
celui-ci. L’Histoire du technicolour est pour nous celle de quelques films de
Jean Renoir, Alfred Hitchcock, Howard hawks ou Fritz Lang. ne nous plaignons
point: nous connaissons déjà une première utilisation géniale du cinémascope:
ce court métrage de Hawks sur une chanson de Marilyn, trois minutes de cinéma
total.
Depuis quarante ans, les
maîtres ont montré les voies; nous ne saurions renier leur exemple, mais
l’accomplir enfin. Oui, notre génération sera celle du cinémascope, celle des
metteurs en scène, enfin dignes de ce titre: mouvant sur la scène illimitée de
l’univers les créatures de notre esprit.
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