Rivette. Article. Cahiers du Cinéma. n.32. feb.1954. Entretien avec
Jacques Becker.
Il pouvait sembler que, d’entre
les meilleurs cinéastes français, Jacques Becker fut celui qui eut le moins à
pâtir de l’incompréhension. La diversité des opinions critiques devant Casque
d’Or et Rue de l’Estrapade [Cf. Cahiers du Cinéma, Jean Quéval, N.3, p.46, et
N.13, p.71; M. Dorsday, N.23, p.54, et L. Anderson, N.28, p.31.] conduit à
réviser cette opinion et met en lumière un phénomène assez rare: que chacun
tient sa liste des «bons Becker» et des moins bons, mais que ce n’est jamais la
même. En guise d’arbitrage, nous avons pensé qu’il serait judicieux d’obtenir
de Jacques Becker qu’il nous confie sa propre liste.
Ce n’est pas trop s’avancer que
discerner deux thèmes en son, œuvre: la comédie «à l’américaine» (deux ou trois
personnages: Falbalas, Antoine et Antoinette, Edouard et Caroline, Rue de
l’Estrapade) et l’histroie policière (la bande d’aventuriers, truands, etc...:
Dernier Atout, Casque d’Or, Touchez pas au grisbi, peut-être, Ali-Baba et les
quarante voleurs), Rendez-vous de Juillet empruntant à l’un et l’autre thème.
Mais qu’en pense Jacques Becker?
Je ne crois pas que l’on puisse
dire que j’aie deux sujets favoris; il s’est trouvé quej ‘ai traité en effet
des sujets qui peuvent s’apparenter à ces deux types que vous venez de définir:
l’aventure plus ou moins policière, et le film sentimental à partir d’un
couple. Mais au fond, quandj ‘ai eu à m’occuper d’un sujet, disons, un peu
sentimental, c’es tout naturellement que j’ai été amené à m’intéresser à des
héros qui formaient un couple, et un couple déjà fait. Ce point est très
important; j’ai toujours, ou presque (exception: Falbalas), aimé tourner des
histroies déjà commencées. Un couple? Parce que je connaissais le sujet.
Par contre, j’ai rarement été
mêlé à des aventures sentimentales ayant revêtu un tour frénétique et
difficile, et je n’ai jamais en envie d’en imaginer. En Réalité, je crois que
la plupart des hommes ont des aventures qui trouvent leur aboutissement assez
rapidement, et que c’est à partir de cet instant que la vraie aventure
commence: et cette aventure, c’est celle, disons bêtement, de la vie qui se
déroule, à partir de cet instant, entre les deux individus de sexe opposé en
question. Comme cela vait été mon cas, comme j’avais été amené également à considérer
les cas d’autres gens que je pouvais connaître, j’ai instinctivement travaillé
dans des directions qui m’étaient familières. D’ailleurs, c’est drôle, on
adopte immédiatement le ton interview radio;
c’est à cause de ces sacrés appareils [Cet entretien a été recueilli sur
magnétophone, et Jacques Becker a bien voulu en revoir la sténographie.], oui,
j’allais dire ceci: il est probable que j’ai une certaine peur des sujets
traitant d’aventures exceptionnelles; sans les rechercher, je ne voudrais pas
les fuir si elles se présentaient dans ma vie privée; mais au Cinéma, j’aurais
peur de les inventer de crainte qu’elles ne paraissent naïves et artificielles.
En général, d’ailleurs, je n’éprouve pas d’intérêt réel pour ce qui est
exceptionnel. Je n’ai jamis pu m’interesser énormément à des histoires dont les
héros sont des criminels; leur cas ne m’attire pas; j’aime bien voir ce genre
de films fait par d’autres, je recherche même la vision de ces films, mais je
n’ai pas envie de les faire moi-même. Pour ces raisons aussi (l’exceptionnel),
je ne m’intéresse pas au sadisme: le sadisme est un cas; les aventures
sentimentales excessives, dans le genre de celles qui sont arrivées aux héros
d’Emily Brontë, cela ne m’attire pas. Je n’aurais pas davantage été attiré, par
le héros du Maudit de Fritz Lang; vous voyez, c’est un exemple très typique.
Hitchcock? Je ne crois pas
qu’il soit tellement fasciné par l’exceptionnel, mais qu’il cherche à humaniser
[jargon scénario Becker = rendre vrai, plausible, vivant (Note de J. Becker.)],
d’une manière trop grande, le comportement de ses héros. J’ai lu, il y a
quelques années, un roman de Francis Iles, Préméditation; ce qui m’avait frappé
dans ce sujet, c’est que l’on participait très intimement au drame du héros
assassin, que l’on vivait en même temps
que lui ses angoisses, se espors, etc. Tous les autres personnages sont très
vrais, très représentatifs de ce que peut être une petite collectivité anglaise
dans un patelin du Surrey ou du Devonshire. Il aurait fallu que je tourne
Préméditation, j’aurais aimé le faire. On me l’aurait proposé, je l’aurais
sûrement fait. Si on m’avait proposé Le Maudit, j’aurais probablement été amené
à me récuser au bout de quinze jours, après avoir examiné l’affaire.
D’ailleurs, je ne suis pas du tout à mon aise dans ce genre-là: par exemple,
dans Falbalas, des qu’il s’est agi de montrer que Rouleau était fou, je me suis
mis à patauger lamentablement; ce côté-là de Falbalas est très suspect.
Si nous revenions à notre point
de départ.
Les bons et les mauvais Becker?
Mais quelle est votre hste?
Indicutablement, le film de
vous que nous préférons, c’est Casque d’Or.
Tant mieux.
Goupi Mains Rouges, par contre.
Groupi Mains Rouges m’a donné
beaucoup de mal, parce que cela était fait d’une manière, je ne dirais pas
économique, mais qui y ressemble quand même un peu; j’ai été obligé de tourner
une infinité de petits plans pour arriver à avoir des scènes, j’ai dû me
couvrir beaucoup parce que je n’étais pas tellement sûr de ce que j’étais en
train de faire; on n’est jamais sûr, certes, mais là, je ne l’étais pas du
tout; j’avais une peur épouvantable; avant que le montage ne soit tout à fait
terminé (à ce moment-là, d’ailleurs, je n’ai pas eu l’impression que c’était merveilleux,
mais j’ai pensé qu’en tout cas cela pourrait être projeté sans inconvénient
pour moi et le producteur), quand j’ai commencé à monter les séquences, j’étais
très inquiet parce que cela avait un côté décousu, et c’est d’ailleurs
paradoxalement le côté décousu de Goupi qui lui donne cet aspect très cousu.
Et un peu ficelle?
C’est parce qu’il y a des
ficelles; et il y a des ficelles dans beaucoup de scénarios, bien sûr; pourtant
le livre et Véry, qui est une œuvre sincère et vivante, n’en comportait si j’ai
bonne mémoire que très peu. Je crois que les ficelles se voient plus à l’écran
que dans les romans ou même les piècs de théâtre; le texte les camoufle.
Tandis qu’Antoine et Antoinette
fait plus sûr de soi, plus auteur.
C’est que j’avais appris un peu
mieux mon métier; et cela ne s’apprend pas comme ça. J’ai été étonné par le
travail de Bernard Borderie dans La Môme Vert-de-Gris; on y voit l’habileté de
quelqu’un qui aurait déjà fait pas mal de films, et pourtant c’est un très
jeune.
Mais il tournait autour de la
mise en scène depuis assez longtemps.
Je ne vous dis pas le
contraire, mais il y avait longtemps aussi que je tournais autour quand j’ai
fait Dernier Atout.
Puisque vous faites allusion à
votre apprentissage, quelle est la véritable «histoire» de L’Or du Cristobal?
C’est une histroie de fous; en
résumé, il s’est passé ceci; ne vous occupons pas du scénario. Le film a été
interrompu faute d’argent au bout de trois ou quatre semaines, puis repis par
une autre société qui a fait tourner les plans complémentaires nécessaires pour
que le film soit exploitable, en faisant raconter les scènes absentes par le
personnage que jouait Préjean. Celles que j’ai tournées sont à peu près in
extenso dans le film, mais non montées par moi; c’est tout juste si l’on n’a
pas laissé mes claquettes pour faire du métrage et avoir 2500 mètres. Je n’ai
jamis vu le résultat, mais je suis bien obligé de le renier absolument: le
travail d’un metteur en scène au montage ne consiste pas seulement à mettre des
scènes bout à bout. Il est probable que les gros plans du film ont été mis aux
mauvais endroits. Au moment de l’interruption, quand on ne savait pas si on
allait reprendre, Marguerite Renoir a fait une sorte de «bout à bout»; là
s’arrête strictement le travail de mon équipe de montage.
Dernier Atout est donc le
premier film que vous reconnaissez. C’est André des Fontaines, croyon-nous.
André des Fontaines est un ami
d’enfance: je l’ai rencontré alors qu’il avait douze ans et moi quatorze et
demi; il s’est trouvé que c’est moi qui l’ai fait rentrer dans le cinéma, quand
nous avons fait ensemble, lui comme producteur et moi comme metteur en scène,
Le Commissaire est bon enfant. Il travaillait dans la Maison Binet qui fabrique
des pistons, et l’a quittée pour prospecter des financiers en vue de constituer
une société qui s’appelait Les Films Obérons, et dans le cadre de laquelle
Pierre Prévert et moi avons fait des courts-métrages. Ensuite il a produit Le
Crime de Lange avec Renoir.
Et Le Commissaire est bon
enfant?
Le Commissaire est bon enfant est
exactement mon premier film; Pierre Prévert et moi avons fait la mise en scène
ensemble sur le plateau; nous n’avons jamais eu le temps de beaucoup nous
concerter, car le film durait une heure cinq, mais on l’a tourné en trois jours
et demi; c’est tout. Pour en revenir à Dernier Atout, lorsque nous sommes
revenus de captivité et que nous avons un peu flairé l’atmosphère, c’étaiot en
fin 41, nous avons pensé que cela plairait sans doute aux gens qui se
trouvaient privés de films américains, de voir un film d’aventures dont les
héros seraient des gangsters. Nous avons fabriqué l’histoire de toutes pièces,
avec Aubergé, avec Chavance, avec Griffe; nous avons un peu tous travaillé
dessus et construit un scénario dont l’action était située dans un pays imaginaire,
que nous placions idéalement en Amérique du Sud et qui ressemblait terriblement
à la Riviera, et pour cause.
C’est ensuite Goupi Mains
Rouges.
Lorsque je terminai le montage
de Dernier Atout, j’ai reçu la visite de Georges Rollin; nous sommes sortis
prendre un verre et il m’a dit qu’il devait tourner un film à partir du roman
de Véry, Goupi Mains Rouges; j’avais par hasard lu ce roman et, connaissant le
sujet, cela m’a intéresse de savoir qui allait faire le film; il m’apprit qu’il
n’y avait pas de metteur en scène choisi. J’avais alors le projet de faire un
second film avec Des Fontaines, qui avait confiance et, par une sorte de
réflexe de producteur bien compréhensible, voulait à tout force faire un suite
à Dernier Atout. J’ai eu extrêmement peur de me lancer dans une suite (je vous
parlais du petit Borderie, il n’a qu’une idée, c’est de faire un film un peu
différent parce qu’il a peur de se spécialiser). J’ai supplié Des Fontaines de
me rendre ma liberté, et comme c’est un vieux copain, il n’a pas hésité, il m’a
laissé partir et a fait pendant ce temps Adieu Léonard avec Pierre Prévert. Le
sujet de Goupi était matériellement difficile à réaliser, car il fallait
trouver le moyen d’imposer ces personnages-là aux spectateurs. Alors j’ai
beaucoup travaillé, je me suis donné un mal de chien et il s’est produit ce qui
arrive souvent en pareil cas, quand on se donne vraiment beaucoup de mal, on
finit par arriver quand même à un vague résultat.
Mais cette difficulté
n’était-elle pas due au fait que ce sujet était très extérieur à ce que vous
aviez envie de faire?
Oui, il n’y a pas de doute;
enfin, à partir du moment où j’ai admis le principle de tourner cela, je m’y
suis donné à fond; j’aurais à tourner demain La Dame aux Camélias, ce serait le
même chose. Ce n’était pas du tout un pensum, au contraire, j’espérais beaucoup
de ce film, précisément pour éviter de me voir coller au milieu du front une belle
étiquette «metteur en scène de films policiers».
C’est pour cela que tout de
suite après, je ne suis pas retombé dans le film policier, j’ai voulu faire un
film très différent, sur Paris et sur un milieu un peu frivole comme la couture
que je connaissais bien, puisque ma mère y a commencé sa vie.
J’étais vraiment poursuivi par
l’obsession d’être catalogué; et c’est une chose à laquelle j’ai prêté une
grande attention pendant très longtemps, jusqu’à ces tous derniers temps. J’ai
aidé très vaguement Annette Wademant dans l’élaboration d’Edonard et Caroline,
mais à ce moment je sentais déjà que ça ressemblerait à Antoine et Antoinette;
on m’a même reproché à l’époque une certaine absence de style, parce que je
changeais de sujet chaque fois; mais je le faisais exprès. Et j’avais tellement
raison que je suis maintenant le spécialiste de l’intimité, des couples, parce
qu’après Antoine et Antoinette j’ai fait Edouard et Caroline, et que l’on a
choisi un titre dans lequel il y avait également deux prénoms; si par hasard
Rue de l’Estrapade s’était appelé Henri et Françoise, cela aurait été effrayant,
les gens auraient crié leur mépris.
Et que pensez-vous de cette
autre étiquette: «cinéaste social»?
Je crois qu’il y a tout de même
une espèce de vérité. On a eu tort de croire tout crûment que j’avais cherche à
tout prix à être «social». Cette impression est causée par le fait que, dans
mes films, on s’intéresse en général d’assez près aux personnages. C’est le
côté un peu entomologiste que j’ai peut-être: ça se passe en France, je suis
français, je travaille sur des français, je regarde des français, je
m’intéresse aux français. Mais je m’intéresse aux personnages par un certain
nombre de côtés qui ne sont pas seulement ceux qui sont indispensables à la
compréhension de l’action. Max le Menteur, par exemple, dans le Grisbi, c’est
un monsieur qui aime aussi les disques et la musique, et l’on sent qu’il aime
peut-être aussi les voitures. Parce que les gens sont comme ça, au fond, vous
ne croyez pas? Je trouve qu’on est un peu trop fruste de façon générale, on ne
sait rien de.
Je ne sais pas pourquoi je
parle tout le temps de La Dame aux Camélias; c’est un film que j’ai vu récemment
et que je trouve remarquable, bien meilleur que ce qu’en a dit la critique;
quand j’ai relu certains articles après avoir vu le film, j’ai été indigné par
l’Injustice de quelques journalistes. Cependant, à cause de Dumas fils, que
Raymond Bernard a bien été forcé de respecter, personne ne sait au juste qui
est Marguerite Gauthier: on sait qu’elle aime Armand, mais on ignore le reste;
on ignore complètement sa vraie personnalité.
Plus que les intrigues, ce qui
vous intéresse, ce sont les individus?
Ce sont les personnages.
Je l’ai dit d’une manière très
rudimentaire dans un article qu’on m’a demandé un jour.
[«Je n’ai jamais voulu (exprès)
traiter un sujet. Jamais et dans aucun de mes films. Les sujets ne
m’intéressent pas en temps que sujets. L’histoire (l’anecdote, le conte)
m’importent un peu plus, mais ne me passionnent nullement. Je m’efforce de
raconter mon affaire le mieux que je puis, et c’est tout. Seuls les personnages
de mes histoires (et qui deviennet mes personnages) m’obsèdent vraiment au
point d’y penser sans cesse. Ils me passionnent comme je suis passionné par les
gens que je croise au hasard de mes journées et dont je suis curieux, au point
de me surprendre à lo??ner des inconnus, hommes ou femmes, avec une attention
gênante pour eux et qui tourne parfois à ma confusion. Lorsque je choisis un
acteur, en fonction d’un personnage donné, je ne m’attache pas à la vraisemblance
physique. Je m’efforce au contraire par haine du poncif (peut-être aussi par
goût malsa?n du paradoxe), de prendre le contrepied de la conception attendiue.
J’ai connu tant d’aristocrates qui avaient l’air (pas tous) de palefreniers, et
tellement de garçons du peuple qui ressemblaient à des princes, tant de
policiers à tête d’honnêtes gens, que je ne choisis plus jamais un bon gros
pour faire un bon gros. J’ai trop souvent remarqué qu’une face réjouie ne
servait qu’à masquer un méchant homme. La passion que je mets dans mes
marionnettes fait peut-être tout l’intérêt de mes films, s’ils en ont. Et si en
peignant mes personnages avec soin, je donne à certains l’illusions d’avoir
voulu peindre mon époque, tant mieux, et c’est flatteur, mais il s’agit bien là
d’une illusion, mes prétentions ne vont pas si lon.» Arts, 24 avril 1953.]
Dans cet article, il y a deux
ou trois phrases qui sont un peu trop simplettes, mais dans lesquelles, par une
sorte de révolte et de rage, j’ai voulu m’éngager à fond; cela ne va pas si
loin, mais il y a quand même fondamentalement une part de vérité dans le fait
que ce qui m’intéresse d’abord, ce sont les personnages; beaucoup plus que
l’histoire par exemple, ou que le milieu; on a dit: «Voilà un homme qui
s’intéresse au côté social des choses», alors que ce n’est pas cela. Dans
Falbalas, par exemple, c’est très net; je l’ai revu l’autre jour à la
télévision, cela m’a frappé; on a tout de même l’impression de savoir que le
personnage joué par Rouleau aime certaines choses plus que d’autres, on a
l’impression de le connaître un peu comme un membre de sa famille. En résumé,
je voudrais que le personnage continue à vivre en dehors de l’écran: entre les
scènes, ou avant le film.
Je me souviens d’une analyse
très savante, parue dans quelque revue de l’époque, du personnage de Micheline
Preste dans Falbalas, où le critique croyait discerner une conception nouvelle
du rôle de la jeune fille de Cinéma.
Il y avait un fond de vérité dans
ce que disait ce critique. L’époque de l’occupation a marqué le début d’une
certaine «émancipation» des jeunes filles de milieux aisés. Certaines se sont
mises à prendre un amant avant le mariage (c’est le cas du personnage de
Micheline Presle). Ce comportement n’existait depuis fort longtemps que chez
les jeunes filles de milieux plus modestes; moins riches, elles étaient plus
pures moralement et plus désintéressées. Je crois que maintenant, elles étaient
plus pures moralement et plus désintéressées. Je crois que maintenant, cette
évolution s’est poursuivie trop loin: maintenant les jeunes filles couchent trop
facilement.
Nous en venons ensuite à
Antoine et Antoinette.
J’ai rencontré un jour Louise
de Vilmorin chez des amis, et elle m’a dit: «J’ai un sujet pour vous. Ah, bon;
qu’est-ce que c’est? Voilà. Il s’agit d’un couple d’ouvriers, très sympathique,
très gentil, qui a une petite fille; ils s’aiment bien tous les trois, ainsi de
suite. Un jour, la femme gagne à la loterie, le mari va toucher le billet, le
perd et, ayant commis cette énorme bévue, n’ose plus rentrer chez lui et
disparaît de la vie de sa femme, qui se refait une autre vie avec un autre
homme. Il la retrouve quelques années plus tard et la petite fille les
réconcilie.».
J’ai brusquement pensé, en
réfléchissant après coup à cette histoire, qu’il y avait peut-être là un point
de départ pour faire un film avec des personnages appartenant à un milieu
parisien modeste; mais après un certain nombre de conversations avec Louise de
Vilmorin, j’ai pensé que nous étions tellement loin de compte qu’il valait
mieux que je lui pose carrément la question, de savoir si je pouvais me servir
de son idée.
Je me suis aperçu un jour qu’en
aucun cas le mari ne pouvait se comporter de cette manière terriblement
«russe», qui consistait à ne pas vouloir rentrer chez lui sous prétexte qu’il
avait égare un billet de loterie; il y avait à la base une invraisemblance
psychologique pour des français; cela aurait été le comportement d’un français.
J’ai donc supprimé la suite, et j’ai imaginé qu’il rentrait l’oreille très basse,
et ainsi de suite.
Cela a été un film amusant à
faire, mais pénible parce qu’on a tourné beaucoup de plans; c’est un film qui
m’intéresse beaucoup techniquement parce que c’est le plus découpé de tous ceux
que j’ai faits (je crois qu’il y a près de 1.250 collures).
J’ai été frappé au début de mes
travaux de mise en scène, quand j’ai fait des courts-métrages, par le danger
qu’il y avait à s’en remettre au tempo intérieur des plans sans se prémunir contre
cela; pour me couvrir, j’ai procédé d’une certaine manière, et Antoine et
Antoinette est en quelque sorte le maximum de ce que j’ai pu faire dans ce
domaine. Après cela, j’ai pu me permettre de prendre davantage de recul par
rapport à ce genre de technique, et de plus en plus, mais c’est très dangereux;
dans le Grisbi par exmple, je me rends compte que j’ai vraiment couru le
maximum de risques, à telle enseigne que cela me plonge parfois dans des
difficultés de montage considérables.
Il y a dans Antoine et
Antoinette une utilisation très poussée, presque systématique, de tous les
procédés d’enchaînement, de toutes les formes de la «ponctuation»
cinématographique.
C’est parce que Marguerite
Renoir et moi-même avons eu de très graves problèmes à résondre; on s’en est
tiré comme cela, mais on ne l’a pas fait
exprès.
En revoyant il y a quelques
jours Rendez-vous de Juillet, nous avons été surpris de voir comme ce film a su
bien vieillir; les reproches qu’il était inévitable de formuler à l’époque ont,
aujourd’hui, perdu toute leur raison d’être.
Rendez-vous de Juillet est un
film pour lequel j’ai personnellement une assez grande tendresse, et aussi pas
mal d’agacement, parce que c’est un film dans lequel j’ai pu réussir certaines
choses qui me plaisent, mais où j’ai raté un plus grand nombre de choses qui me
plaisaient au départ et me déplaisent maintenant parce que je les au ratées.
Beaucoup de choses, surtout
dans la conduite du récit: il y a dès maladresses, il y a beaucoup de passages
très pesants où j’y suis allé avec des sabots très gros et très lourds, alors
qu’il aurait fallu y aller avec des chaussons de danseuse étoile. Il y a une
scène qui me plaît dans ce film, c’est le moment où les deux garçons cherchent
les deux filles pour leur faire leurs adieux. Pas la scène de l’escalier, mais
à partir du moment où ils entrent dans l’appartement; cela de l’escalier, mais
à partir du moment où ils entrent dans l’appartement; cela me plaît jusqu’au
moment où Ronet s’en va en courant suivi par Brigitte Auber. Cette scène, un
peu emphatiquement dramatique, a été vraiment bien accompagnée par la musique
de Mezzrow que j’avais fait enregistrer avant de tourner le film.
Chacun s’est demandé, à l’époque,
si vous aviez en l’intention de faire un tableau de la jeunesse d’aujourd’hui,
ou de Saint-Germain-des-Près.
Il y a quand même de cela.
Saint-Germain-des-Près, non; jeunesse contemporaine, non; mais personnages que
j’ai connus, oui. Ce qui m’avait frappé, c’est que les gens allaient au
Lorientais pour écouter de la musique, même pas pour danser ni pour boire; ils
étaient debout et ils écoutaient d’une manière absolument désintéressée et très
sympathique. J’ai été ému par la rencontre que j’ai faite (cela paraît idiot)
de mon propre personnage, tel qu’il était probablement vingt ans avant, lorsque
moi-même j’avais découvert la même musique, c’est drôle, après une guerre; j’ai
découvert qu’après cette guerre, les gens découvraient la même musique (c’est
pourtant un style qui avait été abandonné entre-temps, et qui était repris à ce
moment-là) que celle qui m’avait révélé le jazz quand j’avais moi-même dix-huit
ans. Cela m’a touché, m’a obligé à les regarder d’assez près, à m’intéresser à
leurs visages, à les contempler même intérieurement; et peut-être me sius-je fait
une image exagérément romanesque d’un certain nommbre de personnages. C’est le
côté fleur bleue que l’on a par rapport à soi-même. Vous verrez cela quand vous
serez plus vieux, c’est un pliénomène très bizarre, on repense à sa jeunesse
(plus on s’en éloigne, plus on y repense) avec un attendrissement sans borne,
qui fait que les larmes vous viennent aux yeux presque toujours ... une espèce de
nostalgie de l’univers dans lequel on s’est trouvé plongé quand on était petit.
Le fait de ne pas connaître Saint-Germain-des-Prés a aidé beaucoup de gens à
aimer ce film sur le plan où j’aurais voulu qu’on l’laime. Faites l’effort
d’imagination, vous êtes français; imaginez que Rendez-vous de Juillet se passe
à Buenos-Aires, vous croiriez que ces personnages ont existé, et cela vous
toucherait.
Edouard et Caroline.
Edouard et Caroline a été écrit
et dialogué par Annette Wademant, qui a été amenée, par sa jeunesse, à
travailler dans une direction fraternellement semblable à la mienne. Je
l’assistais dans la fabrication du scénario; elle me disait qu’elle savait bien
comment finir, mais moi, j’avais très peur; je voyais les scènes s’ajouter,
s’allonger sans que rien de décisif n’arrive; je lui disais: «Là, nous avons
déjà 2000 mètres de film, et nous ne sommes pas à la moitié de l’histoire»; en
fait, nous savions bien où nous allions arriver, mais pas du tout comment.
Finalement, nous nous en sommes tirés par des raccourcis.
Le seul personnage que j’ai
fait parler moi-même de temps en temps est celui de Beauchamp (Jean Galland).
Quant à la Rue de l’Estrapade,
ce fut tout le contraire; nous savions bien comment finir, mais nullement par
où commencer; le personnage de Gélin est en effet inspiré d’une histoire
réellement arrivée, mais ce personnage n’apparaît qu’au milieu du film.
N’y a-t-il pas, entre le Gélin
de Rendez-vous de Juillet et celui-là de Rue de l’Estrapade, la différence de
l’imaginaire au réel?
C’est exact; lorsque je faisais
Rendez-vous de Juiller, je venais de rencontrer Annette Wademant; à ce moment,
elle n’a cessé de me chincaner, me disant que mon scénario était une sottise et
que ce n’était pas ça du tout; elle avait raison d’ailleurs.
Casque d’Or n’était-il pas un
projet assez ancien?
J’aurais dû faire ce film en
46; André Hakim avait déjà voulu le faire avant la guerre, avec Duvivier, Gabin
et un scénario de jeanson. Le projet a été abandonné, je ne sais plus pour
quelle raison; Hakim a voulu le reprendre avec Gabin en Amérique, puis cela ne
s’est pas fait. Finalement, lorsqu’André Hakim a repris à Paris la production
pour le compte de ses frères restés en Amérique, il m’a parlé de faire Casque
d’Or. Duvivier m’a dit: «Attention, je ne suis pas d’accord, cette histoire n’est
pas réglée du tout, etc.» Je me suis retiré et je les ai laissés se
débrouiller. Temps mort de plusieurs mois pour Casque d’Or, puis le projet fut
repris avec Yves Allégret, puis avec Clouzot, puis à nouveau abandonne; enfin,
Robert Hakim et Michel Safra l’ont repris. Quand j’ai su cela, comme j’étais en
rapport avec Safra, j’ai dit: «Après tout, on pourrait peut-être le faire»; il
m’a dit: «Attention, je ne peux pas mettre plus de quatre-vingts millions, et
même je ne les mettrai pas». Alors j’ai reconsidéré en son entier le scénario que
j’avais déjà fait en 46 avec Vitrac et Griffe, et je l’ai complètement
abadonné; je ne pouvais pas le tourner, c’était impossible; cela aurait coûté à
l’époque au moins 150 millions.
Mais quelles étaient les
principales différences?
Il y avait un bien plus grand
nombre de péripéties. Manda devenait une sorte de chef de bande malgré lui, au
lieu d’être un assassin malgré lui. On avait fait un très joli scénario, dans
lequel il y avait une idée qui était littéraire, mais efficace: l’homme qui lui
coupait la tête à la fin, Deibler, était l’ami de manda et se trouvait mêlé fortuitement
à sa vie; Manda ne savait pas que son ami était Deibler et Deibler ne savait
pas que manda était manda. Deibler habitait un petit pavillon en banlieue et
pêchait à la ligne. Au moment où le film commençait (c’était un peu facile, un
peu symbolique), Manda, déjà Reggiani dans mon esprit, sortait de prison; il
arrivait en vue d’une guinguette, à la chute du jour, sur les bords de la
Marne; il interpelait un pêcheur qui regagnait la rive après avoir enlevé ses
fiches et ses lignes, et lui demandait de le traverse. Arrivé à la guinguette,
il était amené à tuer un type et forcé de s’enrôler dans la bande à Leca. Il
finissait par quitter Leca parce qu’il était en butte aux assiduites de la
maîtresse de celui-ci, Casque d’Or, et fondait une autre bande qui devenait
rivale de celle de Leca; un jour, casque d’Or abandonnait Leca pour lui, et la
commençait vraiment leur grande histoire d’amour. Mais pendant ces péripéties,
de temps à autre, dans les périodes de répit, manda allait à la pêche à l’insu
de tout le monde, et y retrouvait l’ami en question, qui était Deibler, le
Debiler qui lui coupoait le cou à la fin. J’ai abandonné tout cela et n’ai
conservé que certains éléments de ce premier scénario qui m’étaient personnels,
à partir desquels j’ai fabriqué un nouveau scénario entièrement différent.
Quel est donc le rôle de
Companeez, qui le signe avec vous?
Pour vous dire la vérité, Companeez
n’a été mêlé au scénario de Casque d’Or qu’au stade de la rédaction du dernier
cinquième du film. Il m’a été très utile, je me suis trouvé absolument en panne
à un moment donné et je l’ai appelé à la rescousse .Je n’aime pas faire
travailler les gens sans qu’ils signent à mes côtés; certaines personnes ont
collaboré avec moit, mais ne m’ont servi à rien parce que nous ne voyions pas
le choses de la même manière, et je ne les ai pas fait signer parce que je
considérais que, malgré le temps passé, cela aurait été faux pour eux comme
pour moi. En ce qui concerne Companeez, cela n’a pas été le cas; il a travaillé
peu, mais ce qui a été décidé entre nous a été conservé: c’est lui qui a
notamment imaginé l’arrestation de Bussières machinée par Leca, pour aboutir à
la situation de manda se livrant aux flies pour faire libérer son ami.
Ce qui frappe dans Casque d’Or,
c’est la justesse de ton et le relif du jeu de tous les acteurs, jusqu’au
moindre figurant; le petit Billy, par exemple, est extraordinarie.
C’est un très bon acteur; c’est
un garçon qui s’appelle Emile Genevoix; il fut le Gavroche des Misérables.
Il semble qu’il y ait eu chez
vous une volonté très consciente de recréation, de réinvention des gestes de
l’époque: les gestes de Gaston Modot, les attitudes des danseurs.
Oui, il y a un côté très
avant-guerre 14 dans le comportement des gens, auquel j’ai fait très attention
d’un bout à l’autre. Même les acteurs qui n’avaient pas vécu plus de trente ou
quarante ans, du seul fait de se trouver plongés dans l’atmosphère, grâce aux
moustaches, car les gens jouaient derrière de vraies moustaches, retrouvaient
un peu des gestes, des attitudes, un comportement physique qu’ils avaient
observés chez leurs grands-parents lorsqu’ils étaient enfants. Ainsi la
démarche de Simone Signoret. Nous nous étions bien mis dans le coup.
Mais cet aspect «souvenir
d’enfance» ne se retrouve-t-il pas aussi dans le dialogue? Il y a beaucoup
d’intonations très écolières.
Il faut tenir compte du fait
que ce dialogue est terriblement linéaire, pour ne pas dire rudimentaire, qu’il
est extrêmement économique: Reggiani, par exemple, prononce en tout une
soixantaine de mots. Mais il n’est pas du tout improvisé: il a été dit comme il
avait été écrit.
Mais il avait été écrit.
En fonction de jeux de scène,
bien sûr. Comme j’écrivais en voyant les scènes, j’ai fait dire aux personnages
le minimum de choses nécessaires à la compréhension de la situation; c’est dans
la mesure où c’est écrit par un metteur en scène qu’il y a ce ton-là. Vous
comprenez? Un personnage entre, il y a deux types qui l’attendent, il fait le
geste de ressortir et dit: «Je reviens.» Il n’a pas besoin de dire autre chose:
«Je reviens.»: c’est fini. Jamais les «scénaristes-dialoguistes» n’auraient
l’idée de se contenter de cela; mais s’ils dialoguaient les scènes en les
découpant directement comme j’ai fait pour Casque d’Or, ils ne pourraient plus
prolonger à loisir le dialogue tel qu’ils aiment le faire. Quand on fait de la
mise en scène, on «dialogue» peu parce qu’on cherche à donner le plus de vie et
de vérité possible à la scène et au jeu; on est alors obligé de critiquer
constamment le texte jusque sur le plautau. Au studio, quand on sent
brusquement qu’une phrase sort mal de la bouche d’un acteur, il faut s’arranger
pour la lui refabriquer de manière à ce qu’elle sorte avec naturel.
Pour en revenir à Casque d’Or,
votre film semble avoir été plus apprécié en Angleterre.
Je crois que c’est le côté un
peu retenu de Casque d’Or qui plaît aux Anglais: ils aiment cette espèce de
reserve qu’il y a dans l’attitude de l’auteur en ce qui concerne le film; tout
le monde finit par avoir ce côté réservé, même les acteurs; c’est très curieux;
vous retrouverez cela dans le Grisbi, je vous le signale. En France, ce qui a
gêné les gens dans Casque d’Or, c’est la lenteur du tempo, l’absence de toute
ellipse, l’abandance des temps morts.
Oui, Casque d’Or est
remarquables par la dignité de tous les personnages, même les plus
«irréguliers».
J’en ai éprouvé le besoin. Au
fond, comprenez-vous, c’est la pègre vue sous une forme un peu sublimisée, telle
qu’on l’imagine à la lecture de certains récits, lorsque nous prêtons des
sentiments et des attitudes aux héros des récits en question. Je vous ai
rapporté la réflexion de Jean Wiener à propos du Grisbi: «C’est la majesté dans
la crapulerie».
Certains ont vu une version de
Casque d’Or dont la fin était tronquée.
A la suite d’une décision de la
commission de censure, le distributeur du film avait sans m’en avertir coupé
sur plusieurs copies des plans concernant la scène de la guillotine. Il a suffi
d’un intervention de ma part auprès des autorités compétentes pour obtenir que
ces plans soient maintenus. Cette histoire pourrait s’intituler: plus royaliste
que le roi. A ce propos, on peut regretter la terreur sacrée qu’inspiraient
parfois jadis les actions des metterus en scène, la comédie de prestige qu’ils
aimaient jouer; vous connaissez l’anecdote sur Gance au tournage de J’accuse:
il tenait lui-même le rôle du Christ en Croix; il s’était fait attacher sur la
croix; il avait fait évacuer le plateau et il était seul en face de la caméra;
à proximité de sa main droite, deux boutons: l’un déclenchait le moteur de la
caméra, l’autre appelait un assistant; cela dura tout un après-midi; de temps à
autre, un bonhomme risquait un œil par l’entrebâillement de la porte. On
raconte aussi d’innombrables histoires sur Sternberg: il regrettait en
Californie sa pluvieuse Autriche; aussi avait-il fait installer dans son jardin
une machine à faire pleuvoir; il recevait un visiteur: «Vous permettez?»; il
appuyait, comme Gance, sur un bouton et la pluie venait arroser le jardin. Ces
choses-là ne se font plus aujourd’hui. Avez-vous vu ce film américain récent,
c’est votre appereil qui m’y fait penser, où magnétophone joue un si grand
rôle?
Sudden Fear?
C’est cela; ce qui m’a plu dans
ce film, c’est que l’on croyait à la richesse de Joan Crawford et, je ne sais
si vous l’avez remarqué, c’est une chose très rare. Enfin, c’est un film auquel
j’ai marché. J’aime bien me laisser avoir par un confrère, et ne m’en rendre
compte qu’après la projection: tiens, il a fait comme cela, mais il m’a eu;
mais je n’aime pas qu’il m’adresse des clins d’œil. Par exemple, le «cadreur»
travaille trop souvent pour les autres cadreurs. C’est ce qui m’avait irrité d’abord
chez Orson Welles, mais ce n’est chez lui qu’un détail: j’ai aimé les Ambersons
après l’avoir vu, à la réflexion. Et Niagara, l’avez-vous vu? Le scénario est
idiot jusqu’à en être agressif, mais quel merveilleux boulot; Hathaway, lui,
sait ce qu’est un cadrage. J’ai beaucoup discuté avec lui en Ecosse; le mauvais
temps avait arrêté le tournage de Prince Vaillant; pendant trois jours, nous
avons bavardé au coin du feu; c’est un homme que son métier passionne, c’est le
technicien pur.
Peut-être un tel type de
cinéaste ne peut-il donner toute sa mesure qu’en Amérique; les seuls exemples
de films qui ne reposent que sur la perfection du travail, sont américains.
Oui. Ophüls a tourné à
Hollywood un film qui m’a passionné; c’était avec Joan Bennett. Les Désemparés,
c’est cela; c’était parfait. D’ailleurs, Ophüls est un type plein d’idées
j’esprère que vous avez aimé Le Plaisir; c’est à mon avis son meilleur film
récent; mais la critique ne lui pardonne pas le succès de la Ronde.
Vous êtes assez lié avec
Bresson.
C’est le metteur en scène
français, avec Cocteau, qui a le plus de goût; il ne se trompe jamais dans son
domaine esthétique. C’est d’ailleurs un esthète, mais il est tellement à l’aise
dans son style que ce style ne semble jamais «esthétique»: j’emploie ce mot
péjorativement. Oui, Cocteau a du talent et de l’intelligence à revendre. C’est
là son génie; le Cinéma ne semble jamais s’habituer.
Et que pensez-vous d’Hitchcock?
Il est très fort, il connaît
admirablement son métier, mais on voit trop qu’il le connaît; avec Renoir ça a
toujours l’air de tomber comme ça; je parle qu’Hitchcock n’a que rarement des
suprises en projections alors qu’avec Renoir, ce n’était que cela; «Tiens!
disait-il, c’est pas mal ça, et ça aussi», et ainsi de suite.
Nous constatons que vous êtes
resté un spectateur très assidu.
Si je vais au cinéma dix fois
moins qu’autrefois, j’y vais cependant dix fois plus que pas mal de mes
confrères (sauf certains qui voient absolument tous les films). Mais je n’aime
pas aller au cinéma de manière studieuse; nous nous bagarrons beaucoup, Annette
Wademani et moi, à cause de cela; j’adore les westerns; plus ils sont simples
et naïfs, voire rudimentaires, plus je les aime. Par contre, cela fait
longtemps que je n’ai vu un bom film policier; une tendance récente «Maigret
américain» me gâche tous ceux que j’ai vus ces derniers temps. J’aimerais bien
voir un jour dans un de ces films une crapule triomphante.
N’y a-t-il pas une
contre-partie? Car il serait impossible de taiter en France des sujets tels que
la corruption des politiciens, des fonctionnaires, etc.
C’est exact; ce n’est pas de
sitôt qu’on laissera faire en France un film sur la manière employée pour faire
avouer le vieux Dominici; on n’a même pas le droit de montrer un facteur qui accepte
de l’argent pour détourner une lettre.
Revenons à vous-même; nous
espérons beaucoup du Grisbi: nous nous attendon à une espèce de Casque d’Or
moderne.
Il y a un peu de cela; en tous
cas ce sera, si vous voulez, le contraire de La Môme Vert-deGris et des film de
ce genre; les personnages y sont plus fouillés que l’action. Il y a tellement de
gens qui ont lu le livre qu’il est à craindre que ceux-là ne soient déçus.
Et Simonin lui-même?
Pendant le travail d’adaption
de Griffe, lui et moi-même, c’est lui qui tenait le moins à respecter son
bouquin.
En tous cas, vous avez, je
pense, supprimé beaucoup d’argot?
Pas mal, il valait mieux éviter
les sous-titres.
Il ne nous reste plus qu’à vous
poser la question rituelle: quels sont vos projets, ou plutôt quel film
aimeriez-vous faire?
Il y a des jours où je crois
savoir ce que j’ai envie de faire, et d’autres où je ne m’en rends pas compte
du tout. Il y a deux choses que j’aurais envie de faire: certains jours, j’ai
envie de raconter une grande histroie d’amour, c’eat-à-dire de faire mes petits
Hauts de Hurlevent; soit à partir d’une œuvre déjà existante qui me frapperait
et me toucherait. J’aimerais aussi pouvoir faire une fois mon petit Flaherty,
parce que cela doit être très bien. Je vien du Maroc, par exemple, où j’ai été
dans un coin très fruste, où les gens sont très sympathiques; il y a dans le
sudmarocain de petits villages avec des échantillons humains étonnants, des
types qui, j’en suis persuadé, doivent être des acteurs-nés. Je n’ai qu’une
peur, c’est d’être complètement dégoûté du Maroc quand j’aurai terminé Ali-Baba
et les quarante voleurs; je ne sais pas jusqu’à quel point je vais tirer sur la
corde et m’interdire d’utiliser par la suite certaines choses dont je me serais
servi là; ou si je ne vais pas sournoisement mettre de côté ces choses-là, afin
de pouvoir m’en servir plus tard. Je voudrais, à partir d’un budget modeste, qu’on
me confie un opérateur, de la pellicule eastmancolour et aller tourner
tranquillement mon petit Nanouk marocain. Je voulais aussi faire un film avec
La Dame de Montsoreau; le côté Dumas père et Henri III m’a toujours passioné et
je crois que je pourrais faire quelque chose avec ces héros extraordinaries
qu’étaient les Mignons de Henri III, personnages un tiers pédérastes, un tiers
courtisans, un tiers duellistes un peu fous, avec cette sorte de courage
insensé que seuls peuvent avoir les pédérastes; car ces braves types se
livraient des combats incroyables.
Vous avez dit parfois que vous aimeriez
faire un film qui n’aurait ni début ni fin, et ne conterait pratiquement pas
d’histoire.
Je pensais surtout au film qui
ne s’embarrasserait pas au départ de la nécessité d’intéresser par une
intrigue, mais en dehors de l’intrigue ou même, malgré l’intrigue. Quand je
parle de ce film marocain, c’est à cela que je pense très exactement: je
voudrais me promener, noter un certain nombre de choses, et les exécuter
ensuite, en fonction de scénettes auxquelles j’aurais assisté, autour d’un
personnage central cependant, parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement.
Mais cette insouciance des lois
dramatiques, est-ce chez vous une volonté très précise?
Cela m’amuse plus que n’importe
quoi.
Propos recueillis par Rivette
et Truffaut.
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