Monday, March 17, 2014

Rivette. Article. Cahiers du Cinéma. n.34. avr1954. Entretien avec Jean Renoir.

  L’œuvre de Jean Renoir est maintenant trop vaste pour que nous prétendions la commenter toute entière en cet entretien: nous avons donc choisi d’interroger celui-ci sur la période la plus récente de sa vie, qui est aussi, paradoxalement, la moins bien connue. Les propos les plus contradictoires ont en effet circulé sur son séjour américain, et nous n’ignorons pas que de nombreuses interviews ont été publiées que notre entretien contredit formellement; précisons seulement que celui-ci bénéficie peut-être de l’impartialité du magnétophone, du fait aussi que nous n’éprouvions nul désir d’inciter Jean Renoir à désavouer aucun de ses films.
  En résumé, nous ne pouvions avoir d’autre ambition qu’essayer de prendre la suite du célèbre article du «Point», où Renoir résumait en décembre 1938 la première partie de son existence; et tout naturellement, notre première question abordait La Règle du Jeu.
  Il y avait très longtemps que j’avais envie de faire La Règle du Jeu, mais cette envie est devenue plus précise pendant que je tournais La Bête Humaine. Ce film, comme vous le savez, est tiré d’un roman de Zola, c’est essentiellement une œuvre naturaliste; j’ai été aussi fidèle que je l’ai pu à l’esprit du livre; je n’en ai pas suivi l’intrigue, mais j’ai toujours pensé qu’il valait mieux être fidèle à l’esprit d’une œuvre originale qu’à sa forme extérieure. D’ailleurs, j’avais eu de longues conversations avec Madame Leblond-Zola, et je n’ai rien fait sans être sûr de travailler dans un certain sens qui eut pu plaire à Zola. Cependant, je ne me suis pas cru tenu de suivre le trame du roman: j’ai pensé à certains ouvrages comme l’histoire du Vitrail, la Cathédrale, la Faute de l’Abbé Mouret ou la Joie de Vivre; j’ai pensé au côté poétique de Zola. [Rapprochons de ces propos ceux-ci recueillis en 1951 par André Bazin et Alexandre Astrue: Question, Lorsque vous lisez un livre pour l’adapter, savez-vous exactement où vous irez? Réponse: Non. On en voit des bouts, et lorsqu’on voit assez fort, on peut y aller. Ce qui m’a aidé à faire La Bête Humaine, ce sont les explications que donne le héros sur son atavisme; je me suis dit: ce n’est pas tellement beau, mais si un homme aussi beau que Gabin disait cela en extérieur, avec beaucoup d’horizon derrière, et peut-être avec du vent, cela pourrait prendre une certaine valeur. C’est la clé qui m’a aidé à faire ce film.] Mais enfin, les gens qui aiment bien Zola se sont déclarés satisfaits.
  Néanmoins, travailler à ce scénario m’a inspiré le désir de donner un coup de barre, et peut-être de m’évader assez complètement du naturalisme, pour essayer d’aborder un genre plus classique et plus poétique; le résultat de ces réflexions a été La Règle du Jeu.
  Comme on s’inspire toujours de quelque chose (il faut tout de même partir d’un point, même s’il ne reste rien de ce point dans l’œuvre définitive), pour m’aider à penser à La Règle du Jeu, j’ai relu assez attentivement marivaux et Musset, sans avoir l’idée d’en suivre même l’esprit. Je pense que ces lectures m’ont aidé à établir un style, à cheval sur un certain réalisme, pas extérieur, mais réalisme tout de même, et une certaine poésie; tout au moins, j’ai essayé.

  Un Bouquet de fleurs.
  On a dit que vous étiez parti d’une adaptation des «Caprices de Marianne».
  Non, je n’ai pas eu l’intention de faire une adaptation; disons que lire et relire les «Caprices de Marianne», que je considère comme la plus belle pièce de Musset, m’a beaucoup aidé; mais il est évident que cela n’a que des rapports bien lointains; c’est beaucoup plus pour la conception des personnages que pour la forme et l’intrigue, que ces auterus m’ont aidé.
  Vous avez écrit plusieurs états successifs de ce scénario; Jurrieu, par exemple, était chef d’orchestre dans une première version.
  Oui, bien sûr, mais cela, toujours. Cette pièce que j’écris maintenant [Orvet.], Je la récris pour la troisième fois, et même la quatrième; elle n’a plus aucun rapport avec mon premier jet, les personnages sont même d’identité différente.
  Mais vous avez également modifié La Règle du Jeu pendant le tournage?
  Sur le plateau? Oui, j’ai beaucoup improvisé: les acteurs sont aussi les auterus d’un film, et quand on se trouve en leur présence, ils apportent des réactions que l’on n’avait pas préveus; ces réactions sont très souvent bonnes, et on serait bien fou de ne pas en profiter.
  Et dans quel sens avez-vous modifié.
  Eh bien, les modifications qui sont apportées par mes contacts avec les acteurs, dans tous mes films, sont à peu près du même ordre. J’ai une certaine tendance à être un peu théorique dans le début de mes travaux: ce que je voudrais dire, je le dis un peu trop clairement, un peu comme un conférencier, et c’est extrêmement ennuyeux. Peu à peu (et le contact avec les acteurs m’y aidé énormément), j’essaie de m’approcher de la manière dont, dans la vie réelle, des personnages pourraient s’intégrer à leurs théories, tout en restant soumis aux mille impedimenta de la vie, aux mille petits théorique, que l’on ne peut jamais le rester; mais je commence toujours par être théorique. Je suis un peu dans le cas d’un homme qui est amoureux d’une femme et qui va la voir avec un bouquet de fleurs à la main; dans la rue il se répète le discours qu’il va lui tenir, et il fait un discours magnifique, avec des comparaison, en parlant de ses yeux, de sa voix, de sa beauté, et en se vatant lui-même, n’est-ce pas. Et puis, on arrive devant la femme, on tend le bouquet de fleurs et on dit tout à fait autre chose. Néanmois, d’avoir préparé le discours, cela aide tout de même un petit peu.
  Et la sincérité du dernier moment.
  Voilà. Il y a aussi une autre chose, c’est qu’il est extrêmement difficile d’être sincère quand on est tout seul; il y a des gens qui y parviennet, ce sont des gens extrêmement doués pour le métier d’écrivain; je suis beaucoup moins doué, et je ne peux réellement trouver ma propre expression définitive que grâce au contact avec les autres. Et je ne parle pas tellement de critiques, je parle surtout de cet espèce de jeu de balle, qui me semble nécessaire. Remarquez, c’est exactement ce qui se passe partout dans la vie; par exemple, en politique on voit des hommes d’État aller à une conférence, ils sont préparé des choses extrêmement «malines», ils oublient entièrement que de l’autre côté on a aussi préparé des choses extrêmement «malines»; et ils ne s’accordent jamais. Si des deux côtés on arrivait à cette conférence politique avec l’esprit que j’essaie de mettre dans mon travail, peut-être pourrait-on s’entendre.
  En somme, vous préparez votre travail avec l’idée tout abandonner sur le plateau.
  Oui, absolument; néanmois, je suis incapable d’improviser complètement, je ne sasurais pas travailler comme les grands pionniers, comme les grands types du début du Cinéma, comme Mack Sennet. Je suis souvent allé voir le petit studio de Mack Sennett, qui exsite toujours dans un vieux quartier, entre Los Angeles et Hollywood; ce n’est plus un studio, il y a des bureaux maintenant; j’ai parlé avec de vieux machinistes, de vieux électriciens qui ont travaillé à cette époque-là; j’ai rencontré aussi quelques vieux opérateurs: il y a par exemple un français qui s’appelle Lucien Andriot, qui a très bien connu cette époque-là; vous connaissez Lucien, il a fait L’Homme du Sud avec moi. Alors, le Père Mack Sennett convoquait tout le monde chaque matin, tous les types qui étaient payés au mois arrivaient, et il disait: «Qu’est-ce qu’on va faire ce matin?» Quelqu’un proposait: «On pourrait prendre un sergent de ville, le phoque, une bonne femme habillée en laitière, et on pourrait aller sur la plage.» Et puis on allait sur la plage, en chemin on réfléchissait, on tournait quelque chose, et c’était très bon. Il est évident que je ne saurais pas le faire; je suis obligé de savoir ce que je tournerai, mais le sachant, ce que je tourne se trouve devenir différent. Néanmois, cela n’est jamais différent en ce qui concerne les accessoires, le décor, et le sentiment général de la scène; c’est la forme qui change.

  La Prairie et les Peupliers
  Pour en revenir à La Règle du Jeu, n’avez-vous pas été surpris par le mauvais accueil du public?
  Eh bien, je ne m’en doutais pas, et je ne m’en doute jamais, pour une raison très simple: c’est que je me figure toujours que le film que je vais faire sera un film extrêmement commercial, qui ravira tous les exploitants et qui sera considéré comme assez banal; je fais tous mes efforts pour être le plus commercial que je le puis, et lorsque des aventures comme La Règle du Jeu m’arrivent, elles m’arrivent malgré moi. D’ailleurs je suis convaincu que c’est le cas constant, je suis convaincu que les théories suivent la pratique.
  Je vous ai dit tout à l’heure que je commençais par être trop théorique, et puis que la pratique, le contact avec la vie, modifiaient mon écriture complètement; c’est la vérité. Lorsque je dis que la théorie suit la pratique, je ne songe pas aux théories que les personnages auront à exprimer sur l’écran, et qui disparaissent peu à peu dans mon écriture finale; je pense à la théorie générale du film, les conclusions que l’on en peut tirer, la leçon, le message, générale du film, qu’il peut apporter; j’ai l’impression que ce message ne peut être vraiment grand que si l’on n’y a pas songé avant, que s’il est apparu peu à peu de lui-même, comme un certain effet de lumière surgit d’un paysage; mais on voit le paysage avant de voir l’effet de lumière. On se promène dans la campagne, on sait que l’on va arriver à tel endroit près d’une route et que, là, il y aura une prairie avec des peupliers; on voit la prairie et les peupliers, en imagination d’abord, ensuite on les voit vraiment, on s’arrête, on regarde; on voit d’abord une prairie et des peupliers; peu à peu, les émanations plus subtiles, les jeux de lumière, certains contrastes, certains rapports apparaissent, qui sont l’essentiel du paysage, qui sont bien plus importatns que la prairie et les peupliers, mais on ne les voit qu’après avoir vu la prairie et les peupliers. Il peut même arriver, et cela arrive chez beaucoup d’artistes, qu’ils oublient entièrement la prairie et les peupliers et ne gardent que les conséquences; c’est ce que l’on appelle l’art abstrait. En Réalité, je crois que tout grand art est abstrait; même s’il reste un peu de la prairie et des peupliers, il faut que cette prairie et ces peupliers soient assez modifiés pour que cela ne demeure pas une simple copie.
  Et vous avez ainsi découvert plus tard tout ce qui, dans La Règle du Jeu, faisait pressentir l’approche de la guerre.
  Ah, non, ça, j’y pensais, mais j’y pensais d’une façon extrêmement vague; je ne me disais pas: il faut absolument, dans ce film, exprimer ceci ou cela, parce que nous allon avoir la guerre; cependant, sachant que nous allions voir la guerre, en étant absolument convaincu, mon travail en était imprégné malgré moi; mais je n’établissais pas de relation entre l’état de guerre presque immédiat et les dialogues de mes personnages ou tel ou tel mots.

  Le Jeu compliqué du baroque italien
  Et votre film suivant fut en effet interrompu par la guerre. Mais pour quels motifs aviez-vous été tourner La Tosca en Italie?
  Eh bien, cela a correspondu à plusieurs choses: d’abord à une envie très grande de ma part de tourner en Italie; ensuite, au fait qu’on m’a demandé de tourner en Italie. Cela se passait avant la guerre, mais les gens se doutaient tout de même un peu de ce qui allait arriver, et beaucoup d’officiels en France désiraient que l’Italie reste neutre; il s’est trouvé que le Gouvernement italien, et même la famille de Mussolini, ont exprimé le souhait que j’aille en Italie; mon premier mouvement a été de refuser, et j’ai refusé; et on m’a dit: «Vous savez, le moment est un peu spécial, il faut oublier vos préférences personnelles, rendez-vous le service d’aller là-bas», non seulment pour tourner La Tosca, mais aussi pour donner quelques leçons de mise en scène au Centre Expérimental de Rome; ce que j’ai fait. Voilà donc la raison matérielle, pratique; la raison, si j’ose dire, intellectuelle, c’est la conséquence de La Règle du Jeu: vous savez, on ne songe pas à Marivaux sans songer à l’Italie; il ne faut pas oublier que marivaux a commencé par écrire pour une troupe italienne, que sa maîtresse était italienne, et qu’il est essentiellement un continuateur du théâtre italien: je crois qu’on peut le mettre dans le même panier que Goldoni. Ce travila sur La Règle du Jeu m’avait donc rapproché de l’italie d’une façcon fantastique, et j’avais envie de voir des statues baroques, de voir des anges sur des ponts, avec des vêtements et trop de plis, et des ailes avec trop de plumes; j’avais envie de cet espèce de jeu compliqué du baroque italien. Je dois dire que, plus tard, j’ai très vite compris que le baroque n’était pas l’essentiel de l’Italie; maintenant, je suis beaucoup plus attiré par les périodes antérieures, et même par ce qui précède le Quatrocento; et si l’on m’offrait de visiter un endroit en italie, je crois que je choisirais de retourner au Musée de Naples pour revoir les peintures grecques de Pompéi; oui, c’est encore cela que je me paierais. Mais à l’époque de La Tosca, je ne savais pas tout cela; je l’ai appris depuis.
  Vous n’avez tourné, je crois, que la première séquence, où le goût du baroque est flagrant?
  Oui, quelques galopades au début, quelques chevaux; je ne sais pas s’ils y sont, je n’ai jamais vu le film. Koch, mon camarade, qui était mon collaborateur et assistant, a tourné le film à ma place lorsque l’Italie est entrée en guerre; on m’a dit que le film suivait mon scénario d’une façon assez précise, et Koch me l’a dit lui-même.
  C’est en tout cas un très bon film.
  Ah oui? Tant mieux, cela prouve que je peux écrire des scénarios, cela me flatte beaucoup.

  La Façade de tournus
  Ne doit-on pas regretter que Koch n’ait jamais tourné d’autres films?
  Certainement. C’est un homme remarquable; c’est un des hommes les plus intelligents que je connaisse, au monde; il est venu au Cinéma d’une façon très curieuse: au lieu d’arriver par la technique, comme tant de gens (ce qui, à mon avis, crée toute une race de metterus en scène d’une grande banalité), il est arrivé au Cinéma par l’étude de l’Architecture médiévale. C’est un homme qui connaît l’Architecture médiévale comme personne; lorsque nous avons commencé à travailler ensemble, nous allions dans des églises. Ainsi je me rappelle la première fois où cela m’a étonné: c’était à Tournus qui, comme vous le savez, est une église romane; nous sommes arrivés, Koch a regardé la façade, il s’est orienté, il a dit: «Voyons, le Nord, le Sud; eh bien, je sais.» Il m’a dit tout ce qu’on allait trouver dans l’église; il connaissait le moindre chapiteau, tout, par cœur.
  Il était le mair de Lotte Reiniger.
  Oui, il l’est toujours d’ailleurs; j’espère bien aller les voir bientôt en Angleterre. Il travaille très difficilement, parce qu’il n’a pu, je crois, obtenir la permissions des syndicats anglais; c’est très malheureux de voir un homme qui possède le Cinéma dans sa main, et pas en théoricien, en homme qui a une grande culture et en homme pratique, c’est vraiment dommage de voir qu’il ne fait pas de films.
  Il était également votre collaborateur La Règle du Jeu.
  Oui, on a travaillé ensemble tout le temps; ce qui nous a séparé, c’est l’entrée en guerre de l’Italie; c’est cela qui, indirectement, m’a envoyé en Amérique.
  Nous en arrivons donc à l’essentiel de cet entretien: votre expérience américaine, dont nous aimerions vous entendre parler aussi longuement qu’il vous plaira.
  Remarquez, des tout ce que l’on a dit des grandes raison pour lesquelles il est difficile d’y travailler, pour une homme comme moi, pour un improvisateur. C’est que les grands studios ont des frais énormes, que les films y coûtent très cher, et qu’ils ne peuvent pas risquer tout cet argent sans avoir ce qu’ils appellent la sécurité; la sécurité, c’est le scénario, c’est le plain de travail; chaque détail d’un film est fixé à l’avance par une espèce de conseil d’administration dont font partie les personnages principaux du studio, ainsi que le producteur et le metteur en scène. Remarquez que si vous êtes éloquent, vous faites pratiquement ce que vous voulez comme metteur en scène; mais vous êtes oblige de le prévoir, vous êtes obligé de convaincre à l’avance les gens de ce que vous ferez, et cela, je ne sais pas le faire. Il m’est arrivé constamment, après avoir convaincu des gens qu’il fallait faire ceci ou cela, une fois sur le plateau, de trouver cela complètement idiot et d’avoir envie de faire autre chose. Autrement dit, ce que l’on dit de la Tyrannie des grands studios est quelquefois vrai, mais cela dépend des individus; personnellement, j’aurais pu y travailler sans être le moins du monde tyrannisé, d’une façon même extrêmement agréable, si j’avais le don de prévoir ce que je voudrai sur le plateau; je ne l’ai pas. D’ailleurs, lorsque j’ai décidé de quitter la Vingtièeme Century Fox après Swamp Water, cela s’est passé d’une façon extrêmement amicale; j’ai expliqué ce que je vous explique maintenant à Zanuck, et Zanuck m’a dit: «Evidemment, nous ne pouvons pas; nous sommes obligés de savoir où nous allons; nous regrettons beaucoup»; je luis ai dit: «Eh bien, soyez gentil, rompous mon contrat»; il m’a dit: «Mais bien sûr»; nous sommes les meilleurs amis du monde. Mais je pense que mon genre de travail ne cadre pas avec une grande administration; d’ailleurs je pense que mon genre de travail va disparaître, non seulement de Hollywood, mais du monde entier, parce que les films coûtent trop chers aujourd’hui; le prix d’un film est une chose insensée; c’est pourquoi je suis convaincu que des gens dans mon cas, et tout de même, il faut bien que ces gens-là fassent aussi des films, ne pourront travailler, peut-être, dans l’avenir, que dans le cadre d’un cinématographe moins cher, en noir et blanc, moins industriel, peut-être en 16mm, c’est possible.

  Picasso né en Chine
  Aviez-vous proposé vous-même le scénario de Swamp Water?
  Non, pas du tout. C’est Dudley Nichols qui l’avait écrit, peut-être un an auparavant, sous une forme d’ailleurs différente. Nichols, à ce moment-là, avait quitté Hollywood et il était dans l’est, dans le Conneticut, où il écrivait d’autres choses, mais pas pour le Cinéma. A mon arrivée, la Fox m’a donné à lire des quantités de scénarios eu me demandant de choisir celui que je voudrais tourner; j’en ai llu des tas, et tous, pour mon goût, étaient trop des copies d’histoires européennes. Or, je n’ai pas perdu la conviction qu’il est extrêmement difficile de faire des films qui ne soient pas liés à l’endroit où on les fait; je pense que l’origine de l’artiste n’a pas une importance extrême, mais. J’emploie très souvent la comparaison de l’École française de peinture, qui a tout de même été dans le monde un événement aussi important que la Renaissance italienne; or ily avait là des gens qui venaient de tous les pays possibles, c’étaient tout de même des gens qui peignaient français, et en contact étroit avec tout ce qui vient du sol français: Picasso est peut-être espagnol, il peint en France, c’est un peintre français, et s’il était né en Chine, il serait peintre français la même chose. C’est la raison pour laquelle, en tant que français, la Fox m’avait proposé des tas de films sur la France ou sur l’Europe en se disant: «Il connaît bien la France, il connaît bien l’Europe, il va faire des choses épatante»; mais je n’en voulais pas; finalement, je tombe sur cette histoire essentiellement américaine, et j’en ai été ravi; cela a d’ailleurs eu l’avantage de me mettre en relation avec Dudley Nichols, qui est resté un ami extraordinaire, je peux dire un frère, avec lequel je suis en correspondance et avec qui j’ai entrepris d’autres films qui ne se sont jamais faits. Je dois aussi à Swamp Water de m’avoir fait connaître l’Amérique, car il s’est produit ceci: cela se passe en Georgie, j’ai demandé à l’administration du studio: «Quand partons-nous en Georgie?» Ils ont été extrêmement étonnés; ils m’ont dit: «Vous croyez qu’on construit un studio qui vaut tant de millions, où l’on peut reproduire n’importe quoi, pour aller ensuite en Georgie? Nous allons vous faire la Georgie ici.» Je n’ai pas marché, j’ai protesté véhémentment; l’histoire est venue devant Zanuck, qui s’est tordu; il s’est dit: «Tout de même, ces français ont de drôles d’idées»; je lui ai dit: «J’ai de drôles d’idées, mais j’aime mieux vous dire que je préfère ne rien faire, que de faire ce film en studio; il me semble qu’en Georgei on trouvera tout au moins quelques extérieurs; je ne vous dis pas que nous ne devrions pas faire ici les intérieurs ou même quelques extérieurs qui ne sont pas typiques; le devant d’une maison, mon dieu, pourquoi ne pas le construire dans la cour du studio; mais tout ce qui exprime le caractère du paysage georgien, je veux le faire en Georgie.» Alors nous sommes allés en Georgie, et cela a été pour moi l’occasion de connaître ce marécage; et j’aime mieux vous dire que cela a été fort agréable et que je me suis bien amusé.

  Je suis un metteur en scène lent
  Il s’est produit une autre chose, c’est que ce film a mis plus de temps à se tourner que ne le prévoyait le devis; je devais le tourner, je ne sais pas, en quarante jours, et j’en étais peut-être déjà au quarante-cinquièeme jour, et nous étions loin de la terminaison du film. J’avais un opérateur extrêmement lent, mais ce n’étais pas de sa faute; c’était moi qui prenais mon temps pour tourner le film; un jour on a appelé l’opérateur pour lui faire de grands reproches sur sa lenteur; j’ai protesté: «Écoutez, ce n’est pas l’opérateur qui est lent, c’est moi; je suis lent, je suis un metteur en scène lent, et si vous ne voulez pas de metteur en scène lent, ne m’employez pas.» Cet opérateur d’ailleurs est devenu un ami très cher, il a été très content de cette attitude. [C’était Peverell Marley.] Il se produisait en effet ceci: j’avais refusé une histoire tirée d’un roman connu, j’avais refusé toute vedette, j’avais certes de très bons acteurs; il y avait Walter Huston; Dana Andrews était un stockboy, Anne Baxter était une stockgirl; Walter Brennan avait eu un Academy Award et était très connu; mais c’étaient des acteurs de caractère, c’étaient des seconds rôles, et à cette époque-là, la hiérarchie des stars était très sévère à Hollywood: un film coûtant tant devait présenter au public une vedette, jeune premier ou jeune première, de telle importance. Comme je l’avais refusé, mon film était tombé automatiquement dans une catégorie de films devant être faits avec seulement ant d’argent. Et les administrateurs du studio s’inquiétaient de voir un film sans noms coûter déjà plus qu’il n’était normal; on m’a donc demandé d’arrêter le tournage; j’ai cessé de tourner le film et je suis rentré chez moi; dans la nuit, j’ai reçu un coup de téléphone de Zanuck qui m’a dit: «Non, non, Jean; évidemment, c’est un jeu, mais je prends la responsabilité sur moi et j’ai expliqué au conseil d’administration que, malgré ces dépenses supplémentaires, vous continuerez ce film.» Alors je suis rentré tourner le lendemain matin; et j’ai été le bénéficiaire d’une manifestation qui m’a touché énormément et qui montre que les gens de Cinéma sont vraiment les mêmes dans tous les pays du monde et s’entendent bien: lorsque je suis arrivé au studio, à 9 heures exactement, qui était l’heure de tournage, j’ai trouvé toute l’équipe au milieu du plateau; les électriciens au lieu d’être à leurs lampes étaient en bas, l’opérateur, les acteurs, les figurants, tout ce monde était là d’une façcon extrêmement formelle, un peu comme si j’entrais à l’Élysée pour une visite au Président de la République, et quand j’ai ouvert la porte, ils m’ont tous applaudi; cela a été un grand applaudissement, et puis on a commencé le travail; c’était très agréable.
  Un autre opérateur, que j’ai eu dans le même film, était un garçcon très intéressant: Lucien Ballard est un indien américain, et comme beaucoup d’indien américains, il porte un nom français, parce que les français, au XVIIIe siècle, ont eu des contacts très étroits avec les indiens; beaucoup se sont établis dans des tribus ou des territoires indiensfrançais. Lucien Ballard était un être exquis; comme il gagnait bien sa vie, il essayait d’aider les indiens, qui sont souvent très malheureux dans les réserves; il m’a emmené une fois dans un réserve, où nous avons passé plusieurs jours avec des indiens Hopis, dans une école absolument charmante, d’où j’ai ramené des quantités d’aquarelles, faites par de petits indiens, qui représentaient à peu près toutes le Père Noël avec une barbe blanche.
  Swamp Water a eu un grand succès aux ÉtatsUnis.
  Oui; d’ailleurs, Zanuck me l’adit souvent plus tard; cette année-là, il y avait tout un programme, dont cinq ou six grands films avec de très grandes vedettes et des millions de dépenses, et Swamp Water a fait beaucoup plus d’argent que tous ces films-là; alors ils étaient très contents. Néanmoins, malgré ces bonnes relations, je n’ai pas repris mon travail à la Fox.

  Deanna, Koster, Saint-ex.
  On a dit que vous aviez commencé un film avec Deanna Durbin.
  Oui; en sortant de la Fox, on m’a proposé ce film à Universal; j’ai fait la connaissance de Deanna Durbin, qui m’a beaucoup plu; c’est une fille charmante, et à cette époque-là, elle était juste au passage de l’état de jeune fille à l’état de femme; elle venait de se marier, elle était particulièrement ravissante et j’étais très excité. La raison pour laquelle je n’ai pas terminé ce film, c’est que Deanna Durbin était la prisonnière du genre qui avait fait son succès; c’est un genre que j’admire beaucoup; il a été inventé par quelqu’un que vous connaissez bien, qui a vécu longtemps à Paris, qui est Henry Koster; Koster était d’abord scénariste et c’est lui qui avait amené l’idée des Trois Jeunes Filles à la page; c’était un film charmant, et il avait vraiment découvert pour Deanna Durbin un genre qui était extraordinaire; d’ailleurs, quand j’ai commencé ce film, je me suis fait projeter tons les Deanna Durbin, et j’aime mieux vous dire qu’il y en avait, et les film de Koster étaient évidemment très supérieurs aux autres. Mais enfin, je n’étais pas doué pour ce genre-là et il valait beaucoup mieux que le film soit terminé par des gens connaissant mieux ce métier que moi. Le succès de Deanna Durbin avait absolument sauvé Universal, qui était tout près de la faillite quand Koster était arrivé avec ses idées, avait fait tourner Deanna inconnue dans les Trois Jeunes Filles, et cela avait été immédiatement la fortune pour Universal; Deanna Durbin était donc devenue comme une valeur bancaire, et le scénario de ce film était donc devenue comme une valeur bancaire, et le scénario de ce film était encore une fois du type habituel. Remarquez, je vous le répète, je pouvais y introduire mon influence comme je le voulais; mais enfin, chaque décision était si grave, n’est-ce pas, un sourire et un coup d’œil en coin étaient l’objet d’une délibération de dix personnes autour d’un tapis vert; alors cela me semblait difficile de travailler avec autant de gravité.
  C’était un peu comme modifier les lois des mosaïques byzantines.
  Oui, c’est à peu près cela. Ensuite, j’ai voulu tourner Terre des Hommes; j’ai d’ailleurs conservé des conversations sur disques avec Saint-Exupéry, qui portent surtout sur des sujets littéraires. Nous voulions donc faire ce film, et nous avions établi, non pas un scénario, mais un projet, enfin nous avions trouvé un style, une formule pour faire Terre des Hommes; mais alors là, je n’ai trouvé personne qui s’y intéresse, malgré le succès du livre aux ÉtatsUnis. Je dois vous dire qu’il y a eu entre-temps un changement considérable; d’ailleurs Zanuck a beaucoup fait pour ce changement: c’est l’acceptation de tourner en extérieurs. Lorsque je suis arrivé à Hollywood, on tournait dans des extérieurs reconstruits; l’idée d’aller tourner sur place a pris corps avec la guerre; quand je voulais faire Terre des Hommes, on en était encore à la période de studio intensif; or, il fallait aller tourner ce film dans les lieux décrits dans le livre, et je crois que c’est la grande raison qui a éloigné les gens de ce projet.

  Un Homme extraordinaire.
  C’est alors que vous avez entrepris This land is mine, qui est une production indépendante.
  C’est une production indépendante distribuée par R.K.O.; mais remarquez que le mot indépendant est une des nombreuses étiquette que l’on attribue aux cinquante façons différentes de faire des films à Hollywood. Ce film était indépendant dans ce sens que le studio nous laissait la paix la plus entière, à Nichols et à moi-même, mais c’était une finance R.K.O. et une distribution R.K.O.; et nous étions responsables, vis-à-vis du studio, du budget du film, de ses dépenses et de ses résultats. Je dois dire d’ailleurs qu’à cette époque, R.K.O. était dirigé par Charlie Korner, qui était un homme extraordinaire; il est malheureusement mort et je l’ai terriblement regretté; si Korner n’était pas mort, je crois que j’aurais fait vingt productions à R.K.O.; j’aurais travaillé toute ma vie à R.K.O. parce que c’était un homme compréhensif: c’était un homme qui connaissait très bien le marché cinématographique, très bien l’exploitation, mais qui tout de même admettait qu’on puisse faire des essais; d’ailleurs, les gens qui l’avaient précédé à R.K.O. étaient aussi des gens assez extraordinaires: ils ont quand même permis des expériences comme Citizen Kane, qui n’eut été possible dans aucun autre studio. R.K.O. a véritablement été le centre du vrai Cinéma de Hollywood pendant les derniéres années, jusqu’à la mort de Korner, c’est-à-dire en 1946; Korner est mort pendant La Femme sur la Plage, que j’ai terminé avec une direction provisoire du studio.
  Vous avez réalisé This land is mine en collaboration étroite avec Dudley Nichols?
  Très étroite; nous avons écrit le scénario ensemble, complètement, c’est-à-dire que nous nous sommes enfermés dans une petite chambre, lui, ma femme qui nous aidait, et moi-même, et nous avons tout composé, tout fait ensemble. À ce moment-là, Nichols ne pensait pas à la mise en scène, c’est moi qui l’y ai fait penser; il y a d’ailleurs renoncé de nouveau; mais à cette époque, il ne voulait pas se mêler de la prise de vue; sur le plateau, j’étais donc seul; cependant, en ce qui concerne l’écriture du scénario, ainsi que les discussions avec les décorateurs, c’est notre collaboration complète. D’ailleurs, comme décorateur, j’avais amené Lourié, de France, avec moi.
  On remarque dans ce film un style assez différent de celui de vos autres films américains.
  Avec peut-être plus de contre-champs, moins de scènes tournées d’un coup? Eh bien, je vais vous dire: ce film est un film bizarre, et si l’on vent en parler, il faut penser à l’époque à laquelle il a été tourné; il a été tourné à une époque où beaucoup d’américains se laissaient influencer par une certaine propagande tendant à représenter toute la France comme extrêrement collaboratrice. Ce film, que l’on a eu tort de présenter en France, je l’ai fait uniquement pour l’Amérique, pour suggérer aux américains que la vie quotidienne dans un pays occupé n’était pas aussi facile que certains pouvaient le penser. Je dois dire que les résultats ont été extraordinaires, et je m’en félicite; non seulement le film a cu une très belle carrière, mais j’ai reçu des lettres d’approbation et de nombreuses manifestations d’affection et d’estime pour la France; je pense que le film a rempli son but. Néanmois, comme ce film était un peu de propagande, j’ai horreur du mot propagande, mais enfin, enfin, il voulait convaincre de quelque chose; j’ai donc pensé qu’il fallait être prudent et pouvoir modifier le montage. D’habitude je suis très sûr de mon montage sur le plateau et je prends tous les risques; c’est encore une des causes de mon divorce avec les grands studios, car la base de leur méthode, c’est qu’on ne doit pas prendre de risques; or, personnellement, j’aime mieux prendre des risques: si je sais que je dois me jeter à l’eau et que je me noie si je ne m’en sors pas, si je sais que je ne peux pas m’en tirer ensuite par des trucs au montage, j’ai impression que ma scène est mieux tournée. Or dans les grands studios, et toujours pour des raisons de dépenses: quand un produit coûte cher, on veut être sûr qu’il conviendra au client, le seule méthode est celle de la sécurité; et à cause de cela, il faut des plans, des contre-plans, des plans d’ensemble, des plans moyens, de façcon à pouvoir presque, avec quelques retakes, refaire un autre film si cela ne colle pas au montage; or, je n’ai jamais fait cela. Je l’ai fait dans This land is mine, parce que la partie qui se jouait était trop grave; il me semblait que j’étais un peu responsable. Vous savez, beaucoup de français aux États-Unis pendant cette guerre se livraient à des discours patriotiques absolument incompréhensibles, tout à fait confidentiells et même quelquefois un peu agressifs; et j'avais l’impression que ce n’était pas la vraie façon de présenter notre pays; ma responsabilité était donc assez grande, et j’ai acquis l’état d’esprit d’un grand studio qui veut être prudent, mais pour d’autres raisons; et j’ai vraiment cadré le film, et je l’ai découpé comme un film commercial, pour pouvoir au besoin le modifier au montage, et doser, par des previews, les effets sur un public que je voulais convaincre.
  En voyant This land is mine, nous avons irrésistiblement pensé aux «Contes du Lundi» de Daudet, et particulièrement à «La Dernière Classe».
  J’y ai pensé. Écoutez; ma première idée, quand j’ai quitté la France, était de faire un film sur un exode d’enfants de Paris vers le Midi. En Réalité, je pensais à Jeux Interdits, mais sans l’histoire du cimetière, bien sûr; et puis, j’ai pensé que, des enfants que l’on ferait jouer, cela ne serait pas bien à l’étranger; il fallait faire jouer des enfants français en français; un film sur cette situation devait donc être fait par des acteurs français; un film sur cette situation devait donc être fait par des acteurs affirmés, pouvant traduire artistiquement, c’est-à-dire artificellement, certains sentiments à l’usage d’un public américain. Alors, j’en ai parlé souvent avec Charles Laughton qui est un de mes bons amis, nous nous voyons constamment, est c’est en vous reracontant le conte de Daudet qu’un jourj ‘ai eu l’idée de cette histoire, que j’ai écrite.
  Cela prouve en tout cas l’efficacité de Daudet à travers les époques.
  Oui,  c’est étonnant.
  On vous attribue également la paternité d’un court-métrage, Salute to France, que nous n’avons d’ailleurs jamais vu.
  Écoutez, Salut à la France ne peut pas m’être attribué; dans ma vie, j’ai fait des quantités de films, plus ou moins de propagande, pour aider des causes diverses, ou, très souvent, pour aider des groupes de techniciens, qui se trouvaient être mes camarades et avoir travaillé dans mes films, et qui me disaient: «On fait tel film, venez donc nous donner un coup de main». Pour le Salut à la France, quelques camarades travaillaient à l’Office de War Information à New York, Burgess Meredith par exemple, ou Philip Dunne, qui est maintenant un scénariste très connu, c’est lui qui a fait La Tunique, n’est-ce pas. Ils m’ont dit «Vous devriez venir à l’Office de War Information pour nous aider à faire un film à l’usage des troupes américaines, pour leur expliquer qu’en France, on boit du vin, qu’on fait ceci, qu’on fait cela, de façon à éviter des conflits (inévitables d’ailleurs), enfin pour expliquer un peu ce que sont les français aux américains qui vont débarquer.» J’ai donc reçu une invitation officielle de l’Office de War Information; j’ai pensé que je ne pouvais pas dire non, que c’était ma façon de payer mon écot au Gouvernement américain et au Gouvernement français; je suis allé là et j’ai participé à un film, mais je n’ai pas fait ce film; dans ce film, il y a un peu de moi, mais très peu.

  Le Plus grand metteur en scène au monde.
  Nous en arrivons donc à l’Homme du Sud, qui marque, je le suppose, le début des productions indépendantes.
  C’est cela; l’idée du Southerner m’a été donnée par Robert Hakim; un jour celui-ci m’a apporté un scénario qui était, enfin qui n’était pas très bon, qui était surtout le scénario type pour grand studio; et il m’a dit: «Je voudrais tourner ce film avec un très petit budget»; or, j’ai lu le scénario, cela n’était tournable qu’avec des millions. Je le lui ai dit, et il en a été convaincu, mais j’ai ajouté: «Il y a tout de même des choses épatantes dans cette histoire, je voudrais bien lire le livre» (car c’était déjà une adaptation); il m’a donne apporté le livre, qui est un livre charmant; c’est une suite d’histoire dourtes; qui se passent dans le Texas, écrites par un type qui s’appelle Cessionsperry, sur des personnages comme ceux qu’il y a dans le Southerner, des histoires d’ailleurs beaucoup plus variées; on pourrait faire dix films comme cela avec ce livre. Et après l’avoir lu, j’ai dit à Hakim: «Cela m’intéresse à la condition que je puisse oublier le premier scénario, et en écrire un autre.» Il s’est trouvé que Hakim a proposé le Southerner à un autre producteur, qui était David Loew; et cela a été pour moi l’occasion de devenir l’ami de ce personnage tout à fait extraordinaire; c’est vraiment un type épatant, qui a été extrêmement courageux; j’ai donc écrit un scénario, ce scénario lui a plu, il m’a dit: «C’est entendu, on marche»; je lui ai dit: «Je vous préviens, je modifierai pendant le tournage»; il m’a dit: «Très bien»; je lui ai dit: «D’ailleurs, soyez donc là; comme cela, quand je modifierai, on en discutera ensemble»; il m’a dit: «Mais ça m’intéresse beaucoup»; il a très bien compris ma façcon de travailler. Mais lorsque le scénario a été présenté aux deux stars du film, celles-ci, qui étaient habituées à des scénarios extrêmement différents, ont été très nettes; c’étaient des gens qui me couvraient de fleurs, qui m’adoraient, qui disaient: «Ah. Jean, le plus grand metteur en scène au monde», etc. Mais quand j’ai présenté mon scénario, les compliments se sont transformés en critiques et elles ont dit: «Nous ne sommes pas forcées de tourner un scénario comme cela, nous refusons.» Alors David Loew leur a dit: «C’est très bien, vous refusez; moi, cela m’est complètement égal; avec Jean nous allons choisir des acteurs»; et nous avons choisi, de nouveau, des acteurs pas connus, et nous avons commencé une aventure complète. Le film devait être distribué par United Artists, mais United Artists a dit à David Loew: «Nous ne pouvons pas le distribuer parce que vous nous avez promis un film avec des stars; il n’y en a pas; alors vous pourrez le garder pour vous.» David Loew leur a dit: «C’est très bien; j’ai des intérêts assez forts dans une trentaine de films que vous distribuez, je vais tous les donner à Columbia»; alors United Artists a dit: «Eh bien, nous allons prendre le Southerner». C’est un film que j’ai fait en complète liberté, et c’était, dès le départ, un film assez ambitieux; remarquez que c’était un film plus ambitieux à Hollywood qu’ici, parce qu’on avait déjà raconté en France des histoires de ce genre, et on en racontera encore; mais à ce moment-là, c’était la guerre en Amérique, et il y avait une sorte de mot d’ordre, suivant lequel Hollywood devait représenter les États-Unis d’une façon assez glorieuse dans le monde; d’ailleurs le film n’a pas été présenté en Europe, il est arrivé en France beaucoup plus tard, et un peu par raccrocs; United Artists haïssait le film; comme on les avait forcés de le prendre, ils l’ont très mal sorti; le film a tout de même fini par faire de l’argent; je le sais parce que j’avais un intérêt sur les bénéfices, et j’ai vu de l’argent; donc c’est qu’il y a eu des bénéfices; d’ailleurs, à l’heure actuelle, le film appartient à David Loew et à moi-même; et en ce moment-ci, nous commençons à le sortir à la Télévision.

  Florence, pise et ravenne.
  Peut-être nous trompons-nous, mais il nous semble que L’Homme du Sud marque le début d’une certaine évolution de votre conception du Cinéma.
  Ce n’est pas une idée fausse, c’est une idée extrêmement juste; et pour une raison très simple, c’est que c’était la fin de la guerre; la Libération est arrivée pendant que je tournais le Journal d’une Femme de chambre, que j’ai commencé quelques semaines après le Southerner; et tont de suite, des idées différentes me sont venues. Cette guerre a été considérée par beaucoup comme une guerre, comme simplement une guerre; mais c’est beaucoup plus qu’une guerre, c’est une révolution considérable, c’est un remaniement, d’ailleurs absolument incontrôlé, du monde. Je pense que les gens vont se trouver regroupés beaucoup plus par civilisations que par nations; je ne veux pas dire que les nations disparaîtront; les nations existaient au Moyen Âge, elle étaient plus nombreuses; il y avait Florence, Pise et Ravenne, au lieu de l’Italie; mais les citoyens de Ravenne, de Pise ou de Florence étaient, avant tout, les partis d’une civilisation, qui était la civilisation chrétienne de l’Ouest; c’étaient les Chrétiens romains, et ceux-ci représentaient certaines idées qui étaient la continuation des idées des grecs, modifiées surtout par le début du Moyen Âge, les divisions entre nations étaient plus faibles que les divisions par intérêts, par professions, par tendances intellectuelles; il est parfaitement évident qu’un clerc, un monsieur dont la profession était d’être instruit, d’essayer d’apprendre, n’était pas un intellectuel italien ou français, c’était un intellectuel qui appartenait à la grande civilisation occidentale; et ce clerc était à son aise aussi bien à l’Université de Bolonge, qu’à celle de Caen ou celle d’Oxford. La première grande œuvre française que nous connaissions, il y en a peut-être eu d’autre qui ne nous sont pas parvenues, la seule version donc que nous connaissions de la Chanson de Roland (celle qui a été mise en français moderne par Bédier) a été écrite à Oxford; elle aurait pu être écrite à Milan la même chose. Il y avait donc, à l’intérieur de l’Occident, une sorte d’internationale des intérêts intellectuels; il y avait aussi des internationales d’autre intérêts: un tonnelier était un tonnelier appartenant à ce monde occidental, il était tonnelier aussi bien à Nuremberg qu’à Bordeaux, et il voyageait, d’ailleurs à pied, allant de Nuremberg à Bordeaux, et descendant ensuite en Sicile. J’ai l’impression que cette espèce d’interpénétration nous attend; personnellement, j’y  crois foncièrement. Cela ne m’empêche pas de croire encore plus fortement aux influences locales, même encore plus qu’aux influences nationales; je crois que c’est une erreur de faire, par exemple, en Provence, parce que le temps y est plus beau, un film qui devrait se passer à Paris; il faut faire en Provence des films provençaux, et à Paris des films parisiens. Je le répète, et nous en avons la preuve même après le Moyen Âge, je pense que l’origine des artiste travaillant à une œuvre n’a qu’une importance secondaire; car le sol est tellement fort qu’il crée une naturalisation, non pas en quelques années, mais en quelques semaines: Benvenuto Cellini, travaillant à Fontainebleau, ou Léonard de Vinci, sont évidemment restés des italiens, ils sont restés Benvenuto Cellini et Léonard de Vinci; néanmois, il y a dans leurs œuvres faites pour les rois de France un petit quelque choise qui en fait des œuvres françaises. J’ai l’impression que nous allons retrouver cette espèce d’internationale, en tout cas dans certains métiers; celle-ci d’ailleurs, disons-le, n’a jamais cessé, malgré les mots, dans beaucoup de métiers; et c’était plutôt une espèce de volonté arbitraire qui tendait à séparer les gens. Maintenant, je ne sais pas si c’est à déplorer ou pas à déplorer; personnellement, j’ai l’impression que je me sentirais assez à mon asie dans un monde divisé comme cela; remarquez, je suis probablement le seul à penser ainsi en ce moment, parce que, pratiquement, jamais les Nationalismes n’ont été aussi exacerbés; les petits détails, les choses les plus secondaires, prennent brusquement l’importance d’un drapeau agité. J’ai l’impression que, précisément, ces manifestations un peu ridicules sont les dernières d’un Nationalisme expirant, et que nous trouverons des groupements du monde, je ne dis pas qu’il y aura Un Monde, comme disait Monsieur Wilkie, mais qu’en tous cas, les mondes que nous connaîtrons seron probablement plus grands, plus vastes, plus larges que le monde de notre enface, qui se limitait absolument à nos frontières. Je me souviens, étant gosse (et je vous assure qu’à cette époque-là c’était beaucoup plus étroit que quand nous étiez jeunes vous-mêmes), lorsque j’allais à l’école communale de mon village en Bourgogne, nous ne pensions pas qu’au delà des frontières il puisse y avoir quoi que ce soit qui méritât d’être connu; et d’ailleurs, nous naturalisions tout, avec une bonne foi absolue: j’étais par exemle convaincu, jusqu’à l’âge d’au moins douze ans, que Mozart était français, simplement parce que j’avais vu des reproductions de gravures le représentant jouant du clavecin devant Marie-Antoinette; et j’en avais conclu que, puisqu’il jouait du clavecin à Versailles, il était français.

  Les Complices.
  Alors j’ai l’impression que, si nous pensons comme cela, si nous pensons en temps que citoyen du cinématographe, avant que de penser en citoyen de telle ou telle nation, cela va modifier de plus en plus notre approche vers le cinématographe. Cela va peut-être aussi nous permettre de faire un certain cinématographe à l’usage d’un certain public, d’un public de spécialistes; et je pense que ce cinématographe sera meilleur, et sera possible parce qu’il sera montré dans plusieurs pays, donc arrivera à payer le coût du négatif, non pas par les grandes foules dans un endroit, mais par de peittes foules dans plusieurs endroits; et je le souhaite vivement, parce que j’ai la conviction que le cinématographe est un art plus secret que les arts soi-disant secrets. On croit que la Peinture, c’est secret, mais le Cinéma, c’est beaucoup plus secret; on croit que le Cinéma, c’est fair pour les 6000 personnes du Gaumont-Palace, ce n’est pas vrai; c’est fait pour trois personnes parmi ces 6000 personnes. J’avais trouvé un mot pour les amateurs de Cinéma, c’était le mot aficionados; je me souviens d’une course de taureaux, il y a fort longtemps; je ne connaissais rien aux courses de taureaux, et j’étais là, avec les gens qui étaient tous très contents; et ces gens entraient dans des délires d’enthousiasme lorsque le toreador faisait un petit mouvement, également vers la droite, qui me semblait le même, et tout le monde l’engueulait; c’était moi qui avais tort: j’avais tort d’aller à une course de taureaux sans connaître la règle du jeu; il faut toujours connaître la règle du jeu. La même chose m’arrive; j’ai des cousins en Amérique, qui viennet du Nord Dakota; dans le Nord Dakota, tout le monde patine, étant donné que pendant six mois de l’année la neige tombe horizontalement au lieu de verticalement, tellement il y en a; il fait froid, tout est gelé, et ce sont tuos de très bons patineurs. Chaque fois que mes cousins me rencontrent, ils m’emmènent à une iceshow; ils m’emmènent voir des dames qui sont sur des patins et qui font des tas de trucs; et c’est la même chose: de temps en temps, on voit une dame qui fait un tourbillon très impressionnant; j’applaudis, et puis mon applaudissement se ralentit en voyant les regards sévères de mes cousins fixés sur moi, parce que, paraît-il, ce n’était pas bon du tout; mais je n’en sais rien. Eh bien, le Cinéma, au fond, c’est comme cela. Et tous les métiers sont faits, écoutez, non seulement pour des aficionados, mais pour des complices; en Réalité, il faut des complices; il faut des confrères. D’ailleurs, vous avez entendu parler de Banres; sa théorie était très simple: les qualités, les dons ou l’Éducation qui font un peintre, sont les même que les dons, l’Éducation et les qualités qui font l’amateur de peinture; autrement dit, our aimer un tableau, il faut être un peintre en puissance, sinon on ne peut pas l’aimer; et en Réalité, pour aimer un film, il faut être un cinéaste en puissance; il faut se dire: mais moi, j’aurais fait comme ci, j’aurais fait comme ça; il faut soi-même faire des films, peut-être seulement dans son imagination, mais il faut les faire, sinon, on n’est pas digne d’aller au cinéma.

  Aristote et Platon.
  Cette idée du monde dont je vous ai parlé, m’a donc incité à voyager; elle m’a incité à aller aux Indes, elle m’a donné la conviction que, si je peux m’appliquer avec amour aux faits et gestes d’un pêcheur sur le Gange, je peux aussi peut-être quoiqu’étranger, m’identifer à lui par le fait que je suis un homme de Cinéma, et que je suis le frère de l’homme de Cinéma qui travaille à Calcutta, et qu’il n’y a pas de raison que je ne parles pas du Gange comme lui.
  Vous recherchez, nous semble-t-il, une plus grande concision, une plus grande densité.
  C’est cela, une plus grande densité dans le local absolu; j’essaie en ce moment d’oublier les idées, les formules et les théories, mais j’essaie, en même temps, de m’identifier à la seule chose qui demeure vraiment solide après tous les bouleversements, les catastrophes et les stupidités auxquels nous avons assisté; et cette chose, c’est tout de même notre civilisation. Dieu sait si j’adore l’Indie, si j’admire l’Hindouisme; je connais un pue la Religion hindoue, qui est une chose passionnante à étudier; néanmois je pense que si je veux travailler proprement, iil vaut mieux que je lise Aristote et Platon, et que je suive la filière de tous les gens qui sont dans mon cas, seraient-ils à Washington, à Oxford, à Palerme ou à Lyon, c’est-à-dire la filière de la civilisation grecque, en passant par la civilisation chrétienne.
  En somme, vous cherchez un certain Classicisme?
  Exactement.

  Avec une entière liberté.
  Votre film suivant, le Journal d’une femme de chambre, a été assez mal accueilli en France.
  Très mal.
  Pour notre part, nous l’aimons beaucoup, peut-être même le préférons-nous à la Règle du Jeu.
  Remarquez que, moi, j’en sui très fier. Oh, vous savez ce que je vous demanderai? Puisque vous pensez ainsi, un jour, si cela ne vous fait rien, rencontrons-nous et envoyons ensemble un petit mot à Paulette Goddard; cela lui fera plaisir parce que c’est aussi son opinion; elle aime beaucoup ce film.
  Il s’agissait dun assez vieux projet.
  C’est un très vieux projet, qui s’est trouvé entièrement modifié, étant donné que je l’ai réalisé au commencement de cette période où je voyais les scènes d’une façcon plus concentrée, plus théâtrale, avec moins de champs et de contrechamps; je voyais les scènes plutôt comme de petits groupements ajoutés les uns aux autres. Mon premier projet avait été du temps du muet, je le concevais, à cette époque-là, d’une façon extrêmement romantique, très Nana.
  Les scènes d’office de Nana, en effet.
  Écoutez, chacun porte en soit tout ce qu’il fera lui-même plus tard, et puis, cela se modifie tout le temps; il est évident qu’aucun de nous ne savons ce que nous ferons demain, mais il est probable qu’un observateur plus malin que nous-évident qu’aucun de nous ne savons ce que nous ferons demain, mais il est probable qu’un observateur plus malin que nous-mêmes le verrait en nous; cela y est certainement en puissance. J’ai donc repris ce projet, parce que j’avais très envie de faire un film avec Paulette Goddard; et en Réalité, je cherchais un rôle pour Paulette Goddard, et j’ai pensé qu’elle serait très bien dans Célestine; c’est la seule raison. C’était une production indépendante; Burgess Meredith, quelques amis, moi-même, nous étions un petit groupe d’associés; Benedict Bogeaus a trouvé l’argent; c’était le propriétaire d’un studio indépendant qui fonctionne comme les studios en France, c’est-à-dire qui loue à des producteurs particuliers ses emplacements, et qui n’a même pas le son; le son, on le loue à côté, à Western Electric. C’est un studio sur le modèle des anciens studios de Hollywood; c’est d’ailleurs un très vieux studio, charmant, qui s’appelle General Service; Bogeaus en était donc le propriétaire, et il avait des relations qui lui ont permis de trouver une petite somme initiale et les emprunts bancaires nécessaires à faire ce film. C’est également un film que j’ai tourné avec une entière liberté, et en improvisant beaucoup.
  On a pourtant beaucoup dit en France, il y a quelques années: «Jean Renoir n’a pas pu faire ce qu’il voulait, il a été brimé».
  Non, pas du tout; ce film est bon ou il est mauvais, mais s’il est mauvais, j’en suis le seul responsable. Remarquez que j’y ai subi des influences; je suis l’homme qui subit le plus d’influences au monde; parce que les gens vous disent: «Tu as peut-être tort de faire ça, pourquoi le fais-tu?»; et puis, mon dieu, on se dit: ils sont peut-être raison; et on se méfie. Il est évident que l’on peut subir de bonnes ou de mauvaises influences, mais cela dans tout film; fearit-on un film comme Chaplin avec son propre argent, c’est-à-dire sans aucune concession à aucun intérêt au monde, on subit tout de même des influecnes. Maix je le répète, j’ai toujours fait ce que j’ai voulu à Hollywood, et si j’ai fait des erreurs à Hollywood, j’aurais fait les mêmes à Paris.
  Le scène finale du lynchage a été, croyons-nous, entièrement improvisée sur le plateau.
  Elle est évidemment improvisée, elle n’était pas du tout dans le scénario; mais ce n’est pas la seule, il y en a des quantités.
  Vous recherchez, semble-t-il, dans ce film, un paroxysme croissant. Vous y tentez, comme on dit, d’aller jusqu’au bout.
  Oui, bien sûr; et puis cela m’intéressait de faire travailler dans ce sens-là, une actrice qui, dans ses autres films, ne le faisait pas et que j’aime bien; c’est une camarade extraordinaire pour travailler, c’est vraiment une bonne collaboratrice, alors cela m’intéressait de la pousser dans ce sens. J’avais aussi un très grand désir de faire des scènes, qui soient presque des sketches, de ne pas les développer, de les simplifier à l’extrême; des sketches, c’est-à-dire des croquis.

  Preview à Santa Barbara.
  C’est enfin La Femme sur la plage, film où vous avez rencontré, dit-on, quelques difficultés.
  C’est toute une aventure; c’est un film que j’ai fait à la demande d’une amie à moi, qui est Joan Bennett; elle m’a dit: «On me demande de faire un film à la R.K.O., j’ai deux ou trois scénarios, venez donc le faire avec moi.» R.K.O. me le demandait aussi; j’avais été très heureux dans ce studio et j’étais content d’y retourner. Au début, le producteur de ce film devait être Val Lewton. Je vous dis quelques mots de Val Lewton, parce que c’est un personnage extrêmement intéressant; malheureusement il est mort, il y a déjà plusieurs années; c’est un des premiers, peut-être le premier, qui ait eu l’idée de faire des films ne coûtant pas cher, avec des budgets de B pictures, mais avec certains ambitions, avec des scénarios de qualité, racontant des histoires plus relevées que d’habitude; ne croyez pas que je méprise les B pictures; en principe je les aime mieux que les grand films psychologiques et prétentieux, ils sont beaucoup plus amusants; quand par hasard je vais au cinéma en Amérique, je vais voir des B pictures. D’abord, ils sont l’expression de la grande qualité technique de Hollywood; parce que, pour faire un bon western en une semaine, comme on le fait à Monogram, le commancer le lundi et le terminer le samedi, croyez-moi, cela demande des qualités technique extraordinaries; et les histoires policières se font avec la même rapidité. Je crois aussi que les B pictures sont souvent meilleurs que les films importants parce qu’ils sont faits tellement vite que le réalisateur a évidemment toue liberté; on n’a pas le temps de le surveiller. Val Lewton avait donc présenté à R.K.O. un programme de films ne coûtant pas cher, mais racontant des histoires un peu plus ambitieuses; j’en cite un, qui a été une réussite, qu’il a fait avec le fils de Tourneur, et dont Simone Simon était la vedette: c’était Cat People; c’était une très bonne histoire et un très bon film. Alors, Val Lewton, très gentiment, m’a aidé à commencer La Femme sur la Plage, et puis il a eu d’autres projets, qui étaient plus conformes à son programme, et qui l’intéressaient sans doute davantage, de sorte que je suis resté seul; et j’ai été pratiquement mon propre producteur pratiques; en Réalité, j’ai été absolument responsable de La Femme sur la Plage, personne n’est intervenu, on m’a laissé faire exactement ce que je voulais; jamais même je n’ai tourné un film avec un scénario aussi peu écrit et aussi improvisé sur le plateau. J’en ai profité pour tenter quelque chose dont j’avais envie depuis longtemps: un film basé sur ce que l’on appellerait aujourd’hui le sexe, et que l’on appelait peut-être déjà le sexe à ce moment-là; enfin, on en parlait moins, mais envisagé d’un point de une purement physique; je voulais essayer de conter une histoire d’amour dans laquelle les motifs d’attraction entre les différentes parties étaient purement physiques, une histoire dans laquelle le sentiment n’interviendrait pas du tout. Je l’ai fait et j’en étais très content; c’était un film peut-être un peu lent, mais avec des scènes assez appuyées, et qui était admirablement; joué par Robert Ryan, que vous connaissez, vous l’avez vu depuis dans le SetUp de Wise et dans beaucoup de films; c’était son premier rôle important, et Joan Bennett, qui a été admirable. Donc, à R.K.O., la direction du studio, les acteurs, moi-même, nous étions tous très contents du film, mais nous avions quelques doutes sur sa réception par le public; alors, d’un commun accord, nous avons décidé de faire des previews, et nous en avions fait, notamment une à Santa-Barbara devant un public de très jeunes gens, en majorité des étudiants de l’école; et ils ont très mal pris le film, cela ne les a pas intéressés du tout; j’ai en l’impression que ma manière de présenter ces questions sentimentales sans sentiment les choquait, ou peut-être cela ne correspondait-il pas à ce dont ils avaient l’habitude; en tout cas, le film a été extrêmement mal accueilli et nous sommes rentrés au studio assez déprimés. Vous savez, une preview, c’est une épreuve épouvantable; on est assis dans la salle et c’est exactement comme si on vous enfonçait des quantités de petits coupos de couteau partout dans le corps; je dois avouer que je suis revenu de cette preview très découragé et que j’ai été le premier à conseiller des coupures et des changements dans le film. Le film avait coûté assez cher, parce que pour arriver à ce style assez différent, j’avais dû travailler lentement; Joan Bennett s’était très gentiment prêtée presque à un changement de personnalité; je lui avais même demandé de changer sa voix, j’avais travaillé pour en baisser le registre; elle avait une voix assez aiguë et, dans ce film, elle aune voix assez basse; tout cela avait pris du temps, donc de l’argent, et j’ai été le premier à craindre une catastrophe financière pour le film, à me sentir responsable et à m’affoler; et le studio très gentiment m’a dit: «Bon, on va faire des changements, mais c’est vous qui les ferez»; alors j’ai demandé la collaboration d’un écrivain pour ne pas être seul, pour avoir quelqu’un avec qui discuter et se renvoyer la balle; en même temps, très gentiment, le mari de Joan Bennett, Walter Wanger, est venu lui aussi voir des projections et me donner son point de vue; enfin, il m’a semblé à ce moment-là que je n’avais pas le droit d’assumer seul la responsabilité du lancement de ce film. Je crois d’ailleurs que j’avais tort, et que ce petit mouvement de crainte n’a pas fait de bien au film. J’ai donc retourné de nombreuses scènes, en étant prudent, c’est-à-dire environ un tiers du film, soit essentiellement les scènes entre Joan Bennett et Robert Ryan; et j’ai sorti un film qui, je crois, n’était ni chair ni poisson, qui influencer par cette preview à Santa Barbara, qui avait été décisive; j’avais en peur brusquement de perdre le contact avec le public, et j’ai fianché. Mais une fois de plus, les personnes qui critiquement ce film ne doivent pas critiquer les influences que j’ai subies; c’est moi-même qui suis responsable de ces changements comme j’avais été auparavant responsable du film. En Réalité, je pense que j’ai tenté là quelque chose qui aurait été bon aujourd’hui; si je tournais La Femme sur la Plage maintenant, en Amérique, avec les idées que j’avais quand je l’ai tourné, je crois que cels marcherait; j’ai peur d’avoir anticipé sur l’état d’esprit du public.

  La Péché en haute mer.
  Vous nous disiez que vous recherchiez un certain style.
  Quand je dis style, le mot est ambitieux; mon dieu, ce que je cherchais, c’était, sans employer de mot précis, à suggérer un état physiquement amoureux très grand chez mes personnages, et à le suggérer avec d’autre mots, avec des mots d’une grande banalité, par exemple, avec des souvenirs; ainsi, Joan Bennett racontait des souvenirs de son enfance, et parlait d’un certain professeur italien qui lui apprenait la musique, et ces souvenirs, très banaux, étaient dits de telle façon qu’ils suggéraient un grand désir commun de la part de Joan Bennett et de Bob Ryan. Alors, n’est-ce pas, ces choses-là sont assez difficiles à jouer, assez difficiles à exprimer, et cela prenait du temps. Autre chose, c’est un genre de film qui demande des expressions très faciles à lire par le public, et cela demande beaucoup de gros plans; et les gros plans prennent du temps au cinéma et coûtent cher.
  Il y a, par exemple, la scène de la cigarette, dont je serais, pour ma part, bien incapable de dire ce qui la fait si remarquable.
  Probablement à cause de la qualité des acteurs dans ces gros plans; c’est une scène également dans laquelle la conversation n’a aucun rapport avec l’action intérieure; la conversation, dans cette scène que vous citez, est à propos de la pêche en haute mer; dieu sait si tous les gens qui sont là se fichent de la pêche en haute mer, mais ils parlent de la pêche en haute mer, alors que la seule question qui est dans le crâne du nouvel invité, de l’homme qui a très envie de Joan Bennett, est: «Est-ce que cet homme est aveugle, ou est-ce qu’il n’est pas aveugle»; c’est tout, mais on ne le dit pas.

  N.35. mai1954.
  Ajoutez quelques maharadjas.
  Après La Femme sur la Plage, j’étais dans un état de grande confusion; je me rendais compte que ce film n’avait pas touché le public comme je l’aurais souhaité, et j’ai eu des quantités de projets; ainsi, j’avais fondé une petite compagnie avec quelques amis, que j’appelais le FilmGroup, et je voulais essayer de tourner, avec un très petit budget, des pièces de théâtre classiques; j’avais envie de m’appuyer dans une espèce de renouveau cinématographique, sur certaines jeunes troupes théâtrales qui, à ce moment-là, avaient beaucoup de succès à Hollywood, un succès non pas financier, mais un très grand succès à Hollywood, un succès non pas financier, mais un très grand succès d’estime. D’ailleurs, ces entreprises théâtrales ont été très précieuses en Amérique, il y en a eu beaucoup: le «Circle» notamment s’était installé au premier étage d’une ancienne maison et, comme ils n’avaient pas de scène ils avaient mis le public autour des acteurs, comme dans un cirque miniature. Ces différentes troupes travaillaient ferme et leurs acteurs, leurs participants, étaient souvent très intéressants. J’avais donc l’idée, avec de nombreuses répétitions et en me basant sur des classiques ou sur des œuvres modérnes de qualité, d’essayer de créer une espèce de cinématographe classique américain; je dois dire que je n’ai pas réussi, et pour une simple raison: c’est que les crédits bancaires commençaient à se faire plus difficiles et que, cette entreprise étant nouvelle, les banques américaines étaient moins disposées à marcher qu’elles ne l’auraient été un an auparavant, quand les recettes étaient très grandes pour tous les films; je ne sais pas si je vous ai cité ce mot de mon ami Charles Korner, qui me disait un jour, en hochant la tête douloureusement: «Jean, en ce moment-là, tous les film font de l’argent, même les bons.» On n’en était plus là. Alors, voyant que cela ne marcherait pas, j’ai commencé à avoir d’autres idées; et un jour, par hasard, dans la rubrique des livres du New Yorker, je lis une critique sur un livre d’un auteur anglais, une femme, Rumer Godden, et le nom de ce livre était The River; et le critique disant à peu près ceci: qu’au point de vue du langage, en tout cas, c’était sans doute un des meilleurs romans écrits en anglais pendant les cinquante dernières années; et ils ajoutait que, probablement, celui-ci ne ferait pas un sou auprès du public. C’était assez excitant pour que j’achète le livre; je suis allé tout de suite chez un libraire, je l’ai acheté, je l’ai lu; et, l’ayant lu, j’ai été convaincu qu’il y avait là un sujet cinématographique de premier ordre; j’ai écrit à Mme Godden par l’intermédiaire de mes agents, de façon à ce que tout se fasse très régulièrement, et elle m’a consenti une option sur son livre; en même temps, je lui avais écrit que je pensais que son sujet était une grande inspiration cinématographique, mais n’était pas une histroie cinématographique, et qu’il faudrait qu’elle le récrive avec moi, en modifiant les événements et peut-être même les personnages, mais en gardant l’inspiration générale de l’histoire qui, à mon avis, donnait la possibilité d’un grand film. Elle m’a répondu très gentiment que c’était d’accord, et je me suis trouvé avec une option sur Le Fleuve; et je suis allé voir des quantités de gens, et je n’ai pu intéresser absolument personne à mon projet. Parce qu’un film sur l’Inde, dans l’esprit de beaucoup de gens, évoque des charges de cavaleries, des chasses aux tigres, des éléphants, des maharadjas; et les gens m’ont dit: «Non, si vous pouvez ajouter quelques maharadjas et quelques chasses aux tigres, c’est une très belle histoire; mais il nous semble que les gens qui iront voir un film sur l’Inde attendent autre chose; il faut tout de même servir au public un peu de ce qu’il désire.»

  Une Nièce du pandit nehru.
  Cependant, je ne me décourageais pas, et il s’est produit ceci: un monsieur, qui n’était pas du tout dans le cinématographe, avait envie de faire des films, et avait trouvé dans les Indes un groupe qui pouvait le financer; ce qui lui manquait, c’était la connaissance du cinématographe, un sujet et un metteur en scène. Il avait de grandes relations avec le Gouvernement indien; et il se trouve qu’il a un jour une conversation avec, je crois, une nièce du Pendit Nebru, qui lui dit: «Vous savez, faire un film dans les Indes n’est pas facile pour un homme de l’Ouest; et si vous voulez tourner un sujet indien, vous risquez de vous casser les reins et de dire des choses extrêmement fausses; à votre place, je commencerais par un film dans lequel il y ait tout de même des gens de l’Ouest, ce qui permettrait à un metteur en scène susceptible de comprendre l’Inde d’établir une espèce de pont entre celle-ci et un public occidental.» Et cette personne avait ajouté: «Pour moi, l’auteur anglais qui conaisse le mieux l’Inde aujourd’hui, c’est Rumer Godden; elle n’est pas née dans l’Inde, mais elle y est arrivée quand elle avait quelques mois, elle y a grandi, elle parle certaines langues indiennes, elle connaît l’Inde comme si c’était son propre pays.» Ce monsieur, très impressionné, s’était enquis du River, avait demandé à en achter les droits, et était arrivé à moi par l’option. Alors il m’a dit: «Voulez-vous que nous fassions le River ensemble?»; je lui ai dit: «Oui, mais à une condition, c’est que vous m’offriez un voyage dans les Indes pour que je sache si vraiment je puis faire quelque chose d’intéressant.» J’ai donc fait un premier voyage dans les Indes, et j’ai été tout à fait convaincu; enfin, j’en suis revenu avec une grande passion pour ce pays; j’ai écrit le scénario avec Rumer Godden, nous l’avons d’ailleurs récrit sur place pendant que nous tournions, et j’ai tourné Le Fleuve. Voilà, en gros, l’histoire pratique du Fleuve.
  Rumer Godden était donc avec vous.
  Elle était avec moi avant le tournage, et elle a assisté aux deux tiers du tournage; elle m’a aidé, non seulement à établir le scénario et à récrire une histoire différente du livre, et dont elle est l’auteur autant que moi, mais à beaucoup de choses; par exemple, nous avons employé beaucoup d’amateurs, notamment le rôle principal, la petite Harriett, est une petite anglaise que nous avons trouvée dans une école à Calentia. Je dois dire que les acteurs professionnels que j’ai eus dans Le Fleuve m’ont aussi énormément aidé, au sujet de ces amateurs; il a donc fallu les entraîner; je ne crois pas à l’amateurisme intégral, je ne crois au hasard, je crois que tout s’apprend; et dans cette voilà que l’on voit dans le film, et qui était notre quartier général, notre centrale électronique, qui était tout, n’est-ce pas, nous avions établi aussi une petite école dramatique, et même une école de danse, car Rumer Godden a été professeur de danse; il s’agissait de rompre ces jeunes actrices et acteurs à un métier nouveau pour elles et pour eux, et elle m’a aidé à donner un côté professionnel à l’interprétation de ces jeunes amateurs.

  La Gamme indienne.
  Lorsque le film a été tourné, il est évident que le producteur et moi-même nous demandions ce qu’il allait faire; ma dernière expérience était La Femme sur la Plage, et le mauvais accueil aux previews avait été une grande surprise pour moi; alors je me disais: peut-être allons-nous avoir du fil à retordre avec un sujet qui, comme l’ont dit des gens très intelligents et connaissant bien le métier à Hollywood, n’apporte pas au public l’Inde que celui-ci demande. C’est une Inde un peu, comment diras-je, un peu sans couleurs, que j’étais supposé apporter dans ce film. À cause de tout cela, j’ai voulu être prudent, et j’ai fait le montage en tâtant constamment les réactions du public; je l’ai fait dans un vieux studio de Hollywood, d’ailleurs maintenant presque entièrement consacré à la Télévision, qui est Hal Roach; Hal Roach a été un endroit pour pionniers, les premiers films comiques se sont tournés là. Il y avait une très grande salle de projection contenant plus de cent sièges, ce qui commence à faire un vrai public, et dans cette salle, assez souvent, je rassemblais des gens en les choisissant exprès d’une certaine catégorie: de temps en temps, par exemple, des gens travaillant dans l’industrie, dans les usines avoisinantes, ou quelque fois des gens travaillant dans le commerce, dans les boutiques de Beverly Hills, ou bien des gens appartenant à des professions libérales, [so called liberal science?] des dessinateurs, et de temps en temps, des gens très mélangés; et chaque nouveau pas de mon monage, je l’ai montré comme cela à des petits groupes. Remarquez, c’était une épreuve d’autant plus dangereuse que le film était en noir et blanc, alors qu’il était conçu pour la couleur. Je palliais cela en montrant quelquefois certains exemples en couleurs, soit avant, soit après; j’avais ce que l’on appelle des «pilotes», qu’envoie technicolour pour vous aider à imaginer ce que sera le film pendant qu’on en fait le montage; on pourrait tout faire tirer en couleur, bien sûr, mais cela coûterait très cher; et c’est une énorme économie que de faire le montage en noir et blanc. C’est d’ailleurs un noir et blanc spécialement laid, puisqu’il est tiré de l’une des trois bandes; il n’y a donc pas toutes les valeurs, certaines couleurs disparaissent entièrement, ce n’est même pas de l’orthochromatique, et c’est assez démoralisant. Il y avait une question qui me préoccupait beaucoup, c’était celle de la musique; j’ai eu la chance, dans les Indes, de trouver beaucoup de camarades, surtout de jeunes camarades du Cinéma, des techniciens, ou de jeunes jouranlistes ou acteurs, qui m’ont introduit dans des milieux de Calcutta s’intéressant aux Arts, et notamment dans de milieux musicaux où j’ai pu connaître de très bons musiciens; d’un autre côté, j’ai eu un conseiller extraordinaire, dans Le Fleuve, en ce qui concerne l’Inde, c’est Radha, la danseuse qui joue le rôle de la semiindienne, alors qu’elle est une pure brahmine, mais enfin elle joue le rôle d’une métisse; et il est évident qu’étant danseuse, elle connaissait bien la Musique, surtout du Sud (elle est de Madras); alors d’une part par mes amis de Calcutta, d’autre part Radha pour le Sud, j’ai tout de même pu comprendre un peu cette musique et en entendre beaucoup; et, avec l’aide de ces camarades, j’ai pu enregistrer de la musique indienne exceptionnelle, très classique, très pure, et pas du tout mélangée d;esprit occidental. Remarquez que dans les film indiens, la musique est souvent assez mauvaise; les producteurs indiens croient être populaires en adoptant des instruments européens, et bien souvent en renonçant à l’ancienne gamme indienne. Vous savez que la gamme indienne, comme celle de la musique européenne au Moyen Âge, avant les grandes révolutions de Bach et des italiens du XVIIe siècle, la gamme avait donc entre quarante et soixantedix notes, et même plus; c’était infini. La Musique indienne est encore comme cela, et beaucoup de producteurs indiens n’hésitent pas à faire traduire des airs anciens sur la gamme moderne, pour des instruments modernes, qui donnent soit-disant plus d’éclat, mais un éclat très artificiel à mon avis; cela finit par ressembler à de la fausse musique mexicaine, et ce n’est pas très bon. J’avais donc évité cela; mais cette musique est tout de même assez spéciale, je me demandais quel accueil un public européen ou américain pourrait lui faire, et mes previews ont porté beaucoup là-dessus; je faisais des mélanges provisoires du dialogue et de cette musique.

  Le Contrepoint.
  Je dois dire que les previews m’ont aidé à établir un pont plus facile avec le public, mais dès le début j’ai compris qu’avec Le Fleuve je ne m’étais pas trompé; les réactions ont été bonnes de suite, les gens ont été absolument intéressés par mes personnages, avec des réactions diverses; de temps en temps, nous faisions remplir des questionnaires; les réponses étaient extrêmement différentes: une partie du public s’intéressait à ces anglais dans les Indes, y voyane un image d’eux-mêmes s’ils avaient été là-bas, d’autres au contraire ne s’intéressaient qu’à la vie indigène; mais j’ai compris très vite que j’avais dans le film différents sujets d’intérêt et que je pouvais «y aller»; alors j’ai lâché les grandes eaux, j’ai demandé au producteur que nous n’ayons aucun enregistrement de musique faite pour le film, suivant les principes modernes de la musique soulignant les images, je suis d’ailleurs tout à fait contre cela, je suis pour le contrepoint dans la musique de film, je ne suis pas pour la répétition de l’action et du sentiment. Le producteur a accepté; et même la musique européenne, je l’ai prise dans des morceaux classiques, l’Invitation à la Valse, par exemple; j’ai aussi de petits airs de piano de Schumann, j’ai un petit air de Mozart quelque part. Enfin, cette question de musique m’avait beaucoup préoccupé, et ces previews m’ont servi à me confirmer dans mon opinion; elles ont été très précieuses, surtout parce qu’elles m’ont donné le courage de faire le film très intégralement et comme je l’avais connu, comme je le voyais, comme nous l’avions imaginé avec Rumer Godden. Le montage image a été fait de la même façon; mes premières previews ont été très prudentes, mon premier montage était un montage dans lequel j’essayais de suivre simplement l’action du film; peu à peu, j’ai compris que c’était un film dans lequel je pouvais me permettre de lâcher certains morceaux purement poétiques et n’ayant aucun rapport avec ce que l’on appelle une action; par exemple, le passage des escaliers, qui me plaisait personnellement beaucoup, mais que je n’ai osé remettre dans le film que tout à la fin du montage. Le Fleuve donc, et beaucoup à cause du support Moral que ce public m’a apporté, Le Fleuve est un film qui reprsente intégralement ce que j’avais imaginé au début.

  Franchir les murs.
  Mais dans quel sens aveiz-vous écrit avec Rumer Godden l’adaptation de son roman?
  Je peux vous dire la très grande différence en trois mots: nous avons décidé de faire le film beaucoup plus indien; dans son roman, qui est une merveille, l’Inde pénètre par-dessus les murs de la maison, on n’y va jamais; nous avons décidé de franchir les murs. Le rôle de la métisse indienne également n’existe pas dans le roman; c’est une invention, et nous l’avons imaginée pour nous permettre d’apporter plus de l’Inde à l’intérieur de notre action.
  Ce personnage symbolise en quelque sorte le principal sujet du film, c’est-à-dire le rapport des deux civilisations.
  Absolument. Je le symbolise dans ce personnage; il existe dans le roman, mais d’une façon extrêmement différente, c’est-à-dire par les mille petits rapports d’Harriett, l’héroïne du film est du roman, et des différents domestiques de la maison; c’est par les gens qui viennet dans la maison, et par de petites conversations, mais pas par un fait précis comme celui d’être une métisse, c’est par mille petites touches que l’Inde pénètre par-dessus les murs dans cette maison, et par Harriett; mais Harriett, comme l’est Rumer Godden dans la vie (car Harriett, c’est Rumer Godden; c’est une autobiographie, n’est-ce pas, et cela se voit dans le film), Harriett est très influencée par l’Inde; Rumer est très influencée par l’Inde. D’ailleurs, son dernier livre est le récit d’un séjour qu’elle a fait pendant la dernière guerre dans le Cahcmire; et c’est fantastique; elle a des attaches très profondes avec ce pays; elle habite l’Angleterre maintenant, mais si elle retournait dans l’Inde un jour, cela ne m’étonnerait pas.

  La Mort et la ressurection.
  Ce qui nous amène à vous interroger sur un autre aspect du film, c’est-à-dire la compréhension par les occidentaux de la Religion et de la Philosophie indiennes.
  Cela existe aussi dans le roman, et dans d’autres romans de Rumer; cela existe notamment très fort dans un roman magnifique qui s’appelle; «Petit déjeuner chez les Nicolaïdes», Les Nicolaïdes sont des voisins grecs; il y a énormément de grecs à Calcutta dans l’industrie du jute; et dans ce roman, il y a un personnage qui est extrêmement influencé par la Philosophie hindoue; pratiquement, dans Le River, le seul personnage qui soit influencé, c’est Hariett. Maintenant, dans la vie réelle, on peut couper les Occidentaux en deux catégories: ceux qui considèrent que tout ce qui est hindou, indien ou mahométan est extrêmement inférieur, que cela ne vaut même pas la peine de s’en préoccuper, et qui arrivent à se rebâtir articiellement dans les Indes une vie purement anglaise, ou purement française, ou purement grecque, bien que les grecs se mélangent plus facilement; et il y a, au contraire, ceux qui se laissent absorber, et ceux-là sont également extrêmement nombreux. Dans le film, ce n’est ni l’un ni l’autre, ce qui existe aussi; il est évident que cette famille anglaise reste entièrement anglaise, mais en considérant que la civilisation hindoue existe, ce qui est la position de beaucoup d’Anglais.
  C’est en quelque sorte une méditation occidentale sur l’Orient.
  Exactement, et il m’était très difficile, dans un premier contact avec l’Inde, de faire autre chose, je risquais d’errer complètement; il me fallait donc considérer l’Inde avec des yeux d’occidental si je ne voulais pas risquer de grossières erreurs.
  Est-ce au contact de l’Inde que vous avez pris conscience de ce thème de l’«acceptation», qui apparait de plus en plus clairement dans vos films?
  Pas tout à fait; ce thème m’est propre, mais il ne peut être que développé par l’Inde. Le grand mot de la Religion hindoue, ne disons pas de la Religion, car ce n’est pas exactement une Religion, disons de la Philosophie ou de la Métaphysique hindoue, c’est que le monde est un; nous en sommes une partie, nous sommes une partie du monde au même titre qu’un arbre ou que votre machine magnétique; cela ne signifie pas une acceptance à la manière mahométane, qui est un fatalisme; non, cet un peut agir; mais néanmois, on ne revient pas contre ce qui a été fait; autrement dit, par exemple, il n’y a pas de rémission des péchés: remettre un péché, pour eux, c’est exactement comme si on vous disait qu’après vous être coupé le bras, on va vous le recoller. Il est évident que c’est assez impressionnant; c’est une sorte de compréhension du sens de tout ce qui est arrivé. C’est une Religion témoin, mais ce n’est pas une Religion fataliste; c’est une Métaphysique. D’ailleurs, je dois dire que Rumer et moi avons été extrêmement influencés par Radha; Radha est un personnages considérable, elle a un Masterdegree en sanscrit, elle peut lire le sanscrit comme elle lit l’anglais ou plusieurs langues de l’Inde; c’est un fille qui est très instruite, elle est d’une très bonne famille, ce qui veux dire beaucoup dans les Indes, où étudier est une tradition; cela ne veux pas dire que, Moralement ou physiquement, elle soit supérieure à des gens d’autres castes, d’ailleurs, l’idée de la supériorité de caste à caste n’existe pas dans le Indes; ce qui existe, c’est l’idée de spécialisation; en Réalité, le système de caste hindou est un peu un système syndical qui serait héréditaire: on fait partie de tel syndicat, mais on en fait partie pendant 4000 ans, voilà la différence, et on n’y échappe que par la mort et la résurrection, puisque les morts et résurrections sont nombreuses. Radha, avec sa connaissance de son propre pays, de sa propre Religion, et sa connaissance de l’Occident, a donc été une collaboratrice extraordinaire, d’une perception et d’une intelligence fantastiques; d’aileurs j’aurais beaucoup aimé refaire des choses avec elle, et aussi bien comme actrice; vous l’avez peut-être remarqué: au début, lorsqu’elle revient de l’école et qu’elle a un petit costume européen, ne vous fait-elle pas penser à de très bonnes actrices russes? Moi, elle me faisait penser à une jeune Nazimova; oui, on pourrait faire des choses extraordinaires avec elle, seulement ce métier est si dfficile, tout est si long, la mise en train d’un nouveau projet prend des années, le temps passe; et puis le cinématographe n’est pas un métier commode, et il est possible que les circonstances ne me permettent jamais de retourner dans les Indes. Il y a aussi une autre question, c’est que La Fleuve ayant bien marché, maintenant tout le monde tourné dans les Indes; les Indes sont pleines de producteurs et de metterus en scène de tous les pays du monde.

  Les Haltes forcées.
  Aviez-vous prévu de façon très précise la construction même du scénario?
  Non, cette construction, nous l’avions laissée, d’un commun accord, assez lâche pendant toue la tournaison; j’ai tourné de façon à pouvoir au montage, ou bien faire un récit, c’est-à-dire rester dans le ton d’un livre, ou bien ne pas raconter l’histoire et ne pas avoir de commentaire du tout. Lorsque j’ai vu que les petites previews apportaient des réactions assez favourables, en ce qui concerne le côté documentaire (disons le côté poétique), j’ai décidé d’adopter la forme semicommentée qui me permettait de présenter certaines parties purement poétiques sans avoir besoin de les appuyer sur une action dramatique et sur un dialogue; mais la construction du scénario était assez lâche de ce côté-là, assez facile, permettant les deux solutions; quand je tournais ces passages sûr de intégrer dans des scènes avec action. J’ai donc tourné le film avec une assez grande prudence, mais cette prudence ne s’appliquait pas aux scènes; dans les scènes je ne suis jamais prudent. Vous savez que le grand système du cinématographe dans le monde entier, que ce soit à Paris ou à Hollywood, c’est ce que l’on appelle «prendre ses précautions, être couvert»; comme dans l’armée où, avant de balayer une cour, on veut avoir un ordre écrit pour être sûr que ce n’est pas une blauge. La façcon de se couvrir dans le Cinéma, c’est de prendre beaucoup de plans d’une scène, de façon à pouvoir l’allonger ou la raccoureir; dans ce sens-là, je n’ai pas été plus prudent dans Le Fleuve que dans d’autres films, beaucoup de mes scènes sont prises en un seul plan, et on est bien obligé de les accepter comme elles sont, on ne peut pas le scouper. Non, ma prudence a consisté à avoir assez de matériel de montage pour pouvoir, dans le dessin général du film, adopter le style commenté ou le style non commenté.
  Il est encore un autre aspect du Fleuve, c’est son aspect métaphorique, ou symbolique, que je serais d’ailleurs bien incapable de définir clairement: mais beaucoup d’images, par exemple celle répétée des trois bateaux qui se rejoignent, obligent à penser à un autre sens que leur sens immédiat.
  Il est évident que, non seulment moi-même, mais la plupart de mes collaborateurs, et surtout mes collaborateurs hindous, nous avions notre esprit extrêmement tourné de ce côté et que, constamment, des solutions de ce genre nous venaient à l’esprit, de sorte qu’assez souvent c’est voulu; ce n’est pas tellement prépare, mais c’est voulu en ce sens que nous étions attirés par ce genre d’exercice mental, et que nous étions extrêmement prêts à mettre en application de telles solutions.
  Ainsi, la séquence des escaliers.
  Là, c’est entièrement voulu, par une bonne raison, c’est que cette séquence est un grand travail de montage; donc, je l’ai fate à la fin, en étant beaucoup plus ferme sur mes principes. Parce qu’il ne faut pas oublier une chose que je répète tout le temps, c’est que l’on découvre le contenu d’un film au fut et à mesure qu’on le tourne. On part évidemment avec des principes directeurs aussi fermes qu’on le peut, mais il se trouve que chaque pas, lorsque le sujet en vaut la peine, est une découverte, et que cette découverte en amène d’autres, de sorte qu’un sujet. C’est peut-être cela la grande chose du cinématographe, et ce qui fait que certains films auront pris tellement d’importance dans l’Histoire du cinématographe, dans l’Histroie de la culture et de la civilisations moderne, c’est que, le moyen du film amenant des impedimenta techniques qui en font un moyen d’expression lent (on ne troune pas un film vite), cette lutte contre les obstacles techniques vous force, plus que dans un autre moyen, à découvrir et redécouvrir; on bénéficie des haltes forcées qu’un écrivain serait obligé de se susciter artificiellement à lui-même; les arrêts, les retards, sont extrêmement favourables à la qualité des films, et celui-ci s’en est trouvé extrêmement nourri. Pour commencer, j’ai eu une chance énorme: nous devions commencer à une certaine date, et l’insonorisation des caméras n’était pas là (vous savez, les caches); alors, pour que le producteur ne se trouve pas devant une situation délicate, j'ai été obligé de tourner certaines choses sans le son, avec le bruit des caméras non masquées; cela a été un retard, mais ce retard m’a été extrêmement favorable, parce qu’il est évident que ce que je pouvais tourner ainsi était purement documentaire; cela m’a donc forcé, avant de commencer les scènes réelles du film, à entrer, par le moyen du documentaire, en contact plus étroit avec le pays, et cela m’a fait beaucoup de bien.

  Un, deux, trois.
  Il est impossible de ne pas être frappé, en voyant Le Fleuve, par un fait qui apparait également, de façon moins flagrante, dans beaucoup de vos autres film; c’est la prédominance du chiffre 3.
  Cela, je ne le dois pas à l’Inde, je le devrais plutôt à mon admiration pour les film du début du cinématographe, dans lesquels ce nombre 3 était une espèce de nombre magique; je ne sais pas si vous l’avez remarqué, par exemle, dans les comédies de mack Sennet. C’est aussi une très vieille théorie du musichall, du caféconcert; dans les comédies de Mack Sennett le gag ne fonctionnait, en général, qu’à la troisième fois; et j’ai l’impression qu’il y avait une très grande tendance, chez les grands pionniers du Cinéma, à utiliser ce nombre 3; j’ai été nourri du cinématographe de cette époque, que je continue d’admirer de tout mon cœur, et il est évident que j’ai dû en être influencé; cela serait donc plutôt mon Éducation cinématographique. Mais vous savez, les acteurs un peu ridicules de la grande époque romantique, dont tout le monde rirait aujourd’hui, mais qui avaient cependant une certaine portée sur le public, croyaient au nombre 3. Je me souviendrai toujours, quand mon frère était tout jeune et commençait à vouloir être acteur et à travailler son métier (c’était avant qu’il n’entre au Conservatoire), il prenait des leçons avec un vieil acteur romantique qui ne pouvait plus jouer, qui était croûlant de vieillesse et qui, de temps en temps, venait à la maison, chez nous, à Montmartre, et donnait des conseils à ce jeune homme qui vouliat suivre sa carrière; et je me souviens très bien du conseil suivant: «Dans la Tour de Nesles, tu as cette phrase: «C’était une noble tête de veieillard, que l’assassin bien souvent revit dans ses songes, car il l’assassina»; ici, tu comptes trois: un, deux, trois, et tu dis: «l’infâme».
  C’est donc un procédé de construction, dont vous vous servez, en quelque sorte, comme d’un tremplin.
  Je crois que je ne m’en sers pas volontairement, mais que j’ai tellement regardé ces films du début, que cela devient probablement assez machinal; je crois d’ailleurs qu’on doit employer tous les moyens techniques et pratiques, mais on doit en être imprégné et les appliquer instinctivement pour sa propre commodité.
  Nous nous en voudrions de vous inciter à vous entretenir du secret professionnel.
  Je n’en ai pas; ce serait bien difficile, je ne pourrais pas en parler; non, je crois que le seul secret, ce qui est très commode, dans notre métier comme dans les autres métiers, et ce qui aide beaucoup, c’est d’essayer de voir et de s’imprégner des bonnes choses; si l’on est écrivain dramatique, il vaut mieux lire Shakespeare et Molière, que de lire, un acteur inférieur; au Cinéma, c’est la même chose, et j’ai eu la très grande chance de commencer à aimer le cinématographe et désirer en faire au moment où vraiment les films étaient bons; on peut dire que les mauvais films étaient l’exception; cela était dû au fait que c’était une période primitive et que les primitifs ont plus de facilité à faire bien que les gens qui bénéficient d’une technique plus parfaite. 

  L’Italie classique.
  Le Carrosse d’Or était également un projet assez ancien.
  Oui, mais Le Carrosse d’Or que j’ai tourné n’a aucun rapport avec ce très très vieux projet; je l’avais conçcu du temps du met, et je le voyais comme une espèce de grande histoire d’aventures; cela ne correspondait absoluemtn plus à mes idées présentes, et lorsqu’on m’a demandé de le tourner (ce n’est pas moi qui ait eu à ce moment l’idée du Carrosse d’Or; c’était également un très vieux projet de la part des producteurs), lorsque je suis venus le tourner, j’étais d’ailleurs convaincu qu’il se tournerait en France, je ne savis pas que c’était un projet italien, j’ai accepté parce que j’étais très intéressé par Magnani; j’avais la conviction, l’ayant vue dans beaucoup de films, en depit de son aspect habituel, maglré sa réputation d’actrice plus que romantique, naturaliste, j’avais la conviction que je pourrais peut-être faire avec elle une petite atteinte vers le Classicisme; et cela a été mon pilote; ce qui a remplacé l’inde pour moi, dans Le Carrosse d’Or, c’est l’admiration de l’Italie classique, de l’italie d’avant Verdi et le Romantisme.
  Et qui est exprimée dans le film par la musique de Vivaldi.
  C’est cela. Mon premier jet n’a pas été avec Vivaldi; je dois Vivaldi à un camarade. Vous savez, quand on travaille dans un pays, il faut se laisser absolument absorber par le pays, sinon, on n’a aucune chance de faire quelque chose de propre; et le personnage qui a joué avec Le Carrosse d’Or le rôle que Radha avait joué dans les Indies, c’est un metteur en scène, qui était mono assistant dans ce film, qui s’appelle Giulio Macchi; Macchi est un homme non seulement très intelligent, mais très cultivé, et c’est lui qui m’a aiguillé sur Vivaldi; je n’avais pas encore commencé un découpage, ni même un scénario, je n’avais que de vagues traitements; j’ai donc acheté tous les disques de Vivaldi que je pouvais trouver; il y avait à la Compagnie Panaria un compositeur qui s’occupait en général de la musique des films de cette Compagnie, et je lui ai demandé de m’aider à mieux connaître Vivaldi; vous savez, Vivaldi est encore inconnu, on découvre des manuscrits de lui tous les jours, c’est insensé ce qu’il a pondu; ce musicien m’a fait entendre, simplement au pinao, d’autres choses que je ne connaissais pas, et il est évident que l’influence de Vivaldi a été déterminante dans l’écriture du découpage final.
  Mais que vous apportait précisément cette musique de Vivaldi?
  Très exactement, tout le style du film: une espèce de côté qui n’est pas du drame, qui n’est pas du bouffon, qui n’est pas du burlesque, une espèce d’ironie que j’ai essayé de rapprocher autant que possible de cet esprit assez léger que l’on trouve, par exemple, chez Goldoni.
  C’est en somme ce que vous cherchiez déjà dans La Règle du Jeu, mais je le suppose, de façon assez différente, puisque beaucoup d’admirateurs de ce film ont été déconcertés par Le Carrosse d’Or.
  Écoutez, on fait des découvertes constamment dans la vie, heureusement; et je pense que, peu à peu, j’ai redécouvert en vieillissant quelque chose que je savais inconsciemment.

  Les Medicis ont apporté les fourchettes.
  Et ceci grâce à l’Italie.
  Cette histoire de l’Italie est extrêmement importante; remarquez que l’Italie, c’est peut-être surtout, dans mon esprit, le symbole actif d’une certaine civilisations; et plus je vieillis, plus j’ai conscience d’appartenir à cette civilisation; je vous ai dit tout mon intérêt, tout mon amour pour l’Inde: il n’empêche que je reste un membre d’une certaine communauté. L’Italie se trouve donc avoir été le transmetteur des éléments de cette civilisation à laquelle nous appartenons. On peut aller n’importe où, dans n’importe quelle capitale au monde, on s’aperçoit que si Londres, par exmples, est une ville essentiellement anglaise, néanmois la plupart de ses monuments sont bâtis par des architectes italiens; les italiens ont influencé toute notre civilisations: si nous mangeons avec des fourchettes, c’est parce que les médicis ont apporté des fourchettes en France; si nous avons des chaises d’une certaine forme, c’est parce que nous avons imité les florentins à une certaine époque. Ceci dit, je ne pense pas que les italiens aient une telle importance en tant qu’italiens, je pense qu’ils ont une importance énorme parce que, de par leur positions géographique (leur pays se trouve à l’emplacement où se trouvait l’Empire romain, qui avait été le grand concentrateur des éléments de notre civilisation), ils ont eu en main toutes les facilités pour rassembler les différentes parties de cette civilisation, et pour ensuite les répandre. Donc, plus je vais, plus je suis convaincu de l’importance de l’Italie dans l’histoire du développement de notre civilisation, et plus je suis désireux de m’assimiler occasionnellement l’esprit italien pour faire des choses dans ce sens-là; dans notre métier, notamment, dans le spectacle, ils ont bien souvent été nos maîtres: Molière est très influencé par la comédie italienne, Marivaux a commencé par écrire pour les italiens, tout notre théâtre, jusqu’au Romantisme où l’influence allemande est devenue prédominante, tout notre théâtre classique est influencé par l’Italie. Alors, voilà ma grande raison d’attirance vers l’italie; c’est un raison ,si vous voulez, d’acceptance de ce que je crois être un fait, et ce fait est: que nous le voulion ou non, nous appartenons à une civilisations générale, qui a commencé en Grèce, qui a continué par rome, qui s’est répandue sur tout l’Occident en passant par la révolution du Christianisme, c’est-à-dire par l’influence juive.
  Et vous avez d’abord voulu faire un film «civilisé».
  Oui, j’ai voulu faire un film civilisé. Je vous remercie de trouver cela, je ne l’aurais pas trouvé moi-même, mais vous précisez. On a dans l’esprit des quantités de points qui existent, mais on ne sait pas trouver les mots; et en effet, ce désir de civilisation était le grand moteur qui me poussait dans la fabrication du Carrosse.
  Ce qui explique le relief de choque détail, et que la parure d’un habit ou le dessin d’un dossier de fauteuil puissent avoir dans l’ensemble la même importance que chaque péripetie de l’intrigue.
  Oui, c’est évident; je pense que si l’on veut faire œuvre classique, il faut agir comme cela; l’idée d’attirer artificellement l’attention du public sur certains éléments, par exemple sur une vedette, est une idée purement romantique; même dans la Peinture, dans les Dessins, les hommes modernes, qui sont habitués à la simplification romantique, s’y perdent, lorsqu’ils voient des œuvres classique, par exemple, des tapisseries: ils trouvent cela un peu confus; en Réalité ce n’est pas confus, il y a simplement dans le Classicisme un sentiment d’égalité qui n’existe plus dans le Romantisme.
  En dépit de toutes les préfaces, où les romantiques annonçaient en quelque sorte le contraire de ce qu’ils ont fait.
  Comme toujours; c’est la raison pour laquelle il faut bien se garder d’avoir des théories trop précises, car il semble que le sort prenne un malin plaisir à vous contredire, à vous faire arriver au but exactement opposé de vos projets; c’est assez curieux, cette grande contradiction, qui d’ailleurs est exprimée d’une façon extrêmement claire dans les écrits de toutes les Religions, notamment la Religion chrétienne; des axiomes comme: les premiers seront les derniers, ou les paraboles sur la richesse, les pauvres étant les riches, les petits enfants étant les plus intelligents; ce ne sont pas des paradoxes, c’est la vérité. Ce monde est fait de contradictions et de contradictiosn d’ailleurs très souvent comiques; le fait que les puissants seront abaissés, par exemple, dans le cours de mon existence, qui n’est pas tellement longue comparée à l’Histoire, j’ai vu cela quatre ou cinq fois. [Whatever that means.]

  Le Jeu des boîtes.
  Il y a dans tout le Carrosse comme la permanence d’une idée musicale: ainsi le galbe des violons semble se retrouver dans toutes les volutes du décor, et même certains détails de vêtements.
  Je vous répondrai en ce qui concerne le Carrosse, comme je vous ai répondu à propos du Fleuve: je crois qu’on essaie de se perfectionner, on essaie d’apprendre, on essaie de travailler constamment; à tout stade d’une carrière, on fait des découvertes; seulement, les découvertes et le peu qu’on a appris, c’est un peu comme un accumulateur, et l’électricité qui est lâchée de cet accumulateur n’est pas forcément consciente; alors, on essaie d’avoir tout cela en soi, et on s’en sert een espérant que cela viendra quand on en aura besoin; cela ne vient d’ailleurs pas toujours quand on en a besoin, c’est un peu le drame de la production. Très souvent, tout ce qu’on a accumulé, tout ce qu’on a cherché à apprendre, vous arrive trop tard ou trop tôt, et ne coïncide pas avec le moment où on en a besoin. D’un autre côté, si l’on procède avec trop d’ordre, c’est-à-dire en ayant des notes, des fiches, des souvenirs classés, et si on essaie de les appliquer mécaniquement, arbitrairement, je crois qu’on s’éloigne de la vie; il faut se méfier énormément des connaissances et des théories; il faut les avoir, mais il faut essayer d’aborder chaque sujet comme si l’on ne savait rien, comme si l’on était tout à fait nouveau, et comme si le sujet était inconnu. Si l’on n’aborde pas un sujet avec une certaine fraîcheur, on n’est pas vivant, on est mort. Il faut aussi s’amuser en faisant les films, c’est extrêmement important, je me suis très amusé en faisant le Carrosse; cela a été très pénible, cela a été très dur, mais je me suis énormément amusé.
  Et plus particulièrement à quoi?
  Eh bien, à la découverte constante de l’esprit italien classique chez les italiens modernes; je me suis amusé de mon contact avec les italiens, en qui j’ai trouvé constamment des gens exceptionnels, des gens qui ont gardé une fraicheur classique, si j’ose dire, notamment dans la façon d’aborder les problèmes de la vie avec une espèce de simplicité, un côté très direct, bien que masqué sous des complications apparentes; mais ces complications ne sont qu’apparentes; quand on arrive aux sentiments, les sentiments sont très droits, très simples.
  Ce qui est encore une forme de Classisisme.
  C’est également le Classicisme: une dentelle, mais de cette dentelle on dégage peu à peu un dessin qui tout de même est assez net; il y a un critique américain qui n’aime pas beaucoup mon film; il me fait de très grands compliments, mais il me fait un reproche qui est assez amusant, et voilà ce qu’il dit: «C’est un peu comme ces boîtes que l’on ouvre, à l’intérieur on trouve une autre boîte, on l’ouvre, il y a une autre boîte, on l’ouvre, il y a une autre boîte.» Remarquez que ce critique m’a fait très plaisir eu disant cela; lui, considère que c’est un défaut et qu’un film ne devrait pas être fait ainsi; moi, personnellement, je trouve cela assez intéressant, le jeu des boîtes.
  Il est une question que l’on désire poser à propos de chaque film: quelle est la part de l’improvisation? La construction, qui semble subtile et compliquée, n’était-elle pas déjà très précise sur le plan du scénario?
  Ah oui, le dessin était très précis; ce qui a été improvisé, ce sont les dialogues. Si vous préférez, les scènes et leur progression ont été déterminées à l’avance; maintenant, la façon d’arriver au but final, qui est le dernier plan d’une scène, cette façon a quelquefois varié; cela se passait dans le même décor, avec les mêmes personnages, mais souvent les mots, les réactions des personnages étaient différents.
  Vous consacriez, je crois, les matinées aux répétitions des scènes tournées l’après-midi, pour décider de la mise en scène en place et du découpage sur le jeu même des acteurs.
  Oui, c’est cela; le système dit «français», qui consiste à commencer le travail à midi, est excellent à mon avis pour la qualité des films: d’abord parce que les acteurs, les techniciens et les ouvriers aiment mieux cela; ils arrivent plus reposés, cela leur permet de passer la matinée chez eux, en famille, et de dîner un peu plus tard, mais également chez eux; de ce côté-là, c’est très bien; et pour le metteur en scène, cela lui permet d’aller sur le plateau le matin, ou en tout cas de se concentrer sur certains problèmes avant d’êtres pris dans cette espèce de tourbillon qu’est un plateau de prises de vues.
  Et vous avez ainsi fait pour le Carrosse?
  Oui, mais cela, je l’ai toujours fait, pour tous mes films.
  Vous faites donc d’abord répéter les acteurs dramatiquement, sans vous soucier de la caméra.
  Oh, je vais plus loin, vous savez; je crois beaucoup à une méthode de répétition qui est la suivante: cela consiste à demander aux acteurs de dire lets mots sans le jouer, à ne leur permettre d’essayer de penser, si j’ose dire, qu’après plusieurs lectures du texte, de telle façon qu’au moment où ils appliquent certaines théories, où ils sont certaines réactions vis-à-vis de ce texte, ils les aient vis-à-vis d’un texte qu’ils connaissent, et non pas d’un texte qu’ils n’ont peut-être pas encore compris, car on ne comprend une phrase qu’après l’avoir répétée plusieurs fois; et je pense même que la façon de jouer doit être découverte par les acteurs; et lorsqu’ils l’ont découverte, je leur demande de se freiner, de ne pas jouer complètement tout de suite, de tâter, d’y aller avec prudence, et notamment de n’ajouter les gestes que tout à la fin, d’être en possession complète du sens de la scène avant de se permettre de déplacer un cendrier, de saisir un crayon ou d’allumer une cigarette. Je leur demande de ne pas faire du faux naturel, mais d’agir de façon à ce que la découverte des éléments extérieurs vienne après la découverte des éléments intérieurs, et non pas vice-versa. Je suis, en tout cas, extrêmement opposé à cette méthode qu’appliquent beaucoup de metterus en scène, qui consiste à dire: «Regardez-moi, je vais jouer la scène; maintenant, faites comme moi.» Je ne pense pas que ce soit très bon, parce que l’on n’est pas celui qui joue la scène: c’est l’acteur; il faut donc que l’acteur ait fait la découverte de la scène lui-même, et ait appliqué sa propre personnalité à la situation, et non pas la vôtre.
  Vous cherchiez dans ce film un climat dramatique qui participe à la fois du Cinéma et du Théâtre.
  Oui, parce que l’époque et le sujet sont tellement théâtraux qu’il me semblait que la meilleure façon d’exprimer cette époque et de rendre ce sujet était de subordonner mon styles au style théâtral.
  C’est aussi pour cela que Le Carrosse d’Or est construit comme une pièce en trois actes?
  Oui, c’est cela. Au point de vue du jeu des acteurs, pour établir cette confusion voulue entre le Théâtre et la vie, j’ai demandé surtout à mes acteurs qui représentaient des rôles dans la vie, de jouer avec un tout petit peu d’exagération, de façon à donner à la vie le côté théâtral me permettant d’établir cette confusion.
  Ainsi, il n’y a pas de quatrième côté, tout se passe de face.
  Oui; remarquez que dans certains décors, à l’origine, j’avais un quatrième côté, mais peu à peu je l’ai abandonné et j’ai tourné le film à peu près entièrement comme devant une scène, la caméra étant à la place du public. Il m’est arrivé d’utiliser le quatrième côté, mais pas dans la même scène; chaque scène était conçue vue d’un côté. D’ailleurs, je dois dire que lus je vais, plus je procède ainsi, dans tous mes films. Dans La Règle du Jeu, c’est déjà extrêmement net, il n’y a pas de quatrième côté.
  Mais il y avait dans La Règle un pivotement incessant de la caméra, randis qu’il semble que, de plus en plus, vous mettiez en scène par plans fixés et raccords dans l’axe; ainsi La Femme sur la Plage.
  Oui, mais La Femme sur la Plage, pour les raisons que je vous ai exposées, est un film dans lequel le quatrième côté joue un grand rôle, c’est un film dans lequel il y a des contr-champs; en principe, dans Le Carrosse d’Or, je n’ai pas de contre-champs; quand j’en ai, c’est tout simplement qu’il faut bien se rapprocher des acteurs de temps en temps, pour que le public puisse comprendre ce qu’ils ont dans le crâne; mais c’est une simple nécessité pratique, ce n’est pas un style; le style consiste à placer le caméra face à la scène et à tourner la scène.

  L’Adjectif: Moderne.
  Vous nous avez parlé de Classicisme; mais ce qui frappé également dans Le Carrosse, c’est son caractère moderne. Ne recherchez-vous pas, à travers le classisisme, un certain Modernisme?
  Oui, c’est évidemment vrai; seulement, si les résultats obtenus peuvent bénéficier de l’adjectif «moderne», je pense là encore qu’il ne faut pas l’avoir exprès; je crois énormément aux maîtres, à l’école, aux exemples, je vous l’ai dit; je crois que le fait de voir des films que l’on admire et qui sont bons aide énormément; je suis très discipliné dans ma façon de travailler et convaincu que si l’on part en se disant: «Je m’en vais tout bousculer, je vais être moderne», je suis sûr qu’on ne sera pas monderne. On peut être moderne, et il faut le souhaiter, car il faut tout de même arriver à apporter sa toute petite contribution à l’art de son temps, mais on ne peut y arriver qu’en s’effaçant très modestement derrière les anciens. Maintenant, malgré soi, si l’on est doué pour cela, eh bien, on sera moderne même en ne voulant pas l’être.
  Ainsi vous recherchez davantage la juxtaposition des éléments que leur liaison.
  Oui, parce que cela m’est commode; vous savez, dans l’exercice de mon métier, je suis presque toujours guidé par l’idée du pratique, de la commidité. En somme, il s’agit de raconter une histoire, et il s’agit de trouver les moyens les plus pratiques pour raconter cette histoire.
  C’est donc pour vous un tremplin, mais non une fin.
  Ce n’est pas une fin, non, absolument pas; mais c’est un moyen.
  Et le plus simple, donc le plus efficace?
  Je crois. Il est évident que chaque fois que je me trouve devant le problème d’une scène à tourner, après l’avoir bien répétée. Par exemple, je ne pars jamais de l’angle de la caméra, je pars de la scène; je la fais répéter, et puis, avec l’aide de l’opératuer, nous déterminon l’angle, nous dison: «eh bien, cette scène pourrait se tourner comme cela.» Il y a également une chose que je ne fais pas, c’est de découper une scène en champs et contrechamps, en partant de l’ensemble, c’est-à-dire en tournant toute la scène en plan général, et puis en passant à des plans plus rapprochés, et ensuite, au montage, en m’aidant de tous ces éléments. Il me semble que chaque partie de scène a un angle et pas deux. En Réalité, le montage de mes films, sauf dans des cas un peu spéciaux comme Le Fleuve, est un montage extrêmement simple; cela consiste simplement à mettre les uns après les autres des bouts qui ont été tournés les uns après les autres.
  Vous tournez chronologiquement?
  Oui, en tous cas les scènes.
  Et souvent le film? Ainsi La Règle du Jeu n’a-t-elle pas été tournée.
  Oui, presque chronologiquement; on ne peut pas le faire tout à fait puisqu’il y a des extérieurs, et puis il y a aussi des questions de contrats avec les acteurs, des gens qui libres ou pas libres; mais enfin, autant que faire se peut, j’aime bien tourner chronologiquement.
  Et le Carrosse?
  C’est presque tourné chronologiquement, mais pas tout à fait.

  Bleu, blanc, rouge.
  Il est une question que nous aimerions encore vous poser, celle de la couleur: quelle serait, à votre avis, la meilleure façon de l’utilliser?
  D’abord, il me semble que la couleur, cela n’a aucune importance; certains sujets doivent être dits en couleurs, certains autres sont mieux en noir et blanc; enfin, je pense là aussi, comme dans tout, que la technique est au service de l’histoire; le but est de raconter une histoire; si cela aide de la raconter en couleurs, racontons-là en couleurs. Maintenant, comment appliquer cette couleur? Je pense qu’il faut l’appliquer en ne croyant pas trop à la technique; au point où nous en sommes, les différents systèmes sont tous très bons; Technicolour à Londres est exceptionnellement bon, mais cela est dû surtout à la qualité de leurs laboratoires; ils on des vieilles équippes de gens qui travaillent la couleur ensemble depuis des années; là encore ce n’est pas la machine ou l’invention qui créent la supériorité technique, c’est la qualité des hommes. Donc, il faut admettre qu’on a bon système en couleurs, et si l’on a un bon système, je pense que la seule façon de procéder est d’essayer d’y voir clair. Il s’est produit une chose pendant les cinquante dernières années, c’est que les hommes ont terriblement perdu l’usage des sens; ceci est dû à ce qu’on appelle le progrès; remarquez que c’est extrêmement normal: on tourne un bouton et on a de la lumière, on pousse un autre bouton, et on a du feu sur un fourneau à gaz; le contact avec la nature se fait maintenant à travers tellement d’intermédiaires que nous ignorons presque le tâtage direct des phénomènes naturels; on peut donc dire que les hommes n’y voient pas beaucoup maintenant. Tout le monde, par exemle, se figure que le drapeau français est bleu, blanc, rouge; or, le drapeau français n’est plus beau, blanc, rouge; le bleu, je ne sais pas pourquoi, probablement parce que les industriels qui fabriquent de l’étoffe bleue ont trouvé que le vrai bleu était trop cher, mais il est violet, le bleu; le bleu est à peu près de la couleur de votre veston, le bleu est comme ma chemise, c’est un espèce de violet, ce n’est pas bleu du tout, cela n’a aucun rapport avec du bleu. Néanmois, tout le monde est persuadé que c’est bleu. Alors, si l’on photographie un drapeu français, sur l’écran on voit une sorte de violet, et les gens sont étonnés; c’est simplement parce qu’ils n’ont pas regardé. Alors je pense que la façon de faire de la couleur consiste d’abord à ouvrir les yeux, à regarder; et il est facile de voir si les choses correspondent à ce que vous voulez sur l’écran; autrement dit, il n’y a pratiquement pas de traduction de la couleur sur l’écran, il y a de la photographie. Il s’agit de mettre devant la caméra ce que vous voulez avoir sur l’écran, et c’est tout.
  Vous n’êtes pas sans savoir cependant qu’il circule sur la couleur des théories critiques plus savantes les unes que les autres: «Quand les peintres s’en mêleront, etc.»
  Je suis convaincu que si un peintre, ou n’importe quel artiste doué plastiquement, se met à faire du Cinéma en couleurs, il le fera très bien, mais n’utilisera pas du tout ses connaissances de peintre pour obtenir de bons résultats en technicolour; il sera sûrement aidé par le fait que son métier lui a donné une Éducation de l’œil; cela, c’est indispensable; c’est dans ce sens-là que des peintres pourraient peut-être aider au Cinéma en couleurs: parce qu’ils apporteraient la collaboration d’un homme ayant reçu une Éducation de l’œil; mais ce n’est pas du tout en appliquant leurs connaissances de peintres, c’est en appliquant les exercices qu’ils ont dû faire avec leurs yeux pour apprendre à peindre.
  Vous ne croyez donc pas aux traitements chimiques ou optiques de la couleur?
  Absolulment pas, je suis absoluemtn contre cela. Remarquez que cela exsite, et cela donne parfois de bons résultats; seulement, en ce moment-ci, je vous parle de ma propre façon de travailler; et personnellement, je suis beaucoup trop égoïste pour confier le résultat final de mon travail à un chimiste; j’aime beaucoup mieux le confier à mes propres sens et à ceux des collaborateurs de mes films; j’aime beaucoup mieux avoir confiance en mes yeux et en ceux de l’opérateur, qu’en des combinaisons chimiques; cela me semble plus commode et, une fois de plus, plus pratique.
  Vous préférez donc vous en tenir au postulat de la fidélité.
  C’est cela. Remarquez, dans le noir et blanc, le truquage existe, beaucoup plus que dans la couleur; il est évident que, dans le noir et blanc, les contrastes, par exemple, donnent des résultats absolument inattendus; il y a dans le noir et blanc donne aussi au metteur en scène et au cameraman des possibilités de truquer qui sont infinies: vous avez un acteur qui n’arrive pas à rendre très bien une scène; disons-le, il est un peu faible dans l’expression de certains sentiments; ou lui colle des éclairages invraisemblabes, avec des lumières exagérées; d’un côté des noirs absolus, de l’autre on lui masque la moitié de la figure, il émerge d’une espèce d’ombre vague; et immédiatement ce monsieur devient très fort, et la scène peut être très bonne. Je crois qu’avec la couleur, il faut renoncer à ces trucs-là; il s’agit de plus en plus d’être honnête. Voilà.
  Vous recherchez de préférence les couleurs pures?
  C’est une question de goût; j’aime les couleurs simples. Au Bengale, dans les Indes, la Nature se divise en moins de couleurs; comparez un arbre de l’avenue Frochot avec un abre tropical: le second a moins de verts, il n’en a que deux ou trois; c’est très commode pour le Cinéma en couleurs. Mais tenez, par exemple, je pense que cette pièce-ci ne serait pas mauvaise en couleurs; il y a quelque chose qui n’irait pas, c’est le ton marron de cette cheminée et de cette table; mais le gris de la porte et des murs, les rideaux blancs, cela fait partie des choses très faciles à photographier en couleurs. Je crois que ce fauteuil par contre serait affreux, ce serait certainement abominable; mais remarquez que c’est aussi abominable dans la vie; au fond, je crois que tout cela est très simple, il s’agit de mettre devant la caméra des choses qui vous font plaisir.
  Vous aimez disposer des premiers plans de couleurs très vives devant des fonds assez neutres.
  Oui, mais je pense qu’on pourrait faire le contraire; par exemple, dans la Nature, avec les verts, on peut justement pratiquer cela: des fonds puissants. D’ailleurs, dans le River, j’en ai quelques-uns; j’ai été tourner dans un champ de bananiers, avec le petit lac, exprès à cause du vert, qui fournissait un fond d’une puissance extravagante.
  Tandis que les intérieurs restent dans des tonalités très douces.
  Oui, comme c’est là-bas. Là-bas, les intérieurs sont souvent dans l’ombre et très doux. D’ailleurs, dans Le Fleuve, je suis loin de rendre l’impression de couleurs du Bengale; il y a encore beaucoup à faire, notamment avec les maisons.
  Et vous ne vous souciez nullement des lois picturales des rapports de couleurs.
  Non, je suis convaincu que notre métier, c’est de la photographie; si l’on se met devant une scène en se disant: «Je vais être Rubens ou Matisse», je suis sûr qu’on se met le doigt dans l’œil; non, c’est de la photographie, ni plus ni moins; je crois que les préoccupations plastiques n’ont rien à voir avec notre métier. Les robes du River, par exemple, je pense que cela n’aurait aucune valeur picturale; je crois que cela a une valeur sur l’écran, une valeur photographique, ou plutôt cinématographique; car c’est de la photographie, non, c’est du cinématographie; c’est une chose à part.
  Et la couleur, procédé réaliste, doit obliger le cinéaste au Réalisme.
  J’en suis persuadé; nous somme à une époque où nous sommes tous plus ou moins des intellectuels avant d’être des sensuels, et ce sont des raison intellectuelles qui nous déterminent dans nos croyances, ou dans nos choix; c’est par exemple une publicité sur Dubonnet, en face du café où on prend l’apéritif, qui fait qu’instictivement nous dison: «Un Dubonnet.» au garçon qui vient; nos sens n’ont plus rien à voir là-dedans, c’est un Mécanisme de l’esprit et non du palais; et c’est la même chose pour tout, et c’est extrêmement dangereux. Je crois qu’une des fonctions de l’artiste est d’essayer de recréer le contact direct de l’homme avec la Nature.
 
  Propos recueillis par Rivette et Truffaut.                                                                                                                                                                

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