En résumé, nous ne pouvions
avoir d’autre ambition qu’essayer de prendre la suite du célèbre article du
«Point», où Renoir résumait en décembre 1938 la première partie de son
existence; et tout naturellement, notre première question abordait La Règle du
Jeu.
Il y avait très longtemps que
j’avais envie de faire La Règle du Jeu, mais cette envie est devenue plus
précise pendant que je tournais La Bête Humaine. Ce film, comme vous le savez,
est tiré d’un roman de Zola, c’est essentiellement une œuvre naturaliste; j’ai
été aussi fidèle que je l’ai pu à l’esprit du livre; je n’en ai pas suivi
l’intrigue, mais j’ai toujours pensé qu’il valait mieux être fidèle à l’esprit
d’une œuvre originale qu’à sa forme extérieure. D’ailleurs, j’avais eu de
longues conversations avec Madame Leblond-Zola, et je n’ai rien fait sans être
sûr de travailler dans un certain sens qui eut pu plaire à Zola. Cependant, je
ne me suis pas cru tenu de suivre le trame du roman: j’ai pensé à certains
ouvrages comme l’histoire du Vitrail, la Cathédrale, la Faute de l’Abbé Mouret
ou la Joie de Vivre; j’ai pensé au côté poétique de Zola. [Rapprochons de ces
propos ceux-ci recueillis en 1951 par André Bazin et Alexandre Astrue:
Question, Lorsque vous lisez un livre pour l’adapter, savez-vous exactement où
vous irez? Réponse: Non. On en voit des bouts, et lorsqu’on voit assez fort, on
peut y aller. Ce qui m’a aidé à faire La Bête Humaine, ce sont les explications
que donne le héros sur son atavisme; je me suis dit: ce n’est pas tellement
beau, mais si un homme aussi beau que Gabin disait cela en extérieur, avec
beaucoup d’horizon derrière, et peut-être avec du vent, cela pourrait prendre
une certaine valeur. C’est la clé qui m’a aidé à faire ce film.] Mais enfin,
les gens qui aiment bien Zola se sont déclarés satisfaits.
Néanmoins, travailler à ce
scénario m’a inspiré le désir de donner un coup de barre, et peut-être de
m’évader assez complètement du naturalisme, pour essayer d’aborder un genre
plus classique et plus poétique; le résultat de ces réflexions a été La Règle
du Jeu.
Comme on s’inspire toujours de
quelque chose (il faut tout de même partir d’un point, même s’il ne reste rien
de ce point dans l’œuvre définitive), pour m’aider à penser à La Règle du Jeu,
j’ai relu assez attentivement marivaux et Musset, sans avoir l’idée d’en suivre
même l’esprit. Je pense que ces lectures m’ont aidé à établir un style, à
cheval sur un certain réalisme, pas extérieur, mais réalisme tout de même, et
une certaine poésie; tout au moins, j’ai essayé.
Un Bouquet de fleurs.
On a dit que vous étiez parti
d’une adaptation des «Caprices de Marianne».
Non, je n’ai pas eu l’intention
de faire une adaptation; disons que lire et relire les «Caprices de Marianne»,
que je considère comme la plus belle pièce de Musset, m’a beaucoup aidé; mais
il est évident que cela n’a que des rapports bien lointains; c’est beaucoup
plus pour la conception des personnages que pour la forme et l’intrigue, que
ces auterus m’ont aidé.
Vous avez écrit plusieurs états
successifs de ce scénario; Jurrieu, par exemple, était chef d’orchestre dans
une première version.
Oui, bien sûr, mais cela,
toujours. Cette pièce que j’écris maintenant [Orvet.], Je la récris pour la
troisième fois, et même la quatrième; elle n’a plus aucun rapport avec mon
premier jet, les personnages sont même d’identité différente.
Mais vous avez également
modifié La Règle du Jeu pendant le tournage?
Sur le plateau? Oui, j’ai
beaucoup improvisé: les acteurs sont aussi les auterus d’un film, et quand on
se trouve en leur présence, ils apportent des réactions que l’on n’avait pas
préveus; ces réactions sont très souvent bonnes, et on serait bien fou de ne
pas en profiter.
Et dans quel sens avez-vous
modifié.
Eh bien, les modifications qui
sont apportées par mes contacts avec les acteurs, dans tous mes films, sont à
peu près du même ordre. J’ai une certaine tendance à être un peu théorique dans
le début de mes travaux: ce que je voudrais dire, je le dis un peu trop
clairement, un peu comme un conférencier, et c’est extrêmement ennuyeux. Peu à
peu (et le contact avec les acteurs m’y aidé énormément), j’essaie de
m’approcher de la manière dont, dans la vie réelle, des personnages pourraient
s’intégrer à leurs théories, tout en restant soumis aux mille impedimenta de la
vie, aux mille petits théorique, que l’on ne peut jamais le rester; mais je
commence toujours par être théorique. Je suis un peu dans le cas d’un homme qui
est amoureux d’une femme et qui va la voir avec un bouquet de fleurs à la main;
dans la rue il se répète le discours qu’il va lui tenir, et il fait un discours
magnifique, avec des comparaison, en parlant de ses yeux, de sa voix, de sa
beauté, et en se vatant lui-même, n’est-ce pas. Et puis, on arrive devant la
femme, on tend le bouquet de fleurs et on dit tout à fait autre chose.
Néanmois, d’avoir préparé le discours, cela aide tout de même un petit peu.
Et la sincérité du dernier
moment.
Voilà. Il y a aussi une autre
chose, c’est qu’il est extrêmement difficile d’être sincère quand on est tout
seul; il y a des gens qui y parviennet, ce sont des gens extrêmement doués pour
le métier d’écrivain; je suis beaucoup moins doué, et je ne peux réellement
trouver ma propre expression définitive que grâce au contact avec les autres.
Et je ne parle pas tellement de critiques, je parle surtout de cet espèce de
jeu de balle, qui me semble nécessaire. Remarquez, c’est exactement ce qui se
passe partout dans la vie; par exemple, en politique on voit des hommes d’État aller
à une conférence, ils sont préparé des choses extrêmement «malines», ils
oublient entièrement que de l’autre côté on a aussi préparé des choses
extrêmement «malines»; et ils ne s’accordent jamais. Si des deux côtés on
arrivait à cette conférence politique avec l’esprit que j’essaie de mettre dans
mon travail, peut-être pourrait-on s’entendre.
En somme, vous préparez votre
travail avec l’idée tout abandonner sur le plateau.
Oui, absolument; néanmois, je
suis incapable d’improviser complètement, je ne sasurais pas travailler comme
les grands pionniers, comme les grands types du début du Cinéma, comme Mack
Sennet. Je suis souvent allé voir le petit studio de Mack Sennett, qui exsite
toujours dans un vieux quartier, entre Los Angeles et Hollywood; ce n’est plus
un studio, il y a des bureaux maintenant; j’ai parlé avec de vieux machinistes,
de vieux électriciens qui ont travaillé à cette époque-là; j’ai rencontré aussi
quelques vieux opérateurs: il y a par exemple un français qui s’appelle Lucien
Andriot, qui a très bien connu cette époque-là; vous connaissez Lucien, il a
fait L’Homme du Sud avec moi. Alors, le Père Mack Sennett convoquait tout le
monde chaque matin, tous les types qui étaient payés au mois arrivaient, et il
disait: «Qu’est-ce qu’on va faire ce matin?» Quelqu’un proposait: «On pourrait
prendre un sergent de ville, le phoque, une bonne femme habillée en laitière,
et on pourrait aller sur la plage.» Et puis on allait sur la plage, en chemin
on réfléchissait, on tournait quelque chose, et c’était très bon. Il est
évident que je ne saurais pas le faire; je suis obligé de savoir ce que je
tournerai, mais le sachant, ce que je tourne se trouve devenir différent.
Néanmois, cela n’est jamais différent en ce qui concerne les accessoires, le
décor, et le sentiment général de la scène; c’est la forme qui change.
La Prairie et les Peupliers
Pour en revenir à La Règle du
Jeu, n’avez-vous pas été surpris par le mauvais accueil du public?
Eh bien, je ne m’en doutais
pas, et je ne m’en doute jamais, pour une raison très simple: c’est que je me
figure toujours que le film que je vais faire sera un film extrêmement
commercial, qui ravira tous les exploitants et qui sera considéré comme assez
banal; je fais tous mes efforts pour être le plus commercial que je le puis, et
lorsque des aventures comme La Règle du Jeu m’arrivent, elles m’arrivent malgré
moi. D’ailleurs je suis convaincu que c’est le cas constant, je suis convaincu
que les théories suivent la pratique.
Je vous ai dit tout à l’heure
que je commençais par être trop théorique, et puis que la pratique, le contact
avec la vie, modifiaient mon écriture complètement; c’est la vérité. Lorsque je
dis que la théorie suit la pratique, je ne songe pas aux théories que les
personnages auront à exprimer sur l’écran, et qui disparaissent peu à peu dans
mon écriture finale; je pense à la théorie générale du film, les conclusions
que l’on en peut tirer, la leçon, le message, générale du film, qu’il peut
apporter; j’ai l’impression que ce message ne peut être vraiment grand que si
l’on n’y a pas songé avant, que s’il est apparu peu à peu de lui-même, comme un
certain effet de lumière surgit d’un paysage; mais on voit le paysage avant de
voir l’effet de lumière. On se promène dans la campagne, on sait que l’on va
arriver à tel endroit près d’une route et que, là, il y aura une prairie avec
des peupliers; on voit la prairie et les peupliers, en imagination d’abord,
ensuite on les voit vraiment, on s’arrête, on regarde; on voit d’abord une
prairie et des peupliers; peu à peu, les émanations plus subtiles, les jeux de
lumière, certains contrastes, certains rapports apparaissent, qui sont
l’essentiel du paysage, qui sont bien plus importatns que la prairie et les
peupliers, mais on ne les voit qu’après avoir vu la prairie et les peupliers.
Il peut même arriver, et cela arrive chez beaucoup d’artistes, qu’ils oublient
entièrement la prairie et les peupliers et ne gardent que les conséquences;
c’est ce que l’on appelle l’art abstrait. En Réalité, je crois que tout grand
art est abstrait; même s’il reste un peu de la prairie et des peupliers, il
faut que cette prairie et ces peupliers soient assez modifiés pour que cela ne
demeure pas une simple copie.
Et vous avez ainsi découvert
plus tard tout ce qui, dans La Règle du Jeu, faisait pressentir l’approche de
la guerre.
Ah, non, ça, j’y pensais, mais
j’y pensais d’une façon extrêmement vague; je ne me disais pas: il faut
absolument, dans ce film, exprimer ceci ou cela, parce que nous allon avoir la
guerre; cependant, sachant que nous allions voir la guerre, en étant absolument
convaincu, mon travail en était imprégné malgré moi; mais je n’établissais pas
de relation entre l’état de guerre presque immédiat et les dialogues de mes
personnages ou tel ou tel mots.
Le Jeu compliqué du baroque
italien
Et votre film suivant fut en
effet interrompu par la guerre. Mais pour quels motifs aviez-vous été tourner
La Tosca en Italie?
Eh bien, cela a correspondu à
plusieurs choses: d’abord à une envie très grande de ma part de tourner en
Italie; ensuite, au fait qu’on m’a demandé de tourner en Italie. Cela se
passait avant la guerre, mais les gens se doutaient tout de même un peu de ce
qui allait arriver, et beaucoup d’officiels en France désiraient que l’Italie
reste neutre; il s’est trouvé que le Gouvernement italien, et même la famille
de Mussolini, ont exprimé le souhait que j’aille en Italie; mon premier
mouvement a été de refuser, et j’ai refusé; et on m’a dit: «Vous savez, le
moment est un peu spécial, il faut oublier vos préférences personnelles,
rendez-vous le service d’aller là-bas», non seulment pour tourner La Tosca,
mais aussi pour donner quelques leçons de mise en scène au Centre Expérimental
de Rome; ce que j’ai fait. Voilà donc la raison matérielle, pratique; la
raison, si j’ose dire, intellectuelle, c’est la conséquence de La Règle du Jeu:
vous savez, on ne songe pas à Marivaux sans songer à l’Italie; il ne faut pas
oublier que marivaux a commencé par écrire pour une troupe italienne, que sa
maîtresse était italienne, et qu’il est essentiellement un continuateur du
théâtre italien: je crois qu’on peut le mettre dans le même panier que Goldoni.
Ce travila sur La Règle du Jeu m’avait donc rapproché de l’italie d’une façcon
fantastique, et j’avais envie de voir des statues baroques, de voir des anges
sur des ponts, avec des vêtements et trop de plis, et des ailes avec trop de
plumes; j’avais envie de cet espèce de jeu compliqué du baroque italien. Je
dois dire que, plus tard, j’ai très vite compris que le baroque n’était pas
l’essentiel de l’Italie; maintenant, je suis beaucoup plus attiré par les
périodes antérieures, et même par ce qui précède le Quatrocento; et si l’on
m’offrait de visiter un endroit en italie, je crois que je choisirais de
retourner au Musée de Naples pour revoir les peintures grecques de Pompéi; oui,
c’est encore cela que je me paierais. Mais à l’époque de La Tosca, je ne savais
pas tout cela; je l’ai appris depuis.
Vous n’avez tourné, je crois,
que la première séquence, où le goût du baroque est flagrant?
Oui, quelques galopades au
début, quelques chevaux; je ne sais pas s’ils y sont, je n’ai jamais vu le
film. Koch, mon camarade, qui était mon collaborateur et assistant, a tourné le
film à ma place lorsque l’Italie est entrée en guerre; on m’a dit que le film
suivait mon scénario d’une façon assez précise, et Koch me l’a dit lui-même.
C’est en tout cas un très bon
film.
Ah oui? Tant mieux, cela prouve
que je peux écrire des scénarios, cela me flatte beaucoup.
La Façade de tournus
Ne doit-on pas regretter que
Koch n’ait jamais tourné d’autres films?
Certainement. C’est un homme
remarquable; c’est un des hommes les plus intelligents que je connaisse, au
monde; il est venu au Cinéma d’une façon très curieuse: au lieu d’arriver par
la technique, comme tant de gens (ce qui, à mon avis, crée toute une race de
metterus en scène d’une grande banalité), il est arrivé au Cinéma par l’étude
de l’Architecture médiévale. C’est un homme qui connaît l’Architecture
médiévale comme personne; lorsque nous avons commencé à travailler ensemble,
nous allions dans des églises. Ainsi je me rappelle la première fois où cela
m’a étonné: c’était à Tournus qui, comme vous le savez, est une église romane;
nous sommes arrivés, Koch a regardé la façade, il s’est orienté, il a dit:
«Voyons, le Nord, le Sud; eh bien, je sais.» Il m’a dit tout ce qu’on allait
trouver dans l’église; il connaissait le moindre chapiteau, tout, par cœur.
Il était le mair de Lotte
Reiniger.
Oui, il l’est toujours
d’ailleurs; j’espère bien aller les voir bientôt en Angleterre. Il travaille
très difficilement, parce qu’il n’a pu, je crois, obtenir la permissions des
syndicats anglais; c’est très malheureux de voir un homme qui possède le Cinéma
dans sa main, et pas en théoricien, en homme qui a une grande culture et en
homme pratique, c’est vraiment dommage de voir qu’il ne fait pas de films.
Il était également votre
collaborateur La Règle du Jeu.
Oui, on a travaillé ensemble
tout le temps; ce qui nous a séparé, c’est l’entrée en guerre de l’Italie;
c’est cela qui, indirectement, m’a envoyé en Amérique.
Nous en arrivons donc à
l’essentiel de cet entretien: votre expérience américaine, dont nous aimerions
vous entendre parler aussi longuement qu’il vous plaira.
Remarquez, des tout ce que l’on
a dit des grandes raison pour lesquelles il est difficile d’y travailler, pour
une homme comme moi, pour un improvisateur. C’est que les grands studios ont
des frais énormes, que les films y coûtent très cher, et qu’ils ne peuvent pas
risquer tout cet argent sans avoir ce qu’ils appellent la sécurité; la sécurité,
c’est le scénario, c’est le plain de travail; chaque détail d’un film est fixé
à l’avance par une espèce de conseil d’administration dont font partie les
personnages principaux du studio, ainsi que le producteur et le metteur en
scène. Remarquez que si vous êtes éloquent, vous faites pratiquement ce que
vous voulez comme metteur en scène; mais vous êtes oblige de le prévoir, vous
êtes obligé de convaincre à l’avance les gens de ce que vous ferez, et cela, je
ne sais pas le faire. Il m’est arrivé constamment, après avoir convaincu des
gens qu’il fallait faire ceci ou cela, une fois sur le plateau, de trouver cela
complètement idiot et d’avoir envie de faire autre chose. Autrement dit, ce que
l’on dit de la Tyrannie des grands studios est quelquefois vrai, mais cela
dépend des individus; personnellement, j’aurais pu y travailler sans être le
moins du monde tyrannisé, d’une façon même extrêmement agréable, si j’avais le
don de prévoir ce que je voudrai sur le plateau; je ne l’ai pas. D’ailleurs,
lorsque j’ai décidé de quitter la Vingtièeme Century Fox après Swamp Water,
cela s’est passé d’une façon extrêmement amicale; j’ai expliqué ce que je vous
explique maintenant à Zanuck, et Zanuck m’a dit: «Evidemment, nous ne pouvons
pas; nous sommes obligés de savoir où nous allons; nous regrettons beaucoup»;
je luis ai dit: «Eh bien, soyez gentil, rompous mon contrat»; il m’a dit: «Mais
bien sûr»; nous sommes les meilleurs amis du monde. Mais je pense que mon genre
de travail ne cadre pas avec une grande administration; d’ailleurs je pense que
mon genre de travail va disparaître, non seulement de Hollywood, mais du monde
entier, parce que les films coûtent trop chers aujourd’hui; le prix d’un film
est une chose insensée; c’est pourquoi je suis convaincu que des gens dans mon
cas, et tout de même, il faut bien que ces gens-là fassent aussi des films, ne
pourront travailler, peut-être, dans l’avenir, que dans le cadre d’un
cinématographe moins cher, en noir et blanc, moins industriel, peut-être en
16mm, c’est possible.
Picasso né en Chine
Aviez-vous proposé vous-même le
scénario de Swamp Water?
Non, pas du tout. C’est Dudley
Nichols qui l’avait écrit, peut-être un an auparavant, sous une forme
d’ailleurs différente. Nichols, à ce moment-là, avait quitté Hollywood et il
était dans l’est, dans le Conneticut, où il écrivait d’autres choses, mais pas
pour le Cinéma. A mon arrivée, la Fox m’a donné à lire des quantités de
scénarios eu me demandant de choisir celui que je voudrais tourner; j’en ai llu
des tas, et tous, pour mon goût, étaient trop des copies d’histoires
européennes. Or, je n’ai pas perdu la conviction qu’il est extrêmement
difficile de faire des films qui ne soient pas liés à l’endroit où on les fait;
je pense que l’origine de l’artiste n’a pas une importance extrême, mais.
J’emploie très souvent la comparaison de l’École française de peinture, qui a
tout de même été dans le monde un événement aussi important que la Renaissance
italienne; or ily avait là des gens qui venaient de tous les pays possibles,
c’étaient tout de même des gens qui peignaient français, et en contact étroit
avec tout ce qui vient du sol français: Picasso est peut-être espagnol, il
peint en France, c’est un peintre français, et s’il était né en Chine, il
serait peintre français la même chose. C’est la raison pour laquelle, en tant
que français, la Fox m’avait proposé des tas de films sur la France ou sur
l’Europe en se disant: «Il connaît bien la France, il connaît bien l’Europe, il
va faire des choses épatante»; mais je n’en voulais pas; finalement, je tombe
sur cette histoire essentiellement américaine, et j’en ai été ravi; cela a
d’ailleurs eu l’avantage de me mettre en relation avec Dudley Nichols, qui est
resté un ami extraordinaire, je peux dire un frère, avec lequel je suis en
correspondance et avec qui j’ai entrepris d’autres films qui ne se sont jamais
faits. Je dois aussi à Swamp Water de m’avoir fait connaître l’Amérique, car il
s’est produit ceci: cela se passe en Georgie, j’ai demandé à l’administration
du studio: «Quand partons-nous en Georgie?» Ils ont été extrêmement étonnés;
ils m’ont dit: «Vous croyez qu’on construit un studio qui vaut tant de
millions, où l’on peut reproduire n’importe quoi, pour aller ensuite en
Georgie? Nous allons vous faire la Georgie ici.» Je n’ai pas marché, j’ai
protesté véhémentment; l’histoire est venue devant Zanuck, qui s’est tordu; il
s’est dit: «Tout de même, ces français ont de drôles d’idées»; je lui ai dit:
«J’ai de drôles d’idées, mais j’aime mieux vous dire que je préfère ne rien
faire, que de faire ce film en studio; il me semble qu’en Georgei on trouvera
tout au moins quelques extérieurs; je ne vous dis pas que nous ne devrions pas faire
ici les intérieurs ou même quelques extérieurs qui ne sont pas typiques; le
devant d’une maison, mon dieu, pourquoi ne pas le construire dans la cour du
studio; mais tout ce qui exprime le caractère du paysage georgien, je veux le
faire en Georgie.» Alors nous sommes allés en Georgie, et cela a été pour moi
l’occasion de connaître ce marécage; et j’aime mieux vous dire que cela a été
fort agréable et que je me suis bien amusé.
Je suis un metteur en scène
lent
Il s’est produit une autre
chose, c’est que ce film a mis plus de temps à se tourner que ne le prévoyait
le devis; je devais le tourner, je ne sais pas, en quarante jours, et j’en
étais peut-être déjà au quarante-cinquièeme jour, et nous étions loin de la
terminaison du film. J’avais un opérateur extrêmement lent, mais ce n’étais pas
de sa faute; c’était moi qui prenais mon temps pour tourner le film; un jour on
a appelé l’opérateur pour lui faire de grands reproches sur sa lenteur; j’ai
protesté: «Écoutez, ce n’est pas l’opérateur qui est lent, c’est moi; je suis
lent, je suis un metteur en scène lent, et si vous ne voulez pas de metteur en
scène lent, ne m’employez pas.» Cet opérateur d’ailleurs est devenu un ami très
cher, il a été très content de cette attitude. [C’était Peverell Marley.] Il se
produisait en effet ceci: j’avais refusé une histoire tirée d’un roman connu,
j’avais refusé toute vedette, j’avais certes de très bons acteurs; il y avait
Walter Huston; Dana Andrews était un stockboy, Anne Baxter était une stockgirl;
Walter Brennan avait eu un Academy Award et était très connu; mais c’étaient
des acteurs de caractère, c’étaient des seconds rôles, et à cette époque-là, la
hiérarchie des stars était très sévère à Hollywood: un film coûtant tant devait
présenter au public une vedette, jeune premier ou jeune première, de telle
importance. Comme je l’avais refusé, mon film était tombé automatiquement dans
une catégorie de films devant être faits avec seulement ant d’argent. Et les
administrateurs du studio s’inquiétaient de voir un film sans noms coûter déjà
plus qu’il n’était normal; on m’a donc demandé d’arrêter le tournage; j’ai
cessé de tourner le film et je suis rentré chez moi; dans la nuit, j’ai reçu un
coup de téléphone de Zanuck qui m’a dit: «Non, non, Jean; évidemment, c’est un
jeu, mais je prends la responsabilité sur moi et j’ai expliqué au conseil
d’administration que, malgré ces dépenses supplémentaires, vous continuerez ce
film.» Alors je suis rentré tourner le lendemain matin; et j’ai été le
bénéficiaire d’une manifestation qui m’a touché énormément et qui montre que
les gens de Cinéma sont vraiment les mêmes dans tous les pays du monde et
s’entendent bien: lorsque je suis arrivé au studio, à 9 heures exactement, qui
était l’heure de tournage, j’ai trouvé toute l’équipe au milieu du plateau; les
électriciens au lieu d’être à leurs lampes étaient en bas, l’opérateur, les
acteurs, les figurants, tout ce monde était là d’une façcon extrêmement
formelle, un peu comme si j’entrais à l’Élysée pour une visite au Président de
la République, et quand j’ai ouvert la porte, ils m’ont tous applaudi; cela a
été un grand applaudissement, et puis on a commencé le travail; c’était très
agréable.
Un autre opérateur, que j’ai eu
dans le même film, était un garçcon très intéressant: Lucien Ballard est un
indien américain, et comme beaucoup d’indien américains, il porte un nom
français, parce que les français, au XVIIIe siècle, ont eu des contacts très
étroits avec les indiens; beaucoup se sont établis dans des tribus ou des
territoires indiensfrançais. Lucien Ballard était un être exquis; comme il
gagnait bien sa vie, il essayait d’aider les indiens, qui sont souvent très
malheureux dans les réserves; il m’a emmené une fois dans un réserve, où nous
avons passé plusieurs jours avec des indiens Hopis, dans une école absolument
charmante, d’où j’ai ramené des quantités d’aquarelles, faites par de petits indiens,
qui représentaient à peu près toutes le Père Noël avec une barbe blanche.
Swamp Water a eu un grand
succès aux ÉtatsUnis.
Oui; d’ailleurs, Zanuck me
l’adit souvent plus tard; cette année-là, il y avait tout un programme, dont
cinq ou six grands films avec de très grandes vedettes et des millions de
dépenses, et Swamp Water a fait beaucoup plus d’argent que tous ces films-là;
alors ils étaient très contents. Néanmoins, malgré ces bonnes relations, je
n’ai pas repris mon travail à la Fox.
Deanna, Koster, Saint-ex.
On a dit que vous aviez
commencé un film avec Deanna Durbin.
Oui; en sortant de la Fox, on
m’a proposé ce film à Universal; j’ai fait la connaissance de Deanna Durbin,
qui m’a beaucoup plu; c’est une fille charmante, et à cette époque-là, elle
était juste au passage de l’état de jeune fille à l’état de femme; elle venait
de se marier, elle était particulièrement ravissante et j’étais très excité. La
raison pour laquelle je n’ai pas terminé ce film, c’est que Deanna Durbin était
la prisonnière du genre qui avait fait son succès; c’est un genre que j’admire
beaucoup; il a été inventé par quelqu’un que vous connaissez bien, qui a vécu
longtemps à Paris, qui est Henry Koster; Koster était d’abord scénariste et
c’est lui qui avait amené l’idée des Trois Jeunes Filles à la page; c’était un
film charmant, et il avait vraiment découvert pour Deanna Durbin un genre qui
était extraordinaire; d’ailleurs, quand j’ai commencé ce film, je me suis fait
projeter tons les Deanna Durbin, et j’aime mieux vous dire qu’il y en avait, et
les film de Koster étaient évidemment très supérieurs aux autres. Mais enfin,
je n’étais pas doué pour ce genre-là et il valait beaucoup mieux que le film
soit terminé par des gens connaissant mieux ce métier que moi. Le succès de
Deanna Durbin avait absolument sauvé Universal, qui était tout près de la
faillite quand Koster était arrivé avec ses idées, avait fait tourner Deanna
inconnue dans les Trois Jeunes Filles, et cela avait été immédiatement la
fortune pour Universal; Deanna Durbin était donc devenue comme une valeur
bancaire, et le scénario de ce film était donc devenue comme une valeur
bancaire, et le scénario de ce film était encore une fois du type habituel.
Remarquez, je vous le répète, je pouvais y introduire mon influence comme je le
voulais; mais enfin, chaque décision était si grave, n’est-ce pas, un sourire
et un coup d’œil en coin étaient l’objet d’une délibération de dix personnes
autour d’un tapis vert; alors cela me semblait difficile de travailler avec
autant de gravité.
C’était un peu comme modifier
les lois des mosaïques byzantines.
Oui, c’est à peu près cela.
Ensuite, j’ai voulu tourner Terre des Hommes; j’ai d’ailleurs conservé des
conversations sur disques avec Saint-Exupéry, qui portent surtout sur des
sujets littéraires. Nous voulions donc faire ce film, et nous avions établi,
non pas un scénario, mais un projet, enfin nous avions trouvé un style, une
formule pour faire Terre des Hommes; mais alors là, je n’ai trouvé personne qui
s’y intéresse, malgré le succès du livre aux ÉtatsUnis. Je dois vous dire qu’il
y a eu entre-temps un changement considérable; d’ailleurs Zanuck a beaucoup
fait pour ce changement: c’est l’acceptation de tourner en extérieurs. Lorsque
je suis arrivé à Hollywood, on tournait dans des extérieurs reconstruits;
l’idée d’aller tourner sur place a pris corps avec la guerre; quand je voulais
faire Terre des Hommes, on en était encore à la période de studio intensif; or,
il fallait aller tourner ce film dans les lieux décrits dans le livre, et je
crois que c’est la grande raison qui a éloigné les gens de ce projet.
Un Homme extraordinaire.
C’est alors que vous avez
entrepris This land is mine, qui est une production indépendante.
C’est une production
indépendante distribuée par R.K.O.; mais remarquez que le mot indépendant est
une des nombreuses étiquette que l’on attribue aux cinquante façons différentes
de faire des films à Hollywood. Ce film était indépendant dans ce sens que le studio
nous laissait la paix la plus entière, à Nichols et à moi-même, mais c’était
une finance R.K.O. et une distribution R.K.O.; et nous étions responsables,
vis-à-vis du studio, du budget du film, de ses dépenses et de ses résultats. Je
dois dire d’ailleurs qu’à cette époque, R.K.O. était dirigé par Charlie Korner,
qui était un homme extraordinaire; il est malheureusement mort et je l’ai
terriblement regretté; si Korner n’était pas mort, je crois que j’aurais fait
vingt productions à R.K.O.; j’aurais travaillé toute ma vie à R.K.O. parce que
c’était un homme compréhensif: c’était un homme qui connaissait très bien le
marché cinématographique, très bien l’exploitation, mais qui tout de même
admettait qu’on puisse faire des essais; d’ailleurs, les gens qui l’avaient
précédé à R.K.O. étaient aussi des gens assez extraordinaires: ils ont quand
même permis des expériences comme Citizen Kane, qui n’eut été possible dans
aucun autre studio. R.K.O. a véritablement été le centre du vrai Cinéma de
Hollywood pendant les derniéres années, jusqu’à la mort de Korner, c’est-à-dire
en 1946; Korner est mort pendant La Femme sur la Plage, que j’ai terminé avec
une direction provisoire du studio.
Vous avez réalisé This land is
mine en collaboration étroite avec Dudley Nichols?
Très étroite; nous avons écrit
le scénario ensemble, complètement, c’est-à-dire que nous nous sommes enfermés
dans une petite chambre, lui, ma femme qui nous aidait, et moi-même, et nous
avons tout composé, tout fait ensemble. À ce moment-là, Nichols ne pensait pas
à la mise en scène, c’est moi qui l’y ai fait penser; il y a d’ailleurs renoncé
de nouveau; mais à cette époque, il ne voulait pas se mêler de la prise de vue;
sur le plateau, j’étais donc seul; cependant, en ce qui concerne l’écriture du
scénario, ainsi que les discussions avec les décorateurs, c’est notre
collaboration complète. D’ailleurs, comme décorateur, j’avais amené Lourié, de
France, avec moi.
On remarque dans ce film un
style assez différent de celui de vos autres films américains.
Avec peut-être plus de
contre-champs, moins de scènes tournées d’un coup? Eh bien, je vais vous dire:
ce film est un film bizarre, et si l’on vent en parler, il faut penser à
l’époque à laquelle il a été tourné; il a été tourné à une époque où beaucoup d’américains
se laissaient influencer par une certaine propagande tendant à représenter
toute la France comme extrêrement collaboratrice. Ce film, que l’on a eu tort
de présenter en France, je l’ai fait uniquement pour l’Amérique, pour suggérer
aux américains que la vie quotidienne dans un pays occupé n’était pas aussi
facile que certains pouvaient le penser. Je dois dire que les résultats ont été
extraordinaires, et je m’en félicite; non seulement le film a cu une très belle
carrière, mais j’ai reçu des lettres d’approbation et de nombreuses
manifestations d’affection et d’estime pour la France; je pense que le film a
rempli son but. Néanmois, comme ce film était un peu de
propagande, j’ai horreur du mot propagande, mais enfin, enfin, il voulait
convaincre de quelque chose; j’ai donc pensé qu’il fallait être prudent et
pouvoir modifier le montage. D’habitude je suis très sûr de mon montage
sur le plateau et je prends tous les risques; c’est encore une des causes de
mon divorce avec les grands studios, car la base de leur méthode, c’est qu’on
ne doit pas prendre de risques; or, personnellement, j’aime mieux prendre des
risques: si je sais que je dois me jeter à l’eau et que je me noie si je ne
m’en sors pas, si je sais que je ne peux pas m’en tirer ensuite par des trucs
au montage, j’ai impression que ma scène est mieux tournée. Or dans les grands
studios, et toujours pour des raisons de dépenses: quand un produit coûte cher,
on veut être sûr qu’il conviendra au client, le seule méthode est celle de la
sécurité; et à cause de cela, il faut des plans, des contre-plans, des plans
d’ensemble, des plans moyens, de façcon à pouvoir presque, avec quelques
retakes, refaire un autre film si cela ne colle pas au montage; or, je n’ai
jamais fait cela. Je l’ai fait dans This land is mine, parce que la partie qui
se jouait était trop grave; il me semblait que j’étais un peu responsable. Vous
savez, beaucoup de français aux États-Unis pendant cette guerre se livraient à
des discours patriotiques absolument incompréhensibles, tout à fait
confidentiells et même quelquefois un peu agressifs; et j'avais l’impression
que ce n’était pas la vraie façon de présenter notre pays; ma responsabilité
était donc assez grande, et j’ai acquis l’état d’esprit d’un grand studio qui
veut être prudent, mais pour d’autres raisons; et j’ai vraiment cadré le film,
et je l’ai découpé comme un film commercial, pour pouvoir au besoin le modifier
au montage, et doser, par des previews, les effets sur un public que je voulais
convaincre.
En voyant This land is mine,
nous avons irrésistiblement pensé aux «Contes du Lundi» de Daudet, et
particulièrement à «La Dernière Classe».
J’y ai pensé. Écoutez; ma
première idée, quand j’ai quitté la France, était de faire un film sur un exode
d’enfants de Paris vers le Midi. En Réalité, je pensais à Jeux Interdits, mais
sans l’histoire du cimetière, bien sûr; et puis, j’ai pensé que, des enfants
que l’on ferait jouer, cela ne serait pas bien à l’étranger; il fallait faire
jouer des enfants français en français; un film sur cette situation devait donc
être fait par des acteurs français; un film sur cette situation devait donc
être fait par des acteurs affirmés, pouvant traduire artistiquement,
c’est-à-dire artificellement, certains sentiments à l’usage d’un public américain.
Alors, j’en ai parlé souvent avec Charles Laughton qui est un de mes bons amis,
nous nous voyons constamment, est c’est en vous reracontant le conte de Daudet
qu’un jourj ‘ai eu l’idée de cette histoire, que j’ai écrite.
Cela prouve en tout cas l’efficacité
de Daudet à travers les époques.
Oui, c’est étonnant.
On vous attribue également la
paternité d’un court-métrage, Salute to France, que nous n’avons d’ailleurs
jamais vu.
Écoutez, Salut à la France ne peut pas m’être attribué; dans ma vie,
j’ai fait des quantités de films, plus ou moins de propagande, pour aider des
causes diverses, ou, très souvent, pour aider des groupes de techniciens, qui
se trouvaient être mes camarades et avoir travaillé dans mes films, et qui me
disaient: «On fait tel film, venez donc nous donner un coup de main». Pour le
Salut à la France, quelques camarades travaillaient à l’Office de War
Information à New York, Burgess Meredith par exemple,
ou Philip
Dunne, qui est maintenant un scénariste très
connu, c’est lui qui a fait La Tunique, n’est-ce pas. Ils m’ont dit «Vous
devriez venir à l’Office de War Information pour nous aider à faire un film à
l’usage des troupes américaines, pour leur expliquer qu’en France, on boit du
vin, qu’on fait ceci, qu’on fait cela, de façon à éviter des conflits
(inévitables d’ailleurs), enfin pour expliquer un peu ce que sont les français
aux américains qui vont débarquer.» J’ai donc reçu une invitation officielle de
l’Office de War Information; j’ai pensé que je ne pouvais pas dire non, que
c’était ma façon de payer mon écot au Gouvernement américain et au Gouvernement
français; je suis allé là et j’ai participé à un film, mais je n’ai pas fait ce
film; dans ce film, il y a un peu de moi, mais très peu.
Le Plus grand metteur en scène
au monde.
Nous en arrivons donc à l’Homme
du Sud, qui marque, je le suppose, le début des productions indépendantes.
C’est cela; l’idée du
Southerner m’a été donnée par Robert Hakim; un jour celui-ci m’a apporté un
scénario qui était, enfin qui n’était pas très bon, qui était surtout le
scénario type pour grand studio; et il m’a dit: «Je voudrais tourner ce film
avec un très petit budget»; or, j’ai lu le scénario, cela n’était tournable
qu’avec des millions. Je le lui ai dit, et il en a été convaincu, mais j’ai
ajouté: «Il y a tout de même des choses épatantes dans cette histoire, je
voudrais bien lire le livre» (car c’était déjà une adaptation); il m’a donne
apporté le livre, qui est un livre charmant; c’est une suite d’histoire
dourtes; qui se passent dans le Texas, écrites par un type qui s’appelle
Cessionsperry, sur des personnages comme ceux qu’il y a dans le Southerner, des
histoires d’ailleurs beaucoup plus variées; on pourrait faire dix films comme
cela avec ce livre. Et après l’avoir lu, j’ai dit à Hakim: «Cela m’intéresse à
la condition que je puisse oublier le premier scénario, et en écrire un autre.»
Il s’est trouvé que Hakim a proposé le Southerner à un autre producteur, qui
était David Loew; et cela a été pour moi l’occasion de devenir l’ami de ce
personnage tout à fait extraordinaire; c’est vraiment un type épatant, qui a
été extrêmement courageux; j’ai donc écrit un scénario, ce scénario lui a plu,
il m’a dit: «C’est entendu, on marche»; je lui ai dit: «Je vous préviens, je
modifierai pendant le tournage»; il m’a dit: «Très bien»; je lui ai dit:
«D’ailleurs, soyez donc là; comme cela, quand je modifierai, on en discutera
ensemble»; il m’a dit: «Mais ça m’intéresse beaucoup»; il a très bien compris
ma façcon de travailler. Mais lorsque le scénario a été présenté aux deux stars
du film, celles-ci, qui étaient habituées à des scénarios extrêmement
différents, ont été très nettes; c’étaient des gens qui me couvraient de
fleurs, qui m’adoraient, qui disaient: «Ah. Jean, le plus grand metteur en scène
au monde», etc. Mais quand j’ai présenté mon scénario, les compliments se sont
transformés en critiques et elles ont dit: «Nous ne sommes pas forcées de
tourner un scénario comme cela, nous refusons.» Alors David Loew leur a dit:
«C’est très bien, vous refusez; moi, cela m’est complètement égal; avec Jean
nous allons choisir des acteurs»; et nous avons choisi, de nouveau, des acteurs
pas connus, et nous avons commencé une aventure complète. Le film devait être
distribué par United Artists, mais United Artists a dit à David Loew: «Nous ne
pouvons pas le distribuer parce que vous nous avez promis un film avec des
stars; il n’y en a pas; alors vous pourrez le garder pour vous.» David Loew
leur a dit: «C’est très bien; j’ai des intérêts assez forts dans une trentaine
de films que vous distribuez, je vais tous les donner à Columbia»; alors United
Artists a dit: «Eh bien, nous allons prendre le Southerner». C’est un film que
j’ai fait en complète liberté, et c’était, dès le départ, un film assez
ambitieux; remarquez que c’était un film plus ambitieux à Hollywood qu’ici,
parce qu’on avait déjà raconté en France des histoires de ce genre, et on en
racontera encore; mais à ce moment-là, c’était la guerre en Amérique, et il y
avait une sorte de mot d’ordre, suivant lequel Hollywood devait représenter les
États-Unis d’une façon assez glorieuse dans le monde; d’ailleurs le film n’a
pas été présenté en Europe, il est arrivé en France beaucoup plus tard, et un
peu par raccrocs; United Artists haïssait le film; comme on les avait forcés de
le prendre, ils l’ont très mal sorti; le film a tout de même fini par faire de
l’argent; je le sais parce que j’avais un intérêt sur les bénéfices, et j’ai vu
de l’argent; donc c’est qu’il y a eu des bénéfices; d’ailleurs, à l’heure actuelle,
le film appartient à David Loew et à moi-même; et en ce moment-ci, nous
commençons à le sortir à la Télévision.
Florence, pise et ravenne.
Peut-être nous trompons-nous,
mais il nous semble que L’Homme du Sud marque le début d’une certaine évolution
de votre conception du Cinéma.
Ce n’est pas une idée fausse,
c’est une idée extrêmement juste; et pour une raison très simple, c’est que
c’était la fin de la guerre; la Libération est arrivée pendant que je tournais
le Journal d’une Femme de chambre, que j’ai commencé quelques semaines après le
Southerner; et tont de suite, des idées différentes me sont venues. Cette
guerre a été considérée par beaucoup comme une guerre, comme simplement une
guerre; mais c’est beaucoup plus qu’une guerre, c’est une révolution
considérable, c’est un remaniement, d’ailleurs absolument incontrôlé, du monde.
Je pense que les gens vont se trouver regroupés beaucoup plus par civilisations
que par nations; je ne veux pas dire que les nations disparaîtront; les nations
existaient au Moyen Âge, elle étaient plus nombreuses; il y avait Florence,
Pise et Ravenne, au lieu de l’Italie; mais les citoyens de Ravenne, de Pise ou
de Florence étaient, avant tout, les partis d’une civilisation, qui était la
civilisation chrétienne de l’Ouest; c’étaient les Chrétiens romains, et ceux-ci
représentaient certaines idées qui étaient la continuation des idées des grecs,
modifiées surtout par le début du Moyen Âge, les divisions entre nations
étaient plus faibles que les divisions par intérêts, par professions, par
tendances intellectuelles; il est parfaitement évident qu’un clerc, un monsieur
dont la profession était d’être instruit, d’essayer d’apprendre, n’était pas un
intellectuel italien ou français, c’était un intellectuel qui appartenait à la
grande civilisation occidentale; et ce clerc était à son aise aussi bien à
l’Université de Bolonge, qu’à celle de Caen ou celle d’Oxford. La première
grande œuvre française que nous connaissions, il y en a peut-être eu d’autre
qui ne nous sont pas parvenues, la seule version donc que nous connaissions de
la Chanson de Roland (celle qui a été mise en français moderne par Bédier) a
été écrite à Oxford; elle aurait pu être écrite à Milan la même chose. Il y
avait donc, à l’intérieur de l’Occident, une sorte d’internationale des
intérêts intellectuels; il y avait aussi des internationales d’autre intérêts:
un tonnelier était un tonnelier appartenant à ce monde occidental, il était
tonnelier aussi bien à Nuremberg qu’à Bordeaux, et il voyageait, d’ailleurs à pied,
allant de Nuremberg à Bordeaux, et descendant ensuite en Sicile. J’ai
l’impression que cette espèce d’interpénétration nous attend; personnellement,
j’y crois foncièrement. Cela ne
m’empêche pas de croire encore plus fortement aux influences locales, même
encore plus qu’aux influences nationales; je crois que c’est une erreur de
faire, par exemple, en Provence, parce que le temps y est plus beau, un film
qui devrait se passer à Paris; il faut faire en Provence des films provençaux,
et à Paris des films parisiens. Je le répète, et nous en avons la preuve même
après le Moyen Âge, je pense que l’origine des artiste travaillant à une œuvre
n’a qu’une importance secondaire; car le sol est tellement fort qu’il crée une
naturalisation, non pas en quelques années, mais en quelques semaines:
Benvenuto Cellini, travaillant à Fontainebleau, ou Léonard de Vinci, sont
évidemment restés des italiens, ils sont restés Benvenuto Cellini et Léonard de
Vinci; néanmois, il y a dans leurs œuvres faites pour les rois de France un
petit quelque choise qui en fait des œuvres françaises. J’ai l’impression que
nous allons retrouver cette espèce d’internationale, en tout cas dans certains
métiers; celle-ci d’ailleurs, disons-le, n’a jamais cessé, malgré les mots,
dans beaucoup de métiers; et c’était plutôt une espèce de volonté arbitraire
qui tendait à séparer les gens. Maintenant, je ne sais pas si c’est à déplorer
ou pas à déplorer; personnellement, j’ai l’impression que je me sentirais assez
à mon asie dans un monde divisé comme cela; remarquez, je suis probablement le
seul à penser ainsi en ce moment, parce que, pratiquement, jamais les
Nationalismes n’ont été aussi exacerbés; les petits détails, les choses les
plus secondaires, prennent brusquement l’importance d’un drapeau agité. J’ai
l’impression que, précisément, ces manifestations un peu ridicules sont les
dernières d’un Nationalisme expirant, et que nous trouverons des groupements du
monde, je ne dis pas qu’il y aura Un Monde, comme disait Monsieur Wilkie, mais
qu’en tous cas, les mondes que nous connaîtrons seron probablement plus grands,
plus vastes, plus larges que le monde de notre enface, qui se limitait
absolument à nos frontières. Je me souviens, étant gosse (et je vous assure
qu’à cette époque-là c’était beaucoup plus étroit que quand nous étiez jeunes
vous-mêmes), lorsque j’allais à l’école communale de mon village en Bourgogne,
nous ne pensions pas qu’au delà des frontières il puisse y avoir quoi que ce
soit qui méritât d’être connu; et d’ailleurs, nous naturalisions tout, avec une
bonne foi absolue: j’étais par exemle convaincu, jusqu’à l’âge d’au moins douze
ans, que Mozart était français, simplement parce que j’avais vu des
reproductions de gravures le représentant jouant du clavecin devant Marie-Antoinette;
et j’en avais conclu que, puisqu’il jouait du clavecin à Versailles, il était
français.
Les Complices.
Alors j’ai l’impression que, si
nous pensons comme cela, si nous pensons en temps que citoyen du
cinématographe, avant que de penser en citoyen de telle ou telle nation, cela
va modifier de plus en plus notre approche vers le cinématographe. Cela va peut-être
aussi nous permettre de faire un certain cinématographe à l’usage d’un certain
public, d’un public de spécialistes; et je pense que ce cinématographe sera
meilleur, et sera possible parce qu’il sera montré dans plusieurs pays, donc
arrivera à payer le coût du négatif, non pas par les grandes foules dans un
endroit, mais par de peittes foules dans plusieurs endroits; et je le souhaite
vivement, parce que j’ai la conviction que le cinématographe est un art plus
secret que les arts soi-disant secrets. On croit que la Peinture, c’est secret,
mais le Cinéma, c’est beaucoup plus secret; on croit que le Cinéma, c’est fair
pour les 6000 personnes du Gaumont-Palace, ce n’est pas vrai; c’est fait pour
trois personnes parmi ces 6000 personnes. J’avais trouvé un mot pour les
amateurs de Cinéma, c’était le mot aficionados; je me souviens d’une course de
taureaux, il y a fort longtemps; je ne connaissais rien aux courses de
taureaux, et j’étais là, avec les gens qui étaient tous très contents; et ces gens
entraient dans des délires d’enthousiasme lorsque le toreador faisait un petit
mouvement, également vers la droite, qui me semblait le même, et tout le monde
l’engueulait; c’était moi qui avais tort: j’avais tort d’aller à une course de
taureaux sans connaître la règle du jeu; il faut toujours connaître la règle du
jeu. La même chose m’arrive; j’ai des cousins en Amérique, qui viennet du Nord
Dakota; dans le Nord Dakota, tout le monde patine, étant donné que pendant six
mois de l’année la neige tombe horizontalement au lieu de verticalement,
tellement il y en a; il fait froid, tout est gelé, et ce sont tuos de très bons
patineurs. Chaque fois que mes cousins me rencontrent, ils m’emmènent à une
iceshow; ils m’emmènent voir des dames qui sont sur des patins et qui font des
tas de trucs; et c’est la même chose: de temps en temps, on voit une dame qui
fait un tourbillon très impressionnant; j’applaudis, et puis mon
applaudissement se ralentit en voyant les regards sévères de mes cousins fixés
sur moi, parce que, paraît-il, ce n’était pas bon du tout; mais je n’en sais
rien. Eh bien, le Cinéma, au fond, c’est comme cela. Et tous les métiers sont
faits, écoutez, non seulement pour des aficionados, mais pour des complices; en
Réalité, il faut des complices; il faut des confrères. D’ailleurs, vous avez
entendu parler de Banres; sa théorie était très simple: les qualités, les dons
ou l’Éducation qui font un peintre, sont les même que les dons, l’Éducation et
les qualités qui font l’amateur de peinture; autrement dit, our aimer un tableau,
il faut être un peintre en puissance, sinon on ne peut pas l’aimer; et en
Réalité, pour aimer un film, il faut être un cinéaste en puissance; il faut se
dire: mais moi, j’aurais fait comme ci, j’aurais fait comme ça; il faut
soi-même faire des films, peut-être seulement dans son imagination, mais il
faut les faire, sinon, on n’est pas digne d’aller au cinéma.
Aristote et Platon.
Cette idée du monde dont je
vous ai parlé, m’a donc incité à voyager; elle m’a incité à aller aux Indes,
elle m’a donné la conviction que, si je peux m’appliquer avec amour aux faits
et gestes d’un pêcheur sur le Gange, je peux aussi peut-être quoiqu’étranger,
m’identifer à lui par le fait que je suis un homme de Cinéma, et que je suis le
frère de l’homme de Cinéma qui travaille à Calcutta, et qu’il n’y a pas de
raison que je ne parles pas du Gange comme lui.
Vous recherchez, nous
semble-t-il, une plus grande concision, une plus grande densité.
C’est cela, une plus grande
densité dans le local absolu; j’essaie en ce moment d’oublier les idées, les
formules et les théories, mais j’essaie, en même temps, de m’identifier à la
seule chose qui demeure vraiment solide après tous les bouleversements, les
catastrophes et les stupidités auxquels nous avons assisté; et cette chose,
c’est tout de même notre civilisation. Dieu sait si j’adore l’Indie, si
j’admire l’Hindouisme; je connais un pue la Religion hindoue, qui est une chose
passionnante à étudier; néanmois je pense que si je veux travailler proprement,
iil vaut mieux que je lise Aristote et Platon, et que je suive la filière de
tous les gens qui sont dans mon cas, seraient-ils à Washington, à Oxford, à
Palerme ou à Lyon, c’est-à-dire la filière de la civilisation grecque, en
passant par la civilisation chrétienne.
En somme, vous cherchez un
certain Classicisme?
Exactement.
Avec une entière liberté.
Votre film suivant, le Journal
d’une femme de chambre, a été assez mal accueilli en France.
Très mal.
Pour notre part, nous l’aimons
beaucoup, peut-être même le préférons-nous à la Règle du Jeu.
Remarquez que, moi, j’en sui
très fier. Oh, vous savez ce que je vous demanderai? Puisque vous pensez ainsi,
un jour, si cela ne vous fait rien, rencontrons-nous et envoyons ensemble un
petit mot à Paulette Goddard; cela lui fera plaisir parce que c’est aussi son
opinion; elle aime beaucoup ce film.
Il s’agissait dun assez vieux
projet.
C’est un très vieux projet, qui
s’est trouvé entièrement modifié, étant donné que je l’ai réalisé au
commencement de cette période où je voyais les scènes d’une façcon plus
concentrée, plus théâtrale, avec moins de champs et de contrechamps; je voyais
les scènes plutôt comme de petits groupements ajoutés les uns aux autres. Mon
premier projet avait été du temps du muet, je le concevais, à cette époque-là,
d’une façon extrêmement romantique, très Nana.
Les scènes d’office de Nana, en
effet.
Écoutez, chacun porte en soit
tout ce qu’il fera lui-même plus tard, et puis, cela se modifie tout le temps;
il est évident qu’aucun de nous ne savons ce que nous ferons demain, mais il
est probable qu’un observateur plus malin que nous-évident qu’aucun de nous ne
savons ce que nous ferons demain, mais il est probable qu’un observateur plus
malin que nous-mêmes le verrait en nous; cela y est certainement en puissance.
J’ai donc repris ce projet, parce que j’avais très envie de faire un film avec
Paulette Goddard; et en Réalité, je cherchais un rôle pour Paulette Goddard, et
j’ai pensé qu’elle serait très bien dans Célestine; c’est la seule raison.
C’était une production indépendante; Burgess Meredith, quelques amis, moi-même,
nous étions un petit groupe d’associés; Benedict Bogeaus a trouvé l’argent;
c’était le propriétaire d’un studio indépendant qui fonctionne comme les studios
en France, c’est-à-dire qui loue à des producteurs particuliers ses
emplacements, et qui n’a même pas le son; le son, on le loue à côté, à Western
Electric. C’est un studio sur le modèle des anciens studios de Hollywood; c’est
d’ailleurs un très vieux studio, charmant, qui s’appelle General Service;
Bogeaus en était donc le propriétaire, et il avait des relations qui lui ont
permis de trouver une petite somme initiale et les emprunts bancaires
nécessaires à faire ce film. C’est également un film que j’ai tourné avec une
entière liberté, et en improvisant beaucoup.
On a pourtant beaucoup dit en
France, il y a quelques années: «Jean Renoir n’a pas pu faire ce qu’il voulait,
il a été brimé».
Non, pas du tout; ce film est
bon ou il est mauvais, mais s’il est mauvais, j’en suis le seul responsable. Remarquez
que j’y ai subi des influences; je suis l’homme qui subit le plus d’influences
au monde; parce que les gens vous disent: «Tu as peut-être tort de faire ça,
pourquoi le fais-tu?»; et puis, mon dieu, on se dit: ils sont peut-être raison;
et on se méfie. Il est évident que l’on peut subir de bonnes ou de mauvaises
influences, mais cela dans tout film; fearit-on un film comme Chaplin avec son
propre argent, c’est-à-dire sans aucune concession à aucun intérêt au monde, on
subit tout de même des influecnes. Maix je le répète, j’ai toujours fait ce que
j’ai voulu à Hollywood, et si j’ai fait des erreurs à Hollywood, j’aurais fait
les mêmes à Paris.
Le scène finale du lynchage a
été, croyons-nous, entièrement improvisée sur le plateau.
Elle est évidemment improvisée,
elle n’était pas du tout dans le scénario; mais ce n’est pas la seule, il y en
a des quantités.
Vous recherchez, semble-t-il,
dans ce film, un paroxysme croissant. Vous y tentez, comme on dit, d’aller
jusqu’au bout.
Oui, bien sûr; et puis cela
m’intéressait de faire travailler dans ce sens-là, une actrice qui, dans ses
autres films, ne le faisait pas et que j’aime bien; c’est une camarade
extraordinaire pour travailler, c’est vraiment une bonne collaboratrice, alors
cela m’intéressait de la pousser dans ce sens. J’avais aussi un très grand
désir de faire des scènes, qui soient presque des sketches, de ne pas les
développer, de les simplifier à l’extrême; des sketches, c’est-à-dire des
croquis.
Preview à Santa Barbara.
C’est enfin La Femme sur la
plage, film où vous avez rencontré, dit-on, quelques difficultés.
C’est toute une aventure; c’est
un film que j’ai fait à la demande d’une amie à moi, qui est Joan Bennett; elle
m’a dit: «On me demande de faire un film à la R.K.O., j’ai deux ou trois
scénarios, venez donc le faire avec moi.» R.K.O. me le demandait aussi; j’avais
été très heureux dans ce studio et j’étais content d’y retourner. Au début, le
producteur de ce film devait être Val Lewton. Je vous dis quelques mots de Val
Lewton, parce que c’est un personnage extrêmement intéressant; malheureusement
il est mort, il y a déjà plusieurs années; c’est un des premiers, peut-être le
premier, qui ait eu l’idée de faire des films ne coûtant pas cher, avec des
budgets de B pictures, mais avec certains ambitions, avec des scénarios de
qualité, racontant des histoires plus relevées que d’habitude; ne croyez pas
que je méprise les B pictures; en principe je les aime mieux que les grand
films psychologiques et prétentieux, ils sont beaucoup plus amusants; quand par
hasard je vais au cinéma en Amérique, je vais voir des B pictures. D’abord, ils sont l’expression de la grande qualité technique
de Hollywood; parce que, pour faire un bon western en une semaine, comme on le
fait à Monogram, le commancer le lundi et le terminer le samedi, croyez-moi,
cela demande des qualités technique extraordinaries; et les histoires policières
se font avec la même rapidité. Je crois aussi que les B pictures sont
souvent meilleurs que les films importants parce qu’ils sont faits tellement
vite que le réalisateur a évidemment toue liberté; on n’a pas le temps de le
surveiller. Val Lewton avait donc présenté à R.K.O. un programme de films ne
coûtant pas cher, mais racontant des histoires un peu plus ambitieuses; j’en
cite un, qui a été une réussite, qu’il a fait avec le fils de Tourneur, et dont
Simone Simon était la vedette: c’était Cat People; c’était une très bonne
histoire et un très bon film. Alors, Val Lewton, très gentiment, m’a aidé à
commencer La Femme sur la Plage, et puis il a eu d’autres projets, qui étaient
plus conformes à son programme, et qui l’intéressaient sans doute davantage, de
sorte que je suis resté seul; et j’ai été pratiquement mon propre producteur
pratiques; en Réalité, j’ai été absolument responsable de La Femme sur la
Plage, personne n’est intervenu, on m’a laissé faire exactement ce que je
voulais; jamais même je n’ai tourné un film avec un scénario aussi peu écrit et
aussi improvisé sur le plateau. J’en ai profité pour tenter quelque chose dont
j’avais envie depuis longtemps: un film basé sur ce que l’on appellerait aujourd’hui
le sexe, et que l’on appelait peut-être déjà le sexe à ce moment-là; enfin, on
en parlait moins, mais envisagé d’un point de une purement physique; je voulais
essayer de conter une histoire d’amour dans laquelle les motifs d’attraction
entre les différentes parties étaient purement physiques, une histoire dans
laquelle le sentiment n’interviendrait pas du tout. Je l’ai fait et j’en étais
très content; c’était un film peut-être un peu lent, mais avec des scènes assez
appuyées, et qui était admirablement; joué par Robert Ryan, que vous
connaissez, vous l’avez vu depuis dans le SetUp de Wise et dans beaucoup de
films; c’était son premier rôle important, et Joan Bennett, qui a été
admirable. Donc, à R.K.O., la direction du studio, les acteurs, moi-même, nous
étions tous très contents du film, mais nous avions quelques doutes sur sa
réception par le public; alors, d’un commun accord, nous avons décidé de faire
des previews, et nous en avions fait, notamment une à Santa-Barbara devant un
public de très jeunes gens, en majorité des étudiants de l’école; et ils ont
très mal pris le film, cela ne les a pas intéressés du tout; j’ai en
l’impression que ma manière de présenter ces questions sentimentales sans
sentiment les choquait, ou peut-être cela ne correspondait-il pas à ce dont ils
avaient l’habitude; en tout cas, le film a été extrêmement mal accueilli et
nous sommes rentrés au studio assez déprimés. Vous savez, une preview, c’est
une épreuve épouvantable; on est assis dans la salle et c’est exactement comme
si on vous enfonçait des quantités de petits coupos de couteau partout dans le
corps; je dois avouer que je suis revenu de cette preview très découragé et que
j’ai été le premier à conseiller des coupures et des changements dans le film.
Le film avait coûté assez cher, parce que pour arriver à ce style assez
différent, j’avais dû travailler lentement; Joan Bennett s’était très gentiment
prêtée presque à un changement de personnalité; je lui avais même demandé de
changer sa voix, j’avais travaillé pour en baisser le registre; elle avait une
voix assez aiguë et, dans ce film, elle aune voix assez basse; tout cela avait
pris du temps, donc de l’argent, et j’ai été le premier à craindre une
catastrophe financière pour le film, à me sentir responsable et à m’affoler; et
le studio très gentiment m’a dit: «Bon, on va faire des changements, mais c’est
vous qui les ferez»; alors j’ai demandé la collaboration d’un écrivain pour ne
pas être seul, pour avoir quelqu’un avec qui discuter et se renvoyer la balle;
en même temps, très gentiment, le mari de Joan Bennett, Walter Wanger, est venu
lui aussi voir des projections et me donner son point de vue; enfin, il m’a
semblé à ce moment-là que je n’avais pas le droit d’assumer seul la
responsabilité du lancement de ce film. Je crois d’ailleurs que j’avais tort,
et que ce petit mouvement de crainte n’a pas fait de bien au film. J’ai donc
retourné de nombreuses scènes, en étant prudent, c’est-à-dire environ un tiers
du film, soit essentiellement les scènes entre Joan Bennett et Robert Ryan; et
j’ai sorti un film qui, je crois, n’était ni chair ni poisson, qui influencer
par cette preview à Santa Barbara, qui avait été décisive; j’avais en peur
brusquement de perdre le contact avec le public, et j’ai fianché. Mais une fois
de plus, les personnes qui critiquement ce film ne doivent pas critiquer les
influences que j’ai subies; c’est moi-même qui suis responsable de ces
changements comme j’avais été auparavant responsable du film. En Réalité, je
pense que j’ai tenté là quelque chose qui aurait été bon aujourd’hui; si je
tournais La Femme sur la Plage maintenant, en Amérique, avec les idées que
j’avais quand je l’ai tourné, je crois que cels marcherait; j’ai peur d’avoir
anticipé sur l’état d’esprit du public.
La Péché en haute mer.
Vous nous disiez que vous
recherchiez un certain style.
Quand je dis style, le mot est
ambitieux; mon dieu, ce que je cherchais, c’était, sans employer de mot précis,
à suggérer un état physiquement amoureux très grand chez mes personnages, et à
le suggérer avec d’autre mots, avec des mots d’une grande banalité, par
exemple, avec des souvenirs; ainsi, Joan Bennett racontait des souvenirs de son
enfance, et parlait d’un certain professeur italien qui lui apprenait la
musique, et ces souvenirs, très banaux, étaient dits de telle façon qu’ils
suggéraient un grand désir commun de la part de Joan Bennett et de Bob Ryan.
Alors, n’est-ce pas, ces choses-là sont assez difficiles à jouer, assez
difficiles à exprimer, et cela prenait du temps. Autre chose, c’est un genre de
film qui demande des expressions très faciles à lire par le public, et cela
demande beaucoup de gros plans; et les gros plans prennent du temps au cinéma
et coûtent cher.
Il y a, par exemple, la scène
de la cigarette, dont je serais, pour ma part, bien incapable de dire ce qui la
fait si remarquable.
Probablement à cause de la
qualité des acteurs dans ces gros plans; c’est une scène également dans
laquelle la conversation n’a aucun rapport avec l’action intérieure; la
conversation, dans cette scène que vous citez, est à propos de la pêche en
haute mer; dieu sait si tous les gens qui sont là se fichent de la pêche en
haute mer, mais ils parlent de la pêche en haute mer, alors que la seule
question qui est dans le crâne du nouvel invité, de l’homme qui a très envie de
Joan Bennett, est: «Est-ce que cet homme est aveugle, ou est-ce qu’il n’est pas
aveugle»; c’est tout, mais on ne le dit pas.
N.35. mai1954.
Ajoutez quelques maharadjas.
Après La Femme sur la Plage,
j’étais dans un état de grande confusion; je me rendais compte que ce film
n’avait pas touché le public comme je l’aurais souhaité, et j’ai eu des
quantités de projets; ainsi, j’avais fondé une petite compagnie avec quelques
amis, que j’appelais le FilmGroup, et je voulais essayer de tourner, avec un
très petit budget, des pièces de théâtre classiques; j’avais envie de m’appuyer
dans une espèce de renouveau cinématographique, sur certaines jeunes troupes
théâtrales qui, à ce moment-là, avaient beaucoup de succès à Hollywood, un succès
non pas financier, mais un très grand succès à Hollywood, un succès non pas
financier, mais un très grand succès d’estime. D’ailleurs, ces entreprises
théâtrales ont été très précieuses en Amérique, il y en a eu beaucoup: le
«Circle» notamment s’était installé au premier étage d’une ancienne maison et,
comme ils n’avaient pas de scène ils avaient mis le public autour des acteurs,
comme dans un cirque miniature. Ces différentes troupes travaillaient ferme et
leurs acteurs, leurs participants, étaient souvent très intéressants. J’avais
donc l’idée, avec de nombreuses répétitions et en me basant sur des classiques
ou sur des œuvres modérnes de qualité, d’essayer de créer une espèce de
cinématographe classique américain; je dois dire que je n’ai pas réussi, et
pour une simple raison: c’est que les crédits bancaires commençaient à se faire
plus difficiles et que, cette entreprise étant nouvelle, les banques
américaines étaient moins disposées à marcher qu’elles ne l’auraient été un an
auparavant, quand les recettes étaient très grandes pour tous les films; je ne
sais pas si je vous ai cité ce mot de mon ami Charles Korner, qui me disait un
jour, en hochant la tête douloureusement: «Jean, en ce moment-là, tous les film
font de l’argent, même les bons.» On n’en était plus là. Alors, voyant que cela
ne marcherait pas, j’ai commencé à avoir d’autres idées; et un jour, par
hasard, dans la rubrique des livres du New Yorker, je lis une critique sur un
livre d’un auteur anglais, une femme, Rumer Godden, et le nom de ce livre était
The River; et le critique disant à peu près ceci: qu’au point de vue du
langage, en tout cas, c’était sans doute un des meilleurs romans écrits en
anglais pendant les cinquante dernières années; et ils ajoutait que,
probablement, celui-ci ne ferait pas un sou auprès du public. C’était assez
excitant pour que j’achète le livre; je suis allé tout de suite chez un
libraire, je l’ai acheté, je l’ai lu; et, l’ayant lu, j’ai été convaincu qu’il
y avait là un sujet cinématographique de premier ordre; j’ai écrit à Mme Godden
par l’intermédiaire de mes agents, de façon à ce que tout se fasse très régulièrement,
et elle m’a consenti une option sur son livre; en même temps, je lui avais
écrit que je pensais que son sujet était une grande inspiration cinématographique,
mais n’était pas une histroie cinématographique, et qu’il faudrait qu’elle le
récrive avec moi, en modifiant les événements et peut-être même les
personnages, mais en gardant l’inspiration générale de l’histoire qui, à mon
avis, donnait la possibilité d’un grand film. Elle m’a répondu très gentiment
que c’était d’accord, et je me suis trouvé avec une option sur Le Fleuve; et je
suis allé voir des quantités de gens, et je n’ai pu intéresser absolument
personne à mon projet. Parce qu’un film sur l’Inde, dans l’esprit de beaucoup
de gens, évoque des charges de cavaleries, des chasses aux tigres, des
éléphants, des maharadjas; et les gens m’ont dit: «Non, si vous pouvez ajouter
quelques maharadjas et quelques chasses aux tigres, c’est une très belle
histoire; mais il nous semble que les gens qui iront voir un film sur l’Inde
attendent autre chose; il faut tout de même servir au public un peu de ce qu’il
désire.»
Une Nièce du pandit nehru.
Cependant, je ne me
décourageais pas, et il s’est produit ceci: un monsieur, qui n’était pas du
tout dans le cinématographe, avait envie de faire des films, et avait trouvé
dans les Indes un groupe qui pouvait le financer; ce qui lui manquait, c’était
la connaissance du cinématographe, un sujet et un metteur en scène. Il avait de
grandes relations avec le Gouvernement indien; et il se trouve qu’il a un jour
une conversation avec, je crois, une nièce du Pendit Nebru, qui lui dit: «Vous
savez, faire un film dans les Indes n’est pas facile pour un homme de l’Ouest;
et si vous voulez tourner un sujet indien, vous risquez de vous casser les
reins et de dire des choses extrêmement fausses; à votre place, je commencerais
par un film dans lequel il y ait tout de même des gens de l’Ouest, ce qui
permettrait à un metteur en scène susceptible de comprendre l’Inde d’établir une
espèce de pont entre celle-ci et un public occidental.» Et cette personne avait
ajouté: «Pour moi, l’auteur anglais qui conaisse le mieux l’Inde aujourd’hui,
c’est Rumer Godden; elle n’est pas née dans l’Inde, mais elle y est arrivée
quand elle avait quelques mois, elle y a grandi, elle parle certaines langues
indiennes, elle connaît l’Inde comme si c’était son propre pays.» Ce monsieur,
très impressionné, s’était enquis du River, avait demandé à en achter les
droits, et était arrivé à moi par l’option. Alors il m’a dit: «Voulez-vous que
nous fassions le River ensemble?»; je lui ai dit: «Oui, mais à une condition,
c’est que vous m’offriez un voyage dans les Indes pour que je sache si vraiment
je puis faire quelque chose d’intéressant.» J’ai donc fait un premier voyage
dans les Indes, et j’ai été tout à fait convaincu; enfin, j’en suis revenu avec
une grande passion pour ce pays; j’ai écrit le scénario avec Rumer Godden, nous
l’avons d’ailleurs récrit sur place pendant que nous tournions, et j’ai tourné
Le Fleuve. Voilà, en gros, l’histoire pratique du Fleuve.
Rumer Godden était donc avec
vous.
Elle était avec moi avant le
tournage, et elle a assisté aux deux tiers du tournage; elle m’a aidé, non
seulement à établir le scénario et à récrire une histoire différente du livre,
et dont elle est l’auteur autant que moi, mais à beaucoup de choses; par
exemple, nous avons employé beaucoup d’amateurs, notamment le rôle principal,
la petite Harriett, est une petite anglaise que nous avons trouvée dans une
école à Calentia. Je dois dire que les acteurs professionnels que j’ai eus dans
Le Fleuve m’ont aussi énormément aidé, au sujet de ces amateurs; il a donc
fallu les entraîner; je ne crois pas à l’amateurisme intégral, je ne crois au
hasard, je crois que tout s’apprend; et dans cette voilà que l’on voit dans le
film, et qui était notre quartier général, notre centrale électronique, qui
était tout, n’est-ce pas, nous avions établi aussi une petite école dramatique,
et même une école de danse, car Rumer Godden a été professeur de danse; il
s’agissait de rompre ces jeunes actrices et acteurs à un métier nouveau pour
elles et pour eux, et elle m’a aidé à donner un côté professionnel à
l’interprétation de ces jeunes amateurs.
La Gamme indienne.
Lorsque le film a été tourné,
il est évident que le producteur et moi-même nous demandions ce qu’il allait
faire; ma dernière expérience était La Femme sur la Plage, et le mauvais
accueil aux previews avait été une grande surprise pour moi; alors je me
disais: peut-être allons-nous avoir du fil à retordre avec un sujet qui, comme
l’ont dit des gens très intelligents et connaissant bien le métier à Hollywood,
n’apporte pas au public l’Inde que celui-ci demande. C’est une Inde un peu,
comment diras-je, un peu sans couleurs, que j’étais supposé apporter dans ce
film. À cause de tout cela, j’ai voulu être prudent, et j’ai fait le montage en
tâtant constamment les réactions du public; je l’ai fait dans un vieux studio
de Hollywood, d’ailleurs maintenant presque entièrement consacré à la
Télévision, qui est Hal Roach; Hal Roach a été un endroit pour pionniers, les
premiers films comiques se sont tournés là. Il y avait une très grande salle de
projection contenant plus de cent sièges, ce qui commence à faire un vrai
public, et dans cette salle, assez souvent, je rassemblais des gens en les
choisissant exprès d’une certaine catégorie: de temps en temps, par exemple,
des gens travaillant dans l’industrie, dans les usines avoisinantes, ou quelque
fois des gens travaillant dans le commerce, dans les boutiques de Beverly
Hills, ou bien des gens appartenant à des professions libérales, [so called
liberal science?] des dessinateurs, et de temps en temps, des gens très
mélangés; et chaque nouveau pas de mon monage, je l’ai montré comme cela à des
petits groupes. Remarquez, c’était une épreuve d’autant plus dangereuse que le
film était en noir et blanc, alors qu’il était conçu pour la couleur. Je
palliais cela en montrant quelquefois certains exemples en couleurs, soit
avant, soit après; j’avais ce que l’on appelle des «pilotes», qu’envoie
technicolour pour vous aider à imaginer ce que sera le film pendant qu’on en
fait le montage; on pourrait tout faire tirer en couleur, bien sûr, mais cela
coûterait très cher; et c’est une énorme économie que de faire le montage en
noir et blanc. C’est d’ailleurs un noir et blanc spécialement laid, puisqu’il est
tiré de l’une des trois bandes; il n’y a donc pas toutes les valeurs, certaines
couleurs disparaissent entièrement, ce n’est même pas de l’orthochromatique, et
c’est assez démoralisant. Il y avait une question qui me préoccupait beaucoup,
c’était celle de la musique; j’ai eu la chance, dans les Indes, de trouver
beaucoup de camarades, surtout de jeunes camarades du Cinéma, des techniciens,
ou de jeunes jouranlistes ou acteurs, qui m’ont introduit dans des milieux de
Calcutta s’intéressant aux Arts, et notamment dans de milieux musicaux où j’ai
pu connaître de très bons musiciens; d’un autre côté, j’ai eu un conseiller
extraordinaire, dans Le Fleuve, en ce qui concerne l’Inde, c’est Radha, la
danseuse qui joue le rôle de la semiindienne, alors qu’elle est une pure
brahmine, mais enfin elle joue le rôle d’une métisse; et il est évident
qu’étant danseuse, elle connaissait bien la Musique, surtout du Sud (elle est
de Madras); alors d’une part par mes amis de Calcutta, d’autre part Radha pour
le Sud, j’ai tout de même pu comprendre un peu cette musique et en entendre
beaucoup; et, avec l’aide de ces camarades, j’ai pu enregistrer de la musique
indienne exceptionnelle, très classique, très pure, et pas du tout mélangée
d;esprit occidental. Remarquez que dans les film indiens, la musique est
souvent assez mauvaise; les producteurs indiens croient être populaires en
adoptant des instruments européens, et bien souvent en renonçant à l’ancienne
gamme indienne. Vous savez que la gamme indienne, comme celle de la musique
européenne au Moyen Âge, avant les grandes révolutions de Bach et des italiens
du XVIIe siècle, la gamme avait donc entre quarante et soixantedix notes, et
même plus; c’était infini. La Musique indienne est encore comme cela, et
beaucoup de producteurs indiens n’hésitent pas à faire traduire des airs
anciens sur la gamme moderne, pour des instruments modernes, qui donnent
soit-disant plus d’éclat, mais un éclat très artificiel à mon avis; cela finit
par ressembler à de la fausse musique mexicaine, et ce n’est pas très bon.
J’avais donc évité cela; mais cette musique est tout de même assez spéciale, je
me demandais quel accueil un public européen ou américain pourrait lui faire,
et mes previews ont porté beaucoup là-dessus; je faisais des mélanges provisoires
du dialogue et de cette musique.
Le Contrepoint.
Je dois dire que les previews
m’ont aidé à établir un pont plus facile avec le public, mais dès le début j’ai
compris qu’avec Le Fleuve je ne m’étais pas trompé; les réactions ont été
bonnes de suite, les gens ont été absolument intéressés par mes personnages,
avec des réactions diverses; de temps en temps, nous faisions remplir des
questionnaires; les réponses étaient extrêmement différentes: une partie du
public s’intéressait à ces anglais dans les Indes, y voyane un image
d’eux-mêmes s’ils avaient été là-bas, d’autres au contraire ne s’intéressaient
qu’à la vie indigène; mais j’ai compris très vite que j’avais dans le film
différents sujets d’intérêt et que je pouvais «y aller»; alors j’ai lâché les
grandes eaux, j’ai demandé au producteur que nous n’ayons aucun enregistrement
de musique faite pour le film, suivant les principes modernes de la musique
soulignant les images, je suis d’ailleurs tout à fait contre cela, je suis pour
le contrepoint dans la musique de film, je ne suis pas pour la répétition de
l’action et du sentiment. Le producteur a accepté; et même la musique
européenne, je l’ai prise dans des morceaux classiques, l’Invitation à la
Valse, par exemple; j’ai aussi de petits airs de piano de Schumann, j’ai un
petit air de Mozart quelque part. Enfin, cette question de musique m’avait
beaucoup préoccupé, et ces previews m’ont servi à me confirmer dans mon
opinion; elles ont été très précieuses, surtout parce qu’elles m’ont donné le
courage de faire le film très intégralement et comme je l’avais connu, comme je
le voyais, comme nous l’avions imaginé avec Rumer Godden. Le montage image a
été fait de la même façon; mes premières previews ont été très prudentes, mon
premier montage était un montage dans lequel j’essayais de suivre simplement
l’action du film; peu à peu, j’ai compris que c’était un film dans lequel je
pouvais me permettre de lâcher certains morceaux purement poétiques et n’ayant
aucun rapport avec ce que l’on appelle une action; par exemple, le passage des
escaliers, qui me plaisait personnellement beaucoup, mais que je n’ai osé
remettre dans le film que tout à la fin du montage. Le Fleuve donc, et beaucoup
à cause du support Moral que ce public m’a apporté, Le Fleuve est un film qui
reprsente intégralement ce que j’avais imaginé au début.
Franchir les murs.
Mais dans quel sens aveiz-vous
écrit avec Rumer Godden l’adaptation de son roman?
Je peux vous dire la très
grande différence en trois mots: nous avons décidé de faire le film beaucoup
plus indien; dans son roman, qui est une merveille, l’Inde pénètre par-dessus
les murs de la maison, on n’y va jamais; nous avons décidé de franchir les
murs. Le rôle de la métisse indienne également n’existe pas dans le roman;
c’est une invention, et nous l’avons imaginée pour nous permettre d’apporter
plus de l’Inde à l’intérieur de notre action.
Ce personnage symbolise en
quelque sorte le principal sujet du film, c’est-à-dire le rapport des deux
civilisations.
Absolument. Je le symbolise
dans ce personnage; il existe dans le roman, mais d’une façon extrêmement
différente, c’est-à-dire par les mille petits rapports d’Harriett, l’héroïne du
film est du roman, et des différents domestiques de la maison; c’est par les
gens qui viennet dans la maison, et par de petites conversations, mais pas par
un fait précis comme celui d’être une métisse, c’est par mille petites touches
que l’Inde pénètre par-dessus les murs dans cette maison, et par Harriett; mais
Harriett, comme l’est Rumer Godden dans la vie (car Harriett, c’est Rumer
Godden; c’est une autobiographie, n’est-ce pas, et cela se voit dans le film),
Harriett est très influencée par l’Inde; Rumer est très influencée par l’Inde.
D’ailleurs, son dernier livre est le récit d’un séjour qu’elle a fait pendant
la dernière guerre dans le Cahcmire; et c’est fantastique; elle a des attaches
très profondes avec ce pays; elle habite l’Angleterre maintenant, mais si elle
retournait dans l’Inde un jour, cela ne m’étonnerait pas.
La Mort et la ressurection.
Ce qui nous amène à vous
interroger sur un autre aspect du film, c’est-à-dire la compréhension par les
occidentaux de la Religion et de la Philosophie indiennes.
Cela existe aussi dans le
roman, et dans d’autres romans de Rumer; cela existe notamment très fort dans
un roman magnifique qui s’appelle; «Petit déjeuner chez les Nicolaïdes», Les
Nicolaïdes sont des voisins grecs; il y a énormément de grecs à Calcutta dans
l’industrie du jute; et dans ce roman, il y a un personnage qui est extrêmement
influencé par la Philosophie hindoue; pratiquement, dans Le River, le seul
personnage qui soit influencé, c’est Hariett. Maintenant, dans la vie réelle,
on peut couper les Occidentaux en deux catégories: ceux qui considèrent que tout
ce qui est hindou, indien ou mahométan est extrêmement inférieur, que cela ne
vaut même pas la peine de s’en préoccuper, et qui arrivent à se rebâtir
articiellement dans les Indes une vie purement anglaise, ou purement française,
ou purement grecque, bien que les grecs se mélangent plus facilement; et il y
a, au contraire, ceux qui se laissent absorber, et ceux-là sont également
extrêmement nombreux. Dans le film, ce n’est ni l’un ni l’autre, ce qui existe
aussi; il est évident que cette famille anglaise reste entièrement anglaise,
mais en considérant que la civilisation hindoue existe, ce qui est la position
de beaucoup d’Anglais.
C’est en quelque sorte une
méditation occidentale sur l’Orient.
Exactement, et il m’était très
difficile, dans un premier contact avec l’Inde, de faire autre chose, je
risquais d’errer complètement; il me fallait donc considérer l’Inde avec des
yeux d’occidental si je ne voulais pas risquer de grossières erreurs.
Est-ce au contact de l’Inde que
vous avez pris conscience de ce thème de l’«acceptation», qui apparait de plus
en plus clairement dans vos films?
Pas tout à fait; ce thème m’est
propre, mais il ne peut être que développé par l’Inde. Le grand mot de la
Religion hindoue, ne disons pas de la Religion, car ce n’est pas exactement une
Religion, disons de la Philosophie ou de la Métaphysique hindoue, c’est que le
monde est un; nous en sommes une partie, nous sommes une partie du monde au
même titre qu’un arbre ou que votre machine magnétique; cela ne signifie pas
une acceptance à la manière mahométane, qui est un fatalisme; non, cet un peut
agir; mais néanmois, on ne revient pas contre ce qui a été fait; autrement dit,
par exemple, il n’y a pas de rémission des péchés: remettre un péché, pour eux,
c’est exactement comme si on vous disait qu’après vous être coupé le bras, on
va vous le recoller. Il est évident que c’est assez impressionnant; c’est une
sorte de compréhension du sens de tout ce qui est arrivé. C’est une Religion
témoin, mais ce n’est pas une Religion fataliste; c’est une Métaphysique.
D’ailleurs, je dois dire que Rumer et moi avons été extrêmement influencés par
Radha; Radha est un personnages considérable, elle a un Masterdegree en
sanscrit, elle peut lire le sanscrit comme elle lit l’anglais ou plusieurs langues
de l’Inde; c’est un fille qui est très instruite, elle est d’une très bonne
famille, ce qui veux dire beaucoup dans les Indes, où étudier est une
tradition; cela ne veux pas dire que, Moralement ou physiquement, elle soit
supérieure à des gens d’autres castes, d’ailleurs, l’idée de la supériorité de
caste à caste n’existe pas dans le Indes; ce qui existe, c’est l’idée de
spécialisation; en Réalité, le système de caste hindou est un peu un système
syndical qui serait héréditaire: on fait partie de tel syndicat, mais on en
fait partie pendant 4000 ans, voilà la différence, et on n’y échappe que par la
mort et la résurrection, puisque les morts et résurrections sont nombreuses.
Radha, avec sa connaissance de son propre pays, de sa propre Religion, et sa connaissance
de l’Occident, a donc été une collaboratrice extraordinaire, d’une perception
et d’une intelligence fantastiques; d’aileurs j’aurais beaucoup aimé refaire
des choses avec elle, et aussi bien comme actrice; vous l’avez peut-être
remarqué: au début, lorsqu’elle revient de l’école et qu’elle a un petit
costume européen, ne vous fait-elle pas penser à de très bonnes actrices
russes? Moi, elle me faisait penser à une jeune Nazimova; oui, on pourrait
faire des choses extraordinaires avec elle, seulement ce métier est si
dfficile, tout est si long, la mise en train d’un nouveau projet prend des
années, le temps passe; et puis le cinématographe n’est pas un métier commode,
et il est possible que les circonstances ne me permettent jamais de retourner
dans les Indes. Il y a aussi une autre question, c’est que La Fleuve ayant bien
marché, maintenant tout le monde tourné dans les Indes; les Indes sont pleines
de producteurs et de metterus en scène de tous les pays du monde.
Les Haltes forcées.
Aviez-vous prévu de façon très
précise la construction même du scénario?
Non, cette construction, nous
l’avions laissée, d’un commun accord, assez lâche pendant toue la tournaison;
j’ai tourné de façon à pouvoir au montage, ou bien faire un récit, c’est-à-dire
rester dans le ton d’un livre, ou bien ne pas raconter l’histoire et ne pas
avoir de commentaire du tout. Lorsque j’ai vu que les petites previews
apportaient des réactions assez favourables, en ce qui concerne le côté
documentaire (disons le côté poétique), j’ai décidé d’adopter la forme
semicommentée qui me permettait de présenter certaines parties purement
poétiques sans avoir besoin de les appuyer sur une action dramatique et sur un
dialogue; mais la construction du scénario était assez lâche de ce côté-là,
assez facile, permettant les deux solutions; quand je tournais ces passages sûr
de intégrer dans des scènes avec action. J’ai donc tourné le film avec une
assez grande prudence, mais cette prudence ne s’appliquait pas aux scènes; dans
les scènes je ne suis jamais prudent. Vous savez que le grand système du
cinématographe dans le monde entier, que ce soit à Paris ou à Hollywood, c’est
ce que l’on appelle «prendre ses précautions, être couvert»; comme dans l’armée
où, avant de balayer une cour, on veut avoir un ordre écrit pour être sûr que
ce n’est pas une blauge. La façcon de se couvrir dans le Cinéma, c’est de
prendre beaucoup de plans d’une scène, de façon à pouvoir l’allonger ou la
raccoureir; dans ce sens-là, je n’ai pas été plus prudent dans Le Fleuve que
dans d’autres films, beaucoup de mes scènes sont prises en un seul plan, et on
est bien obligé de les accepter comme elles sont, on ne peut pas le scouper.
Non, ma prudence a consisté à avoir assez de matériel de montage pour pouvoir,
dans le dessin général du film, adopter le style commenté ou le style non
commenté.
Il est encore un autre aspect
du Fleuve, c’est son aspect métaphorique, ou symbolique, que je serais
d’ailleurs bien incapable de définir clairement: mais beaucoup d’images, par
exemple celle répétée des trois bateaux qui se rejoignent, obligent à penser à
un autre sens que leur sens immédiat.
Il est évident que, non
seulment moi-même, mais la plupart de mes collaborateurs, et surtout mes
collaborateurs hindous, nous avions notre esprit extrêmement tourné de ce côté
et que, constamment, des solutions de ce genre nous venaient à l’esprit, de
sorte qu’assez souvent c’est voulu; ce n’est pas tellement prépare, mais c’est
voulu en ce sens que nous étions attirés par ce genre d’exercice mental, et que
nous étions extrêmement prêts à mettre en application de telles solutions.
Ainsi, la séquence des
escaliers.
Là, c’est entièrement voulu,
par une bonne raison, c’est que cette séquence est un grand travail de montage;
donc, je l’ai fate à la fin, en étant beaucoup plus ferme sur mes principes.
Parce qu’il ne faut pas oublier une chose que je répète tout le temps, c’est
que l’on découvre le contenu d’un film au fut et à mesure qu’on le tourne. On
part évidemment avec des principes directeurs aussi fermes qu’on le peut, mais
il se trouve que chaque pas, lorsque le sujet en vaut la peine, est une
découverte, et que cette découverte en amène d’autres, de sorte qu’un sujet.
C’est peut-être cela la grande chose du cinématographe, et ce qui fait que certains
films auront pris tellement d’importance dans l’Histoire du cinématographe,
dans l’Histroie de la culture et de la civilisations moderne, c’est que, le
moyen du film amenant des impedimenta techniques qui en font un moyen
d’expression lent (on ne troune pas un film vite), cette lutte contre les
obstacles techniques vous force, plus que dans un autre moyen, à découvrir et
redécouvrir; on bénéficie des haltes forcées qu’un écrivain serait obligé de se
susciter artificiellement à lui-même; les arrêts, les retards, sont extrêmement
favourables à la qualité des films, et celui-ci s’en est trouvé extrêmement
nourri. Pour commencer, j’ai eu une chance énorme: nous devions commencer à une
certaine date, et l’insonorisation des caméras n’était pas là (vous savez, les
caches); alors, pour que le producteur ne se trouve pas devant une situation
délicate, j'ai été obligé de tourner certaines choses sans le son, avec le
bruit des caméras non masquées; cela a été un retard, mais ce retard m’a été
extrêmement favorable, parce qu’il est évident que ce que je pouvais tourner
ainsi était purement documentaire; cela m’a donc forcé, avant de commencer les
scènes réelles du film, à entrer, par le moyen du documentaire, en contact plus
étroit avec le pays, et cela m’a fait beaucoup de bien.
Un, deux, trois.
Il est impossible de ne pas
être frappé, en voyant Le Fleuve, par un fait qui apparait également, de façon
moins flagrante, dans beaucoup de vos autres film; c’est la prédominance du
chiffre 3.
Cela, je ne le dois pas à
l’Inde, je le devrais plutôt à mon admiration pour les film du début du
cinématographe, dans lesquels ce nombre 3 était une espèce de nombre magique;
je ne sais pas si vous l’avez remarqué, par exemle, dans les comédies de mack
Sennet. C’est aussi une très vieille théorie du musichall, du caféconcert; dans
les comédies de Mack Sennett le gag ne fonctionnait, en général, qu’à la
troisième fois; et j’ai l’impression qu’il y avait une très grande tendance,
chez les grands pionniers du Cinéma, à utiliser ce nombre 3; j’ai été nourri du
cinématographe de cette époque, que je continue d’admirer de tout mon cœur, et
il est évident que j’ai dû en être influencé; cela serait donc plutôt mon
Éducation cinématographique. Mais vous savez, les acteurs un peu ridicules de
la grande époque romantique, dont tout le monde rirait aujourd’hui, mais qui
avaient cependant une certaine portée sur le public, croyaient au nombre 3. Je
me souviendrai toujours, quand mon frère était tout jeune et commençait à
vouloir être acteur et à travailler son métier (c’était avant qu’il n’entre au
Conservatoire), il prenait des leçons avec un vieil acteur romantique qui ne
pouvait plus jouer, qui était croûlant de vieillesse et qui, de temps en temps,
venait à la maison, chez nous, à Montmartre, et donnait des conseils à ce jeune
homme qui vouliat suivre sa carrière; et je me souviens très bien du conseil
suivant: «Dans la Tour de Nesles, tu as cette phrase: «C’était une noble tête
de veieillard, que l’assassin bien souvent revit dans ses songes, car il
l’assassina»; ici, tu comptes trois: un, deux, trois, et tu dis: «l’infâme».
C’est donc un procédé de
construction, dont vous vous servez, en quelque sorte, comme d’un tremplin.
Je crois que je ne m’en sers
pas volontairement, mais que j’ai tellement regardé ces films du début, que
cela devient probablement assez machinal; je crois d’ailleurs qu’on doit
employer tous les moyens techniques et pratiques, mais on doit en être imprégné
et les appliquer instinctivement pour sa propre commodité.
Nous nous en voudrions de vous inciter à vous
entretenir du secret professionnel.
Je n’en ai pas; ce serait bien
difficile, je ne pourrais pas en parler; non, je crois que le seul secret, ce
qui est très commode, dans notre métier comme dans les autres métiers, et ce
qui aide beaucoup, c’est d’essayer de voir et de s’imprégner des bonnes choses;
si l’on est écrivain dramatique, il vaut mieux lire Shakespeare et Molière, que
de lire, un acteur inférieur; au Cinéma, c’est la même chose, et j’ai eu la très
grande chance de commencer à aimer le cinématographe et désirer en faire au
moment où vraiment les films étaient bons; on peut dire que les mauvais films
étaient l’exception; cela était dû au fait que c’était une période primitive et
que les primitifs ont plus de facilité à faire bien que les gens qui
bénéficient d’une technique plus parfaite.
L’Italie classique.
Le Carrosse d’Or était
également un projet assez ancien.
Oui, mais Le Carrosse d’Or que
j’ai tourné n’a aucun rapport avec ce très très vieux projet; je l’avais conçcu
du temps du met, et je le voyais comme une espèce de grande histoire
d’aventures; cela ne correspondait absoluemtn plus à mes idées présentes, et
lorsqu’on m’a demandé de le tourner (ce n’est pas moi qui ait eu à ce moment l’idée
du Carrosse d’Or; c’était également un très vieux projet de la part des
producteurs), lorsque je suis venus le tourner, j’étais d’ailleurs convaincu
qu’il se tournerait en France, je ne savis pas que c’était un projet italien,
j’ai accepté parce que j’étais très intéressé par Magnani; j’avais la
conviction, l’ayant vue dans beaucoup de films, en depit de son aspect
habituel, maglré sa réputation d’actrice plus que romantique, naturaliste,
j’avais la conviction que je pourrais peut-être faire avec elle une petite
atteinte vers le Classicisme; et cela a été mon pilote; ce qui a remplacé
l’inde pour moi, dans Le Carrosse d’Or, c’est l’admiration de l’Italie
classique, de l’italie d’avant Verdi et le Romantisme.
Et qui est exprimée dans le
film par la musique de Vivaldi.
C’est cela. Mon premier jet n’a
pas été avec Vivaldi; je dois Vivaldi à un camarade. Vous savez, quand on
travaille dans un pays, il faut se laisser absolument absorber par le pays,
sinon, on n’a aucune chance de faire quelque chose de propre; et le personnage
qui a joué avec Le Carrosse d’Or le rôle que Radha avait joué dans les Indies,
c’est un metteur en scène, qui était mono assistant dans ce film, qui s’appelle
Giulio Macchi; Macchi est un homme non seulement très intelligent, mais très
cultivé, et c’est lui qui m’a aiguillé sur Vivaldi; je n’avais pas encore
commencé un découpage, ni même un scénario, je n’avais que de vagues
traitements; j’ai donc acheté tous les disques de Vivaldi que je pouvais
trouver; il y avait à la Compagnie Panaria un compositeur qui s’occupait en
général de la musique des films de cette Compagnie, et je lui ai demandé de
m’aider à mieux connaître Vivaldi; vous savez, Vivaldi est encore inconnu, on
découvre des manuscrits de lui tous les jours, c’est insensé ce qu’il a pondu;
ce musicien m’a fait entendre, simplement au pinao, d’autres choses que je ne
connaissais pas, et il est évident que l’influence de Vivaldi a été
déterminante dans l’écriture du découpage final.
Mais que vous apportait
précisément cette musique de Vivaldi?
Très exactement, tout le style
du film: une espèce de côté qui n’est pas du drame, qui n’est pas du bouffon,
qui n’est pas du burlesque, une espèce d’ironie que j’ai essayé de rapprocher
autant que possible de cet esprit assez léger que l’on trouve, par exemple,
chez Goldoni.
C’est en somme ce que vous
cherchiez déjà dans La Règle du Jeu, mais je le suppose, de façon assez
différente, puisque beaucoup d’admirateurs de ce film ont été déconcertés par
Le Carrosse d’Or.
Écoutez, on fait des
découvertes constamment dans la vie, heureusement; et je pense que, peu à peu,
j’ai redécouvert en vieillissant quelque chose que je savais inconsciemment.
Les Medicis ont apporté les
fourchettes.
Et ceci grâce à l’Italie.
Cette histoire de l’Italie est
extrêmement importante; remarquez que l’Italie, c’est peut-être surtout, dans
mon esprit, le symbole actif d’une certaine civilisations; et plus je vieillis,
plus j’ai conscience d’appartenir à cette civilisation; je vous ai dit tout mon
intérêt, tout mon amour pour l’Inde: il n’empêche que je reste un membre d’une
certaine communauté. L’Italie se trouve donc avoir été le transmetteur des
éléments de cette civilisation à laquelle nous appartenons. On peut aller
n’importe où, dans n’importe quelle capitale au monde, on s’aperçoit que si
Londres, par exmples, est une ville essentiellement anglaise, néanmois la
plupart de ses monuments sont bâtis par des architectes italiens; les italiens
ont influencé toute notre civilisations: si nous mangeons avec des fourchettes,
c’est parce que les médicis ont apporté des fourchettes en France; si nous
avons des chaises d’une certaine forme, c’est parce que nous avons imité les
florentins à une certaine époque. Ceci dit, je ne pense pas que les italiens
aient une telle importance en tant qu’italiens, je pense qu’ils ont une
importance énorme parce que, de par leur positions géographique (leur pays se
trouve à l’emplacement où se trouvait l’Empire romain, qui avait été le grand
concentrateur des éléments de notre civilisation), ils ont eu en main toutes
les facilités pour rassembler les différentes parties de cette civilisation, et
pour ensuite les répandre. Donc, plus je vais, plus je suis convaincu de
l’importance de l’Italie dans l’histoire du développement de notre
civilisation, et plus je suis désireux de m’assimiler occasionnellement
l’esprit italien pour faire des choses dans ce sens-là; dans notre métier,
notamment, dans le spectacle, ils ont bien souvent été nos maîtres: Molière est
très influencé par la comédie italienne, Marivaux a commencé par écrire pour
les italiens, tout notre théâtre, jusqu’au Romantisme où l’influence allemande
est devenue prédominante, tout notre théâtre classique est influencé par l’Italie.
Alors, voilà ma grande raison d’attirance vers l’italie; c’est un raison ,si
vous voulez, d’acceptance de ce que je crois être un fait, et ce fait est: que
nous le voulion ou non, nous appartenons à une civilisations générale, qui a
commencé en Grèce, qui a continué par rome, qui s’est répandue sur tout
l’Occident en passant par la révolution du Christianisme, c’est-à-dire par
l’influence juive.
Et vous avez d’abord voulu
faire un film «civilisé».
Oui, j’ai voulu faire un film
civilisé. Je vous remercie de trouver cela, je ne l’aurais pas trouvé moi-même,
mais vous précisez. On a dans l’esprit des quantités de points qui existent,
mais on ne sait pas trouver les mots; et en effet, ce désir de civilisation
était le grand moteur qui me poussait dans la fabrication du Carrosse.
Ce qui explique le relief de
choque détail, et que la parure d’un habit ou le dessin d’un dossier de
fauteuil puissent avoir dans l’ensemble la même importance que chaque péripetie
de l’intrigue.
Oui, c’est évident; je pense que
si l’on veut faire œuvre classique, il faut agir comme cela; l’idée d’attirer
artificellement l’attention du public sur certains éléments, par exemple sur
une vedette, est une idée purement romantique; même dans la Peinture, dans les
Dessins, les hommes modernes, qui sont habitués à la simplification romantique,
s’y perdent, lorsqu’ils voient des œuvres classique, par exemple, des
tapisseries: ils trouvent cela un peu confus; en Réalité ce n’est pas confus,
il y a simplement dans le Classicisme un sentiment d’égalité qui n’existe plus
dans le Romantisme.
En dépit de toutes les
préfaces, où les romantiques annonçaient en quelque sorte le contraire de ce
qu’ils ont fait.
Comme toujours; c’est la raison
pour laquelle il faut bien se garder d’avoir des théories trop précises, car il
semble que le sort prenne un malin plaisir à vous contredire, à vous faire
arriver au but exactement opposé de vos projets; c’est assez curieux, cette
grande contradiction, qui d’ailleurs est exprimée d’une façon extrêmement claire
dans les écrits de toutes les Religions, notamment la Religion chrétienne; des
axiomes comme: les premiers seront les derniers, ou les paraboles sur la
richesse, les pauvres étant les riches, les petits enfants étant les plus
intelligents; ce ne sont pas des paradoxes, c’est la vérité. Ce monde est fait
de contradictions et de contradictiosn d’ailleurs très souvent comiques; le
fait que les puissants seront abaissés, par exemple, dans le cours de mon
existence, qui n’est pas tellement longue comparée à l’Histoire, j’ai vu cela
quatre ou cinq fois. [Whatever that means.]
Le Jeu des boîtes.
Il y a dans tout le Carrosse
comme la permanence d’une idée musicale: ainsi le galbe des violons semble se
retrouver dans toutes les volutes du décor, et même certains détails de
vêtements.
Je vous répondrai en ce qui
concerne le Carrosse, comme je vous ai répondu à propos du Fleuve: je crois
qu’on essaie de se perfectionner, on essaie d’apprendre, on essaie de
travailler constamment; à tout stade d’une carrière, on fait des découvertes;
seulement, les découvertes et le peu qu’on a appris, c’est un peu comme un
accumulateur, et l’électricité qui est lâchée de cet accumulateur n’est pas
forcément consciente; alors, on essaie d’avoir tout cela en soi, et on s’en
sert een espérant que cela viendra quand on en aura besoin; cela ne vient
d’ailleurs pas toujours quand on en a besoin, c’est un peu le drame de la
production. Très souvent, tout ce qu’on a accumulé, tout ce qu’on a cherché à
apprendre, vous arrive trop tard ou trop tôt, et ne coïncide pas avec le moment
où on en a besoin. D’un autre côté, si l’on procède avec trop d’ordre,
c’est-à-dire en ayant des notes, des fiches, des souvenirs classés, et si on
essaie de les appliquer mécaniquement, arbitrairement, je crois qu’on s’éloigne
de la vie; il faut se méfier énormément des connaissances et des théories; il
faut les avoir, mais il faut essayer d’aborder chaque sujet comme si l’on ne
savait rien, comme si l’on était tout à fait nouveau, et comme si le sujet
était inconnu. Si l’on n’aborde pas un sujet avec une certaine fraîcheur, on
n’est pas vivant, on est mort. Il faut aussi s’amuser en faisant les films,
c’est extrêmement important, je me suis très amusé en faisant le Carrosse; cela
a été très pénible, cela a été très dur, mais je me suis énormément amusé.
Et plus particulièrement à
quoi?
Eh bien, à la découverte
constante de l’esprit italien classique chez les italiens modernes; je me suis
amusé de mon contact avec les italiens, en qui j’ai trouvé constamment des gens
exceptionnels, des gens qui ont gardé une fraicheur classique, si j’ose dire,
notamment dans la façon d’aborder les problèmes de la vie avec une espèce de
simplicité, un côté très direct, bien que masqué sous des complications
apparentes; mais ces complications ne sont qu’apparentes; quand on arrive aux
sentiments, les sentiments sont très droits, très simples.
Ce qui est encore une forme de
Classisisme.
C’est également le Classicisme:
une dentelle, mais de cette dentelle on dégage peu à peu un dessin qui tout de
même est assez net; il y a un critique américain qui n’aime pas beaucoup mon
film; il me fait de très grands compliments, mais il me fait un reproche qui
est assez amusant, et voilà ce qu’il dit: «C’est un peu comme ces boîtes que
l’on ouvre, à l’intérieur on trouve une autre boîte, on l’ouvre, il y a une
autre boîte, on l’ouvre, il y a une autre boîte.» Remarquez que ce critique m’a
fait très plaisir eu disant cela; lui, considère que c’est un défaut et qu’un
film ne devrait pas être fait ainsi; moi, personnellement, je trouve cela assez
intéressant, le jeu des boîtes.
Il est une question que l’on
désire poser à propos de chaque film: quelle est la part de l’improvisation? La
construction, qui semble subtile et compliquée, n’était-elle pas déjà très
précise sur le plan du scénario?
Ah oui, le dessin était très
précis; ce qui a été improvisé, ce sont les dialogues. Si vous préférez, les
scènes et leur progression ont été déterminées à l’avance; maintenant, la façon
d’arriver au but final, qui est le dernier plan d’une scène, cette façon a
quelquefois varié; cela se passait dans le même décor, avec les mêmes
personnages, mais souvent les mots, les réactions des personnages étaient
différents.
Vous consacriez, je crois, les
matinées aux répétitions des scènes tournées l’après-midi, pour décider de la
mise en scène en place et du découpage sur le jeu même des acteurs.
Oui, c’est cela; le système dit
«français», qui consiste à commencer le travail à midi, est excellent à mon
avis pour la qualité des films: d’abord parce que les acteurs, les techniciens
et les ouvriers aiment mieux cela; ils arrivent plus reposés, cela leur permet
de passer la matinée chez eux, en famille, et de dîner un peu plus tard, mais
également chez eux; de ce côté-là, c’est très bien; et pour le metteur en
scène, cela lui permet d’aller sur le plateau le matin, ou en tout cas de se
concentrer sur certains problèmes avant d’êtres pris dans cette espèce de
tourbillon qu’est un plateau de prises de vues.
Et vous avez ainsi fait pour le
Carrosse?
Oui, mais cela, je l’ai
toujours fait, pour tous mes films.
Vous faites donc d’abord
répéter les acteurs dramatiquement, sans vous soucier de la caméra.
Oh, je vais plus loin, vous
savez; je crois beaucoup à une méthode de répétition qui est la suivante: cela
consiste à demander aux acteurs de dire lets mots sans le jouer, à ne leur
permettre d’essayer de penser, si j’ose dire, qu’après plusieurs lectures du
texte, de telle façon qu’au moment où ils appliquent certaines théories, où ils
sont certaines réactions vis-à-vis de ce texte, ils les aient vis-à-vis d’un
texte qu’ils connaissent, et non pas d’un texte qu’ils n’ont peut-être pas
encore compris, car on ne comprend une phrase qu’après l’avoir répétée
plusieurs fois; et je pense même que la façon de jouer doit être découverte par
les acteurs; et lorsqu’ils l’ont découverte, je leur demande de se freiner, de
ne pas jouer complètement tout de suite, de tâter, d’y aller avec prudence, et
notamment de n’ajouter les gestes que tout à la fin, d’être en possession
complète du sens de la scène avant de se permettre de déplacer un cendrier, de
saisir un crayon ou d’allumer une cigarette. Je leur demande de ne pas faire du
faux naturel, mais d’agir de façon à ce que la découverte des éléments
extérieurs vienne après la découverte des éléments intérieurs, et non pas
vice-versa. Je suis, en tout cas, extrêmement opposé à cette méthode qu’appliquent
beaucoup de metterus en scène, qui consiste à dire: «Regardez-moi, je vais
jouer la scène; maintenant, faites comme moi.» Je ne pense pas que ce soit très
bon, parce que l’on n’est pas celui qui joue la scène: c’est l’acteur; il faut
donc que l’acteur ait fait la découverte de la scène lui-même, et ait appliqué
sa propre personnalité à la situation, et non pas la vôtre.
Vous cherchiez dans ce film un
climat dramatique qui participe à la fois du Cinéma et du Théâtre.
Oui, parce que l’époque et le
sujet sont tellement théâtraux qu’il me semblait que la meilleure façon
d’exprimer cette époque et de rendre ce sujet était de subordonner mon styles
au style théâtral.
C’est aussi pour cela que Le
Carrosse d’Or est construit comme une pièce en trois actes?
Oui, c’est cela. Au point de
vue du jeu des acteurs, pour établir cette confusion voulue entre le Théâtre et
la vie, j’ai demandé surtout à mes acteurs qui représentaient des rôles dans la
vie, de jouer avec un tout petit peu d’exagération, de façon à donner à la vie
le côté théâtral me permettant d’établir cette confusion.
Ainsi, il n’y a pas de
quatrième côté, tout se passe de face.
Oui; remarquez que dans
certains décors, à l’origine, j’avais un quatrième côté, mais peu à peu je l’ai
abandonné et j’ai tourné le film à peu près entièrement comme devant une scène,
la caméra étant à la place du public. Il m’est arrivé d’utiliser le quatrième
côté, mais pas dans la même scène; chaque scène était conçue vue d’un côté.
D’ailleurs, je dois dire que lus je vais, plus je procède ainsi, dans tous mes
films. Dans La Règle du Jeu, c’est déjà extrêmement net, il n’y a pas de
quatrième côté.
Mais il y avait dans La Règle
un pivotement incessant de la caméra, randis qu’il semble que, de plus en plus,
vous mettiez en scène par plans fixés et raccords dans l’axe; ainsi La Femme
sur la Plage.
Oui, mais La Femme sur la
Plage, pour les raisons que je vous ai exposées, est un film dans lequel le
quatrième côté joue un grand rôle, c’est un film dans lequel il y a des
contr-champs; en principe, dans Le Carrosse d’Or, je n’ai pas de contre-champs;
quand j’en ai, c’est tout simplement qu’il faut bien se rapprocher des acteurs
de temps en temps, pour que le public puisse comprendre ce qu’ils ont dans le
crâne; mais c’est une simple nécessité pratique, ce n’est pas un style; le
style consiste à placer le caméra face à la scène et à tourner la scène.
L’Adjectif: Moderne.
Vous nous avez parlé de
Classicisme; mais ce qui frappé également dans Le Carrosse, c’est son caractère
moderne. Ne recherchez-vous pas, à travers le classisisme, un certain
Modernisme?
Oui, c’est évidemment vrai;
seulement, si les résultats obtenus peuvent bénéficier de l’adjectif «moderne»,
je pense là encore qu’il ne faut pas l’avoir exprès; je crois énormément aux
maîtres, à l’école, aux exemples, je vous l’ai dit; je crois que le fait de
voir des films que l’on admire et qui sont bons aide énormément; je suis très
discipliné dans ma façon de travailler et convaincu que si l’on part en se
disant: «Je m’en vais tout bousculer, je vais être moderne», je suis sûr qu’on
ne sera pas monderne. On peut être moderne, et il faut le souhaiter, car il
faut tout de même arriver à apporter sa toute petite contribution à l’art de
son temps, mais on ne peut y arriver qu’en s’effaçant très modestement derrière
les anciens. Maintenant, malgré soi, si l’on est doué pour cela, eh bien, on
sera moderne même en ne voulant pas l’être.
Ainsi vous recherchez davantage
la juxtaposition des éléments que leur liaison.
Oui, parce que cela m’est
commode; vous savez, dans l’exercice de mon métier, je suis presque toujours
guidé par l’idée du pratique, de la commidité. En somme, il s’agit de raconter
une histoire, et il s’agit de trouver les moyens les plus pratiques pour raconter
cette histoire.
C’est donc pour vous un
tremplin, mais non une fin.
Ce n’est pas une fin, non,
absolument pas; mais c’est un moyen.
Et le plus simple, donc le plus
efficace?
Je crois. Il est évident que
chaque fois que je me trouve devant le problème d’une scène à tourner, après
l’avoir bien répétée. Par exemple, je ne pars jamais de l’angle de la caméra,
je pars de la scène; je la fais répéter, et puis, avec l’aide de l’opératuer,
nous déterminon l’angle, nous dison: «eh bien, cette scène pourrait se tourner
comme cela.» Il y a également une chose que je ne fais pas, c’est de découper
une scène en champs et contrechamps, en partant de l’ensemble, c’est-à-dire en
tournant toute la scène en plan général, et puis en passant à des plans plus
rapprochés, et ensuite, au montage, en m’aidant de tous ces éléments. Il me
semble que chaque partie de scène a un angle et pas deux. En Réalité, le
montage de mes films, sauf dans des cas un peu spéciaux comme Le Fleuve, est un
montage extrêmement simple; cela consiste simplement à mettre les uns après les
autres des bouts qui ont été tournés les uns après les autres.
Vous tournez chronologiquement?
Oui, en tous cas les scènes.
Et souvent le film? Ainsi La
Règle du Jeu n’a-t-elle pas été tournée.
Oui, presque chronologiquement;
on ne peut pas le faire tout à fait puisqu’il y a des extérieurs, et puis il y
a aussi des questions de contrats avec les acteurs, des gens qui libres ou pas
libres; mais enfin, autant que faire se peut, j’aime bien tourner chronologiquement.
Et le Carrosse?
C’est presque tourné
chronologiquement, mais pas tout à fait.
Bleu, blanc, rouge.
Il est une question que nous
aimerions encore vous poser, celle de la couleur: quelle serait, à votre avis,
la meilleure façon de l’utilliser?
D’abord, il me semble que la
couleur, cela n’a aucune importance; certains sujets doivent être dits en
couleurs, certains autres sont mieux en noir et blanc; enfin, je pense là
aussi, comme dans tout, que la technique est au service de l’histoire; le but
est de raconter une histoire; si cela aide de la raconter en couleurs,
racontons-là en couleurs. Maintenant, comment appliquer cette couleur? Je pense
qu’il faut l’appliquer en ne croyant pas trop à la technique; au point où nous
en sommes, les différents systèmes sont tous très bons; Technicolour à Londres
est exceptionnellement bon, mais cela est dû surtout à la qualité de leurs
laboratoires; ils on des vieilles équippes de gens qui travaillent la couleur
ensemble depuis des années; là encore ce n’est pas la machine ou l’invention
qui créent la supériorité technique, c’est la qualité des hommes. Donc, il faut
admettre qu’on a bon système en couleurs, et si l’on a un bon système, je pense
que la seule façon de procéder est d’essayer d’y voir clair. Il s’est produit
une chose pendant les cinquante dernières années, c’est que les hommes ont
terriblement perdu l’usage des sens; ceci est dû à ce qu’on appelle le progrès;
remarquez que c’est extrêmement normal: on tourne un bouton et on a de la
lumière, on pousse un autre bouton, et on a du feu sur un fourneau à gaz; le
contact avec la nature se fait maintenant à travers tellement d’intermédiaires
que nous ignorons presque le tâtage direct des phénomènes naturels; on peut donc dire que les
hommes n’y voient pas beaucoup maintenant. Tout le monde, par exemle, se figure
que le drapeau français est bleu, blanc, rouge; or, le drapeau français n’est
plus beau, blanc, rouge; le bleu, je ne sais pas pourquoi, probablement parce
que les industriels qui fabriquent de l’étoffe bleue ont trouvé que le vrai
bleu était trop cher, mais il est violet, le bleu; le bleu est à peu près de la
couleur de votre veston, le bleu est comme ma chemise, c’est un espèce de
violet, ce n’est pas bleu du tout, cela n’a aucun rapport avec du bleu.
Néanmois, tout le monde est persuadé que c’est bleu. Alors, si l’on
photographie un drapeu français, sur l’écran on voit une sorte de violet, et
les gens sont étonnés; c’est simplement parce qu’ils n’ont pas regardé. Alors
je pense que la façon de faire de la couleur consiste d’abord à ouvrir les
yeux, à regarder; et il est facile de voir si les choses correspondent à ce que
vous voulez sur l’écran; autrement dit, il n’y a pratiquement pas de traduction
de la couleur sur l’écran, il y a de la photographie. Il s’agit de mettre
devant la caméra ce que vous voulez avoir sur l’écran, et c’est tout.
Vous n’êtes pas sans savoir
cependant qu’il circule sur la couleur des théories critiques plus savantes les
unes que les autres: «Quand les peintres s’en mêleront, etc.»
Je suis convaincu que si un
peintre, ou n’importe quel artiste doué plastiquement, se met à faire du Cinéma
en couleurs, il le fera très bien, mais n’utilisera pas du tout ses
connaissances de peintre pour obtenir de bons résultats en technicolour; il
sera sûrement aidé par le fait que son métier lui a donné une Éducation de
l’œil; cela, c’est indispensable; c’est dans ce sens-là que des peintres
pourraient peut-être aider au Cinéma en couleurs: parce qu’ils apporteraient la
collaboration d’un homme ayant reçu une Éducation de l’œil; mais ce n’est pas
du tout en appliquant leurs connaissances de peintres, c’est en appliquant les
exercices qu’ils ont dû faire avec leurs yeux pour apprendre à peindre.
Vous ne croyez donc pas aux
traitements chimiques ou optiques de la couleur?
Absolulment pas, je suis
absoluemtn contre cela. Remarquez que cela exsite, et cela donne parfois de
bons résultats; seulement, en ce moment-ci, je vous parle de ma propre façon de
travailler; et personnellement, je suis beaucoup trop égoïste pour confier le
résultat final de mon travail à un chimiste; j’aime beaucoup mieux le confier à
mes propres sens et à ceux des collaborateurs de mes films; j’aime beaucoup
mieux avoir confiance en mes yeux et en ceux de l’opérateur, qu’en des
combinaisons chimiques; cela me semble plus commode et, une fois de plus, plus
pratique.
Vous préférez donc vous en tenir
au postulat de la fidélité.
C’est cela. Remarquez, dans le
noir et blanc, le truquage existe, beaucoup plus que dans la couleur; il est
évident que, dans le noir et blanc, les contrastes, par exemple, donnent des
résultats absolument inattendus; il y a dans le noir et blanc donne aussi au
metteur en scène et au cameraman des possibilités de truquer qui sont infinies:
vous avez un acteur qui n’arrive pas à rendre très bien une scène; disons-le,
il est un peu faible dans l’expression de certains sentiments; ou lui colle des
éclairages invraisemblabes, avec des lumières exagérées; d’un côté des noirs
absolus, de l’autre on lui masque la moitié de la figure, il émerge d’une
espèce d’ombre vague; et immédiatement ce monsieur devient très fort, et la
scène peut être très bonne. Je crois qu’avec la couleur, il faut renoncer à ces
trucs-là; il s’agit de plus en plus d’être honnête. Voilà.
Vous recherchez de préférence
les couleurs pures?
C’est une question de goût;
j’aime les couleurs simples. Au Bengale, dans les Indes, la Nature se divise en
moins de couleurs; comparez un arbre de l’avenue Frochot avec un abre tropical:
le second a moins de verts, il n’en a que deux ou trois; c’est très commode
pour le Cinéma en couleurs. Mais tenez, par exemple, je pense que cette
pièce-ci ne serait pas mauvaise en couleurs; il y a quelque chose qui n’irait
pas, c’est le ton marron de cette cheminée et de cette table; mais le gris de
la porte et des murs, les rideaux blancs, cela fait partie des choses très
faciles à photographier en couleurs. Je crois que ce fauteuil par contre serait
affreux, ce serait certainement abominable; mais remarquez que c’est aussi
abominable dans la vie; au fond, je crois que tout cela est très simple, il s’agit de mettre
devant la caméra des choses qui vous font plaisir.
Vous aimez disposer des
premiers plans de couleurs très vives devant des fonds assez neutres.
Oui, mais je pense qu’on
pourrait faire le contraire; par exemple, dans la Nature, avec les verts, on
peut justement pratiquer cela: des fonds puissants. D’ailleurs, dans le River,
j’en ai quelques-uns; j’ai été tourner dans un champ de bananiers, avec le
petit lac, exprès à cause du vert, qui fournissait un fond d’une puissance
extravagante.
Tandis que les intérieurs
restent dans des tonalités très douces.
Oui, comme c’est là-bas.
Là-bas, les intérieurs sont souvent dans l’ombre et très doux. D’ailleurs, dans
Le Fleuve, je suis loin de rendre l’impression de couleurs du Bengale; il y a
encore beaucoup à faire, notamment avec les maisons.
Et vous ne vous souciez
nullement des lois picturales
des rapports de couleurs.
Non, je suis convaincu que
notre métier, c’est de la photographie; si l’on se met devant une scène en se
disant: «Je vais être Rubens ou Matisse», je suis sûr qu’on se met le doigt
dans l’œil; non, c’est de la photographie, ni plus ni moins; je crois que les
préoccupations plastiques n’ont rien à voir avec notre métier. Les robes du
River, par exemple, je pense que cela n’aurait aucune valeur picturale; je crois
que cela a une valeur sur l’écran, une valeur photographique, ou plutôt
cinématographique; car c’est de la photographie, non, c’est du cinématographie;
c’est une chose à part.
Et la couleur, procédé
réaliste, doit obliger le cinéaste au Réalisme.
J’en suis persuadé; nous somme
à une époque où nous sommes tous plus ou moins des intellectuels avant d’être
des sensuels, et ce sont des raison intellectuelles qui nous déterminent dans
nos croyances, ou dans nos choix; c’est par exemple une publicité sur Dubonnet,
en face du café où on prend l’apéritif, qui fait qu’instictivement nous dison:
«Un Dubonnet.» au garçon qui vient; nos sens n’ont plus rien à voir là-dedans,
c’est un Mécanisme de l’esprit et non du palais; et c’est la même chose pour
tout, et c’est extrêmement dangereux. Je crois qu’une des fonctions de
l’artiste est d’essayer de recréer le contact direct de l’homme avec la Nature.
Propos
recueillis par Rivette et Truffaut.
No comments:
Post a Comment