Wednesday, June 18, 2014

Malraux. Condition humaine La. 1933. Septième partie.



Paris, juillet.

Ferral, s’évenant avec le journal où Consortium était le plus violemment attaqué, arriva le dernier dans le cabinet d’attente du ministre des Finances: en groupes, attendaient le directeur adjoint du Mouvement Général des Fonds – le frère de Ferral était sagement tombé malade la semaine précédante – le représentant de la Banque de France, celui de la principale banque d’affaires française, et ceux des établissements de crédit. Ferral les connaissait tous: un Fils, un Gendre, et d’anciens fonctionnaires de l’Inspection des Finances et du Mouvement Général des Fonds; le lien entre l’État et les Établissements était trop étroit pour que ceux-ci n’eussent pas avantage à s’attacher des fonctionnaires qui trouvaient auprès de leurs anciens collègues un accueil favorable. Ferral remarqua leur surprise: il eût été d’usage qu’il arrivât avant eux: ne le voyant pas là, ils avaient pensé qu’il n’était pas convoqué. Qu’il se permît de venir le dernier les surprenait. Tout les séparait: ce qu’il pensait d’eux, ce qu’ils pensaient de lui, leur façons de s’habiller. Deux races.
Ils furent introduits presque aussitôt.
Ferral connaissait peu le ministre. Cette expression de visage d’un autre temps venait-elle de ses cheveux blancs, épais comme ceux des perruques de la Régence? Ce fin visage aux yeux clairs, ce sourire si  accueillant – vieux parlementaire – s’accordaient à la légende de courtoise du ministre; légende parallèle à celle de sa brusquerie, lorsque le piquait une mouche napoléonienne. Ferral, tandis que chacun prenait place, songeait à une anecdote fameuse: le ministre, alors ministre des Affaires étrangères, secouant par les basques de sa jaquette l’envoyé de la France au Maroc, et, la couture du dos de la jaquette éclatée soudain, sonnant: «Apportez une de mes jaquettes pour Monsieur!» puis sonnant à nouveau au moment où disparaissait l’huissier: «La plus vieille! Il n’en mérite pas une autre!» Son visage eût été fort séduisant sans un regard qui semblait nier ce que promettait la bouche: blessé par accident, un de ses yeux était de verre.
Ils s’étaient assis: le directeur du Mouvement Général des Fonds à la droite du ministre, Ferral à sa gauche; les représentants, au fond du bureau, sur un canapé.
Vous savez, messieurs, dit le ministre, pourquoi je vous ai convoqués. Vous avez sans doute examiné la question. Je laisse à M. Ferral le soin de vous la résumer et de vous présenter son point de vue.
Les représentants attendirent patiemment que Ferral, selon la coutume, leur racontât des blagues.
Messieurs, dit Ferral, il est d’usage, dans un entretien comme celui-ci, de présenter des bilans optimistes. Vous avez sous les yeux le rapport de l’Inspection des Finances. La situation du Consortium, pratiquement, et plus mauvaise que ne le laisse supposer ce rapport. je ne vous sommets ni postes gonflés, ni créances incertaines. Le passif du Consortium, vous le connaissez, de toute évidence; je désire attirer votre attention sur deux points de l’actif que ne peut indiquer aucun bilan, et au nom de quoi votre aide est demandée.
Le premier est que le Consortium représente la seule œuvre française de cet ordre en Extrême-Orient. Même déficitaire, même à la veille de la faillite, sa structure demeurerait intacte. Son réseau d’agents, ses postes d’achat ou de vente à l’intérieur de la Chine, les liens établis entre ses acheteurs chinois et ses sociétés de production indochinoises, tout cela est et peut être maintenu. Je n’exagère pas en disant que, pour la moitié des marchands du Yang-Tsé, la France c’est le Consortium, comme le Japon c’est le concern Mitsubishi; notre organisation, vous le savez, peut être comparée en étendue à celle de la Standard Oil. Or la Révolution chinoise ne sera pas éternelle.
Second point: grâce aux liens qui unissent le Consortium à une grande partie du commerce chinois, j’ai participé de la façon la plus efficace à la prise du pouvoir par le général Chang-Kaï-Shek. Il est dès maintenant acquis que la part de la construction des Chemins de fer chinois promise à la France par les traités sera confiée au Consortium. Vous en connaissez l’importance. C’est sur cet élément que je vous demande de vous fonder pour accorder au Consortium l’aide qu’il sollicite de vous; c’est à cause de sa présence qu’il me paraît défendable de souhaiter que ne disparaisse pas d’Asie la seule organisation puissante qui y représente notre pays – dût-elle sortir des mains qui l’ont fondée.»
Les représentants examinaient soigneusement le bilan, qu’ils connaissaient d’ailleurs et qui ne leur enseignait plus rien: chacun attendait que le ministre parlât.
Il n’est pas seulement de l’intérêt de l’État, dit celui-ci, mais aussi de celui des Établissements, que le crédit ne soit pas atteint. La chute d’organismes aussi importants que la Banque Industrielle de Chine, que le Consortium, ne peut être que fâcheuse pour tous...
Il parlait avec nonchalance, appuyé au dossier de son fauteuil, le regard perdu, tapotant du bout de son crayon le buvard placé devant lui. Les représentants attendaient que son attitude devînt plus précise.
Voulez-vous me permettre, monsieur le Ministre, dit le représentant de la Banque de France, de vous soumettre un avis un peu différent? Je suis seul ici à ne pas représenter un étalissement de crédit, donc impartial. Pendant quelques mois, les krachs font diminuer les dépôts, c’est vrai; mais, après six mois, les sommes retirées rentrent automatiquement, et précisément dans les principaux établissements, qui présentent le plus de garanties. Peut-être la chute du Consortium, loin d’être préjudiciable aux établissements que représentent ces messieurs, leur serait-elle, au contraire, favorable...
A ceci près qu’il est toujours imprudent de jouer avec le crédit: quinze faillites de banques de province ne seraient pas profitables aux Établissements, ne serait-ce qu’en raison des mesures politiques qu’elles appelleraient.
«Tout ça est parler pour ne rien dire, pensa Ferral, sinon que la Banque de France a peur d’être engagée elle-même et de devoir payer si les établissements paient». Silence. Le regard interrogateur du ministre recontra celui de l’un des représentants: visage de lieutenant de hussards, regard appuyé prêt à la réprimande, voix nette:
Contrairement à ce que nous rencontrons d’ordinaire dans des entretiens semblables à celui qui nous réunit, je dois dire que je suis un peu moins pessimiste que M. Ferral sur l’ensemble des postes du bilan qui nous est soumis. La situation des banques du groupe est désastreuse, il est vrai; mais certaines sociétés peuvent être défendues, même sous leur forme actuelle.
C’est l’ensemble d’une œuvre que je vous demande de maintenir, dit Ferral. Si le Consortium est détruit, ses affaires perdent tout sens pour la France.
Par contre, dit un autre représentant au visage mince et fin, M. Ferral me semble optimiste, malgré tout, quant à l’actif principal du Consortium. L’emprunt n’est pas encore émis.
Il regardait en parlant le revers du veston de Ferral; celui-ci, intrigué, suivit son regard, et finit par comprendre: seul, il n’était pas décoré. Exprès. Son interlocuteur, lui, était commandeur, et regardait avec hostilité cette boutonnière dédaigneuse. Ferral n’avait jamais attendu de considération que de sa force.
Vous savez qu’il sera émis, dit-il; émis et couvert. Cela regarde les banques américaines et non leurs clients qui prendront ce qu’on leur fera prendre.
Supposons-le. L’emprunt couvert, qui nous dit que les chemins de fer seront construits?
Mais, dit Ferral avec un peu d’étonnement (son interlocuteur ne pouvait ignorer ce qu’il allait répondre), il n’est pas question que la plus grande partie des fonds soit versée au gouvernement chinois. Ils iront directement des banques américaines aux entreprises chargées de la fabrication du matériel, de toute évidence. Sinon, croyez-vous que les Américains placeraient l’emprunt?
Certes. Mais Chang-Kaï-Shek peut être tué ou battu; si le bolchevisme renaît, l’emprunt ne sera pas émis. Pour ma part, je ne crois pas que Chang-Kaï-Shek se maintienne au pouvoir. Nos informations donnent sa chute imminente.
Les communistes sont écrasés partout, répondit Ferral. Borodine vient de quitter Han-Kéou et rentre à Moscou.
Les communistes, sans doute, mais non point le communisme. La Chine ne redeviendra jamais ce qu’elle était, et, après le triomphe de Chang-Kaï-Shek, de nouvelles vagues communistes sont à craindre...
Mon avis est qu’il sera encore au pouvoir dans dix ans; mais il n’est aucune affaire qui ne comporte aucun risque.
(N’écoutez, pensait-il, que votre courage, qui ne vous dit jamais rien. Et la Turquie, quand elle ne vous remboursait pas un sou et achetait avec votre argent les canons de la guerre? Vous n’aurez pas fait seuls une seule grande affaire. Quand vous avez fini vos coucheries avec l’État, vous prenez votre lâcheté pour de la sagesse, et croyez qu’il suffit d’être manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif.)
Si Chang-Kaï-Shek se maintient au gouvernement, dit d’une voix douce un représentant jeune, aux cheveux frisés, la Chine va recouvrer son autonomie douanière. Qui nous dit que, même en accordant à M. Ferral tout ce qu’il suppose, son activité en Chine ne perde pas toute valeur le jour où il suffira de lois chinoises pour la réduire à néant? Plusieurs réponses peuvent être faites à cela, je le sais...
Plusieurs, dit Ferral.
Il n’en reste pas moins, répondit le représentant au visage d’officier, que cette affaire est incertaine, ou, en admettant même qu’elle n’implique aucun risque, il reste qu’elle implique un crédit à long terme, et à la vérité, une participation à la vie d’une affaire... Nous savons tous que M. Germain faillit conduire à la ruine le Crédit Lyonnais pour s’être intéressé aux Couleurs d’Aniline, une des meilleurs affaires françaises cependant. Notre fonction n’est pas de participer à des affaires, mais de prêter de l’argent sur des garanties, et à court terme. Hors de là, la parole n’est plus à nous, elle est aux banques d’affaires.
Silence, de nouveau. Long silence.
Ferral réfléchissait aux raisons pour lesquelles le ministre n’intervenait pas. Tous, et lui-même, parlaient une langue conventionnelle et ornée comme les formules rituelles d’Asie: il n’était d’ailleurs pas question que tout ça ne fût passablement chinois. Que les garanties du Consortium fussent insuffisantes, c’était bien évident; sinon, se fût-il trouvé là? Depuis la guerre, les pertes subies par l’épargne française (comme disent les journaux de chantage, pensait-il: l’irritation lui donnait de la verve) qui avait souscrit les actions ou obligations des affaires commerciales recommandées par les Établissements et les grandes banques d’affaires, étaient d’environ 40 milliards – sensiblement plus que le traité de Francfort. Une mauvaise affaire payait une plus forte commission qu’une bonne, et voilà tout. Mais encore fallait-il que cette mauvaise affaire fût présentée aux Établissements par un des leurs. Ils ne paieraient pas, sauf si le minsitre intervenait formellement, parce que Ferral n’était pas des leurs. Pas marié: histoire de femmes. Soupçonné de fumer l’opium. Il avait dédaigné la Légion d’honneur. Trop d’orgueil pour être, soit conformiste, soit hypocrite. Peut-être le grand individualisme ne pouvait-il se développer pleinement que sur un fumier d’hypocrisie: Borgia n’était pas pape par hasard... Ce n’était pas à la fin du XVIIIe siècle, parmi les révolutionnaires ivres de vertu, que se promenaient les grands individualistes, mais à la Renaissance, dans une structure sociale qui était la chrétienne, de toute évidence...
Monsieur le Ministre, dit le plus âgé des délégués, mangeant à la fois des syllabes et sa courte moustache, blanche comme ses cheveux ondulés, que nous soyons disposés à venir en aide à l’État ça va de soi. Entendu. Vous le savez.
Il retira son lorgnon, et les gestes de ses mains aux doigts légèrement écartés devinrent des gestes d’aveugle.
«Mais enfin, tout de même, il faudrait savoir dans quelle mesure! Je ne dis pas que chacun de nous ne pusise intervenir pour 5 millions. Bon.
Le ministre haussa imperceptiblement les épaules.
«Mais ce n’est pas ce dont il s’agit, puisque le Consortium doit rembourser au minimum 250 millions de dépôts. Alors quoi? Si l’État pense qu’un krach de cette importance est fâcheux, il peut trouver lui-même des fonds; pour sauver les déposants français et les déposants annamites, la Banque de France et le Gouvernement général de l’Indochine sont tout de même plus désignés que nous, qui avons aussi nos déposants et nos actionnaires. Chacun de nous est ici au nom de son établissement...
(Étant bien entendu, pensait Ferral, que si le ministre faisait nettement entendre qu’il exige que le Consortium soit renfloué, il n’y aurait plus ni déposants, ni actionnaires.)
«... Lequel d’entre nous peut affirmer que ses actionnaires approuveraient un prêt qui n’est destiné qu’à maintenir un établissement chancelant? Ce que pensent ces actionnaires, monsieur le Ministre, - et pas eux seulement – nous le savons fort bien: c’est que le marché doit être assaini, que des affaires qui ne sont pas viables doivent sauter; que les maintenir artificiellement est le plus mauvais service à rendre à tous. Que devient l’efficacité de la concurrence, qui fait la vie du commerce français, si les affaires condamnées sont automatiquement maintenues?
(Mon ami, pensa Ferral, ton Établissement a exigé de l’État, le mois dernier, un relèvement de tarifs douaniers de 32%; pour faciliter, sans doute, la libre concurrence.)
«... Alors? Notre métier est de prêter de l’argent sur garanties, comme il a été dit très justement. Les garanties que nous propose M. Ferral... vous avez entendu M. Ferral, lui-même. L’État veut-il se substituer ici à M. Ferral, et nous donner les garanties contre lesquelles nous accorderons au Consortium les fonds dont il a besoin? En un mot, l’État fait-il sans compensation appel à notre dévouement ou nous demande-t-il – lui et non M. Ferral – de faciliter une opération de trésorerie, même à long terme? Dans le premier cas, n’est-ce pas, notre dévouement lui est acquis, mais enfin il faut tenir compte de nos actionnaires; dans le second, quelles garanties nous offre-t-il?»
Langage chiffré complet, pensait Ferral. Si nous n’étions pas en train de jouer une comédie, le ministre répondrait: «Je goûte le comique du mot dévouement. L’essentiel de vos bénéfices vient de vos rapports avec l’État. Vous vivez de commissions, fonction de l’importance de votre établissement, et non d’un travail ni d’une efficacité. L’État vous a donné cette année cent millions, sous une forme ou une autre; il vous en reprend vingt, bénissez son nom et rompez.» Mais il n’y avait aucun danger. Le ministre prit dans un tiroir de son bureau une boîte de caramels mous, et la tendit à la ronde. Chacun en mangea un, sauf Ferral. Il savait maintenant ce que voulaient les délégués des Établissements: payer puisqu’il était impossible de quitter ce cabinet sans accorder quelque chose au ministre, mais payer le moins possible. Quant à celui-ci... Ferral attendait, assuré qu’il était en train de penser: «Qu’est-ce que Choiseul eût semblé faire à ma place?» Semblé: le ministre ne demandait pas aux grands de la royauté des leçons de volonté, mais de maintien ou d’ironie.
M. le Directeur adjoint du Mouvement Général des Fonds, dit-il en frappant la table à petits coups de crayon, vous dira comme moi que je ne puis vous donner ces garanties sans un vote du Parlement. Je vous ai réunis, messieurs, parce que la question que nous débattons intéresse le prestige de la France; croyez-vous que ce soit une façon de le défendre que de porter cette question devant l’opinion publique?
Chans dloute, chand dloute, mais pelmettez, moinfieur le miniftle...
Silence; les représentants, mastiquant leurs caramels, fuyaient dans un air méditatif l’accent auvergnat dont ils se sentaient tout à coup menacés s’ils ouvraient la bouche. Le ministre les regardait sans sourire, l’un après l’autre, et Ferral, et qui le voyait de profil du côté de son œil de verre, le regardait comme un grand ara blanc, immobile et amer parmi les oiseaux.
Je vois donc, messieurs, reprit le ministre, que nous sommes d’accord sur ce point. De quelque façon que nous envisagions ce problème, il est nécessaire que les dépôts soient remboursés. Le Gouvernement général de l’Indochine participerait au renflouementj du Consortium pour un cinquième. Quelle pourrait être votre part?
Maintenant, chacun se réfugait dans son caramel. «Petit plaisir, se dit Ferral. Il a envie de se distaire, mais le résultat eût été le même sans caramels...» Il connaissait le valeur de l’argument avancé par le ministre. C’était son frère qui avait répondu à ceux qui demandaient au Mouvement Général des Fonds une conversion sans vote du Parlement: «Pourquoi ne donnerais-je pas ensuite d’autorité deux cents millions à ma petite amie?»
Silence. Plus long encore que les précédents. Les représentants chuchotaient entre eux.
Monsieur le Ministre, dit Ferral, si les affaires saines du Consortium sont, d’une façon ou d’une autre, reprises; si les dépôts doivent être, en tout était de cause, remboursés, ne croyez-vous pas qu’il y ait lieu de souhaiter un effort plus grand, mais dont le maintien du Consortium ne soit pas exclu? L’existence d’un organisme français aussi étendu n’a-t-elle pas aux yeux de l’État une importance égale à celle de quelques centaines de millions de dépôts.
Cinq millions n’est pas un chiffre sérieux, messieurs, dit le ministre. Dois-je faire appel d’une façon plus pressante au dévouement dont vous avez parlé? Je sais que vous tenez, que vos Conseils tiennent, à éviter le contrôle des banques par l’État. Croyez-vous que la chute d’affaires comme le Consortium ne pousse pas l’opinion publique à exiger ce contrôle d’une façon qui pourrait devenir impérieuse, et, peut-être, urgente?»
De plus en plus chinois, pensait Ferral. Ceci veut dire uniquement: «Cessez de me proposer des cinq millions ridicules.» Le contrôle des banques est une menace absurde lorsqu’elle est faite par un gouvernment dont la politique est à l’opposé de mesures de ce genre. Et le ministre n’a pas plus envie d’y recourir réellement que celui des représentants qui tient dans son jeu l’agence Havas n’a envie de mener une campagne de presse contre le ministre. L’État ne peut pas plus jouer sérieusement contre les banques qu’elles contre lui. Toutes les complicités: personnnel commun, intérêts, psychologie. Lutte entre chefs de service d’une même maison, et dont la maison vit, d’ailleurs. Mais mal. Comme naguère à l’Astor, il ne se sauvait que par la nécessité de ne pas faiblir et de ne montrer aucune colère. Mais il était battu: ayant fait de l’efficacité sa valeur essentielle, rien ne compensait qu’il se trouvât en face de ces hommes dont il avait toujours méprisé la personne et les méthodes dans cette position humiliée. Il était plus faible qu’eux, et, par là, dans son système même, tout ce qu’il pensait était vain.
Monsieur le Ministre, dit le délégue le plus âgé, nous tenons à montrer une fois de plus à l’État notre bonne volonté; mais, s’il n’y a pas de garanties, nous ne pouvons, à l’égard de nos actionnaires, nous ne pouvons, à l’égard de nos actionnaires, envisager un crédit consortial plus élevé que le montant des dépôts à rembourser, et garanti par la reprise que nous ferions des affaires saines du groupe. Dieu sait que nous ne tenons pas à cette reprise, que nous la ferons par respect de l’intérêt supérieur de l’État...»
Ce personnage, pensait Ferral, est vraiment inouï, avec son air de professeur retraité transformé en Œdipe aveugle. Et tous les abrutis, la France même, qui viennent demander des conseils à ses directeurs d’agences, et à qui sont jetés les fond d’État en peau de chagrin lorsqu’il faut construire des chemins de fer stratégiques en Russie, en Pologne, au pôle Nord! Depuis la guerre, cette brochette assise sur le canapé a coûté à l’épargne française, rien qu’en fonds d’État, dix-huit milliards. Très bien: comme il le disait il y a dix ans: «Tout homme qui demande des conseils pour placer sa fortune à une personne qu’il ne connaît pas intimement est justement ruiné.» Dix-huit milliards. Sans parler des quarante milliards d’affaires commerciales. Ni de moi.
Monsieur Damiral? dit le ministre.
Je ne puis que m’associer, monsieur le Ministre, aux paroles que vous venez d’entendre. Comme M. de Morelles, je ne puis engager l’établissement que je représente sans les garanties dont il a parlé. Je ne saurais le faire sans manquer aux principes et aux traditions qui ont fait de cet établissement un des plus puissants de l’Europe, principes et traditions souvent attaqués, mai qui lui permettent d’apporter son dévouement à l’État quand celui-ci fait appel à lui comme il l’a fait il y a cinq mois, comme il le faut aujourd’hui, comme il le fera peut-être demain. C’est la fréquence de ces appels, monsieur le Ministre, et la résolution que nous avons prise de les entendre, qui me contraignent à demander les garanties que ces principes et ces traditions exigent que nous assurions à nos déposants, et grâce auxquelles, - je me suis permis de vous le dire, monsieur le Ministre, - nous sommes à votre disposition. Sans doute pourrons-nous disposer de vingt millions.»
Les représentants se regardaient avec consternation: les dépôts seraient remboursés. Ferral comprenait maintenant ce qu’avant voulu le ministre: donner satisfaction à son frère sans s’engager; faire rembourser les dépôts; faire payer les Établissements, mais le moins possible; pouvoir rédiger un communiqué satisfaisant. Le marchandage continuait. Le Consortium serait détruit; mais peu important au ministre son anéantissement si les dépôts étaient remboursés. Les Établissements acquerraient la garantie qu’ils avaient demandée (ils perdraient néanmoins, mais peu). Quelques affaires, maintenues, deviendraient des filiales des Établissements; quant au reste... Tous les événements de Shanghaï allaient se dissoudre là dans un non-sens total. Il eût préféré se sentir dépouillé, voir vivante hors de ses mains son œuvre conquise ou volée. Mais le ministre ne verrait que la peut qu’il avait de la Chambre; il ne déchirerait pas de jaquette aujourd’hui. A sa place, Ferral eût commencé par se charger d’un Consortium assaini qu’il eût ensuite maintenu à tout prix. Quant aux Établissements, il avait toujours affirmé leur incurable frousse. Il se souvint avec orgueil du mot d’un de ses adversaires: «Ferral veut toujours qu’une banque soit une maison de jeu».
Le téléphone sonna, tous près. L’un des attachés entra:
Monsieur le Ministre, monsieur le Président du Conseil.
Dites que les choses s’arrangent très bien... Non, j’y vais.
Il sortit, revint un instant après, interrogea du regard le délégué de la principale banque d’affaires française, la seule qui fût  représentée là. Moustaches droites, parallèles à son binocle, calvitie, fatigue. Il n’avait pas encore dit un mot.
Le maintien du Consortium ne nouos intéresse en aucune façon, dit-il lentement. La participation à la construction des chemins de fer est assurée à la France par les traités. Si le Consortium tombe, une autre affaire se formera ou se développera, et prendra sa succession...
Et cette nouvelle société, dit Ferral, au lieu d’avoir industrialisé l’Indochine, distribuera des dividendes. Mais, comme elle n’aura rien fait pour Chang-Kaï-Shek, elle se trouvera dans la situation où vous seriez aujourd’hui si vous n’aviez jamais rien fait pour l’État; et les traités seront tournés par une quelconque société américaine ou britannique à paravent français, de toute évidence. A qui vous prêterez, d’ailleurs, l’argent que vous me refusez. Nous avons crée le Consortium parce que les banques françaises d’Asie faisaient une telle politique de garanties qu’elles auraient fini par prêter aux Anglais pour ne pas prêter aux Anglais pour ne pas prêter aux Chinois. Nous avons suivi une politique du risque, c’est...
Je n’osais pas le dire.
... clair. Il est normal que nous en recueillions les conséquences. L’épargne sera protégée (il sourit d’un seul côté de la bouche) jusqu’à cinquante-huit milliards de perte, et non cinquante-huit milliards et quelques centaines de millions. Voyons donc ensemble, messieurs, si vous le voulez bien, comment le Consortium cessera d’exister.

Kobé

Dans toute la lumière du printemps, May, trop pauvre pour louer une voiture, montait vers la maison de Kama. Si les bagages de Gisors étaient lourds, il faudrait emprunter quelque argent au vieux peintre pour rejoindre le bateau. En quittant Shanghaï, Gisors lui avait dit qu’il se réfugiait chez Kama; en arrivant, il lui avait envoyé son adresse. Depuis, rien. Pas même lorsqu’elle lui avait fait savoir qu’il était nommé professeur à l’institut Sun-Yat-Sen de Moscou. Crainte de la police japonaise?
Elle lisait en marchant une lettre de Peï qui lui avait été remise à l’arrivée du bateau à Kobé, lorsqu’elle avait fait viser son passeport. Elle avait pu donner asile au jeune disciple de Tchen, après la mort de celui-ci, dans la villa où elle s’était réfugiée.

«...J’ai vu hier Hemmerlich, qui pense à vous. Il est monteur à l’usine d’électricité. Il m’a dit: «C’est la première fois de ma vie que je travaille en sachant pourquoi, et non en attendant patiemment de crever...» Dites à Gisors que nous l’attendons. Depuis que je suis ici, je pense au cours où il disait: «Une civilisation se transforme, lorsque son élément le plus douloureux – l’humiliation chez l’esclave, le travail chez l’ouvrier moderne – devient tout à coup une valeur, lorsqu’il ne s’agit plus d’échapper à cette humiliation, mais d’en attendre son salut, d’échapper à ce travail, mais d’y trouver sa raison d’être. Il faut que l’usine, qui n’est encore qu’une espèce d’église des catacombes, devienne ce que fut la cathédrale et que les homme y voient, au lieu des dieux, la force humaine en lutte contre la Terre...»

Oui: sans doute les hommes ne valaient-ils que par ce qu’ils avaient transformé. La Révolution venait de passer par une terrible maladie, mais elle n’était pas morte. Et c’était Kyo et les siens, vivant ou non, vaincus ou non, qui l’avaient mise au monde.

Je vais repartir en Chine comme agitateur. Rien n’est fini là-bas. Peut-être nous y retrouverons-nous ensemble: on me dit que votre demande est acceptée...

Pas un mot de Tchen.
Elle était loin de juger ce qu’il écrivait sans importance; mais que tout cela lui semblait intellectuel, - comme lui avait semblé ravagé de l’intellectualité fanatique de l’adolescence tout ce qu’il lui avait rapporté de Tchen! Un morceau de journal découpé tomba de la lettre pliée; elle le ramassa:

Le travail doit devenir l’arme principale du combat des classes. Le plan d’industrialisation le plus important du monde est actuellement à l’étude: il s’agit de transformer en cinq ans toute l’U.R.S.S., d’en faire une des premières puissances industrielles d’Europe, puis de rattraper et de dépasser l’Amérique. Cette entreprise gigantesque...
Gisors l’attendait, debout dans l’encadrement de la porte. En kimono. Pas de bagages dans le couloir.
Avez-vous reçu mes lettres? demanda-t-elle en entrant dans une pièce nue, nattes et papier, dont les panneaux tirés découvraient la baie tout entière.
Oui.
Dépêchons-nous: le bateau repart dans deux heures.
Je ne partirai pas, May.
Elle le regarda. «Inutile d’interroger, pensa-t-elle; il s’expliquera.» Mais ce fut lui qui interrogea:
Qu’allez-vous faire?
Essayer de servir dans les sections d’agitatrices. C’est presque arrangé, paraît-il. Je serai à Vladivostok après-demain, et je partirai aussitôt pour Moscou. Si ça ne s’arrange pas, je servirai comme médecin en Sibérie. Mais je suis si lasse de soigner!... Vivre toujours avec des malades, quand ce n’est pas pour un combat, il y faut une sorte de grâce d’état, et il n’y a plus en moi de grâce d’aucune sorte. Et puis, maintenant, il m’est presque intolérable de voir mourir... Enfin, s’il faut le faire... C’est encore une façon de venger Kyo.
On ne se venge plus à mon âge...
En effet, quelque chose en lui était échangé. Il était lointain, séparé, comme si une partie seulement de lui-même se fût trouvée dans la pièce avec elle. Il s’allongea par terre: il n’y avait pas de sièges. Elle se coucha aussi, à côté d’un plateau à opium.
Qu’allez-vous faire vous-même? demanda-t-elle.
Il haussa l’épaule avec indifférence:
Grâce à Kama, je suis ici professuer libre d’histoire de l’art occidental... Je reviens à mon premier métier, vous voyez...
Elle cherchait ses yeux, stupéfaite:
Même maintenant, dit-elle, alors que nous sommes politiquement battus, que nos hôpitaux sont fermés, des groupes clandestins se reforment dans toutes les provinces. Les nôtres n’oublieront plus qu’ils souffrent à cause d’autres hommes, et non de leurs vies antérieurs. Vous disiez: «Ils se sont éveillés en sursaut d’un sommeil de trente siècles dont ils ne se rendormiront pas». Vous disiez aussi que ceux qui ont donné conscience de leur révolte à ombres comme les hommes qui passent, - même battus, même suppliciés, même morts...
Elle se tut un instant:
Ils sont morts, maintenant, reprit-elle.
Je le pense toujours, May. C’est autre chose... La mort de Kyo, ce n’est pas seulement la douleur, pas seulement le changement, c’est... une métamorphose. Je n’ai jamais aimé beaucoup le monde: c’était Kyo qui me rattachait aux hommes, c’était par lui qu’ils existaient pour moi... Je ne désire pas aller à Moscou. J’y enseignerais misérablement. Le marxisme a cessé de vivre en moi. Aux yeux de Kyo c’était une volonté, n’est-ce pas? mais aux miens c’est une fatalité, et je m’accordais à lui parce que mon angoisse de la mort s’accordait à la fatalité. Il n’y a presque plus d’angoisse en moi, May; depuis que Kyo est mort, il m’est indifférent de mourir. Je suis à la fois délivré (délivré!...) de la mort et de la vie. Qu’irais-je faire là-bas?
Changer à nouveau, peut-être.
Je n’ai pas d’autre fils à perdre.
Il n’avait guère de goût pour les femmes à demi viriles. Elle ne l’atteignait que par l’amour qu’il lui prêtait pour Kyo, par celui que Kyo avait éprouvé pour elle. Encore que cet amour intellectuel et ravagé, dans la mesure où il le devinait, lui fût tout étranger. Lui avait aimé une Japonaise parce qu’il aimait la tendresse, parce que l’amour à ses yeux n’était pas un conflit mais la contemplation confiante d’un visage aimé, l’incarnation de la plus sereine musique, - une poignante douceur. Il approcha de lui le plauteau à opium, prépara une pipe. Sans rien dire, elle lui montra du doigt l’un des coteaux proches: attachés par l’épaule, une centaine de coolies y tiraient quelques poids très lourd et qu’on ne voyait pas, avec le geste millénaire des esclaves.
Oui, dit-il, oui.
«Pourtant, reprit-il après un instant, prenez garde: ceux-ci sont prêts à se faire tuer pour le Japon.
Combien de temps encore?
Plus longtemps que je ne vivrai.
Gisors avait fumé sa pipe d’un trait. Il rouvrit les yeux:
On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit toujours par faire de nous ce pour quoi nous sommes faits. Tout vieillard est un aveu, allez, et si tant de vieillesses sont vides, c’est que tant d’hommes l’étaient et le cachaient. Mais cela même est sans importance. Il faudrait que les hommes pussent savoir qu’il n’y a pas de réel, qu’il est des mondes de contemplation – avec ou sans opium – où tout est vain...
Où l’on contemple quoi?
Peut-être pas autre chose que cette vanité... C’est beaucoup.
Kyo avait dit à May: «L’opium joue un grand rôle dans la vie de mon père, mais je me demande parfois s’il la détermine ou s’il justifie certaines forces qui l’inquiètent lui-même...»
Si Tchen, reprit Gisors, avait vécu hors de la Révolution, songez qu’il eût sans doute oublié ses meurtres. Oublié...
Les autres ne les ont pas oubliés; il y a eu deux attentats terroristes depuis sa mort. Je ne l’ai pas connu: il ne supportait pas les femmes; mais je crois qu’il n’aurait pas vécu hors de la Révolution même un an. Il n’y a pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur.
A peine l’avait-il écoutée.
Oublié... reprit-il. Depuis que Kyo est mort, j’ai découvert la musique. La musique seule peut parler de la mort. J’écoute Kama, maintenant, dès qu’il joue. Et pourtant, sans effort de ma part (il parlait pour lui-même autant qu’à May), de quoi me souviens-je encore? Mes désirs et mon angoisse, le poids même de ma destinée, ma vie, n’est-ce pas...
(Mais pendant que vous vous délivrez de votre vie, pensait-elle, d’autre Katow brûlent dans les chaudières, d’autres Kyo...)
Le regard de Gisors, comme s’il eût suivi son geste d’oubli, se perdit au-dehors: au-delà de la route, les mille bruits de travail du port semblaient repartir avec les vagues vers la mer radieuse. Ils répondaient à l’éblouissement du printemps japonais par tout l’effort des hommes, par les navires, les élévateurs, les autos, la foule active. May pensait à la lettre de Peï: c’était dans le travail à poigne de guerre déchaîné sur toute la terre russe, dans la volonté d’une multitude pour qui ce travail s’était fait vie, les trous des pins comme le soleil; le vent qui inclinait mollement les branches glissa sur leurs corps étendus. Il sembla à Gisors que ce vent passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la première fois, l’idée que s’écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la mort ne le sépara pas du monde mais l’y relia dans un accord serein. Il regardait l’enchevêtrement des grues au bord de la ville, les paquebots et les barques sur la mer, les taches humaines sur la route. «Tous soffrent, songea-t-il, et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium. Que de souffrances éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée...» Libéré de tout, même d’être homme, il caressait avec reconnaissance le tuyau de sa pipe, contemplant l’agitation de tous ces êtres inconnus qui marchaient vers la mort dans l’éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi-même son parasite meurtrier. «Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une destinée humaine sinon une vie d’efforts pour unir ce fou et l’univers...» Il revit Ferral, éclairé par la lampe basse sur la nuit pleine de brume, écoutant: «Tout homme rêve d’être dieu...»
Cinquante sirènes à la fois envahirent l’air: ce jour était veille de fête, et le travail cessait. Avant tout changement du port, des hommes minuscules gagnèrent, comme des éclaireurs, la route droite qui menait à la ville, et bientôt la foule la couvrit, lointaine et noire, dans un vacarme de klaxons: patrons et ouvriers quittaient ensemble le travail. Elle venait comme à l’assaut, avec le grand mouvement inquiet de toute foule contemplée à distance. Gisors avait vu la fuite des animaux vers les sources, à la tombée de la nuit: un, quelques-uns, tous, précipités vers l’eau par une force tombée avec les ténèbres; dans son souvenir, l’opium donnait à leur ruée cosmique une sauvage harmonie, alors que les hommes perdus dans le lointain vacarme de leurs socques lui semblaient tous fous, séparés de l’univers dont le cœur battant quelque part là-haut dans la lumière palpitante les prenait et les rejetait à la solitude, comme les grains d’une moisson inconnue. Légers, très élevés, les nuages passaient au-dessus des pins sombres et se résorbaient peu à peu dans le ciel; et il lui sembla qu’un de leurs groupes, celui-là précisément, exprimait les hommes qu’il avait connus ou aimés, et qui étaient morts. L’humanité était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt; mais même le sang, même la chair, même la douleur, même la mort se résorbaient là-haut dans la lumière comme la musique dans la nuiut silencieuse: il pensa à celle de Kama, et la douleur humaine lui sembla monter et se perdre comme le chant même de la terre; sur la paix frémissante et cachée en lui comme son cœur, la douleur possédée refermait lentement ses bras inhumains.
Vous fumez beaucoup? répéta-t-elle.
Elle l'avait demandé déjà, mais il ne l'avait pas entendue. Le regard de Gisors revint dans sa chambre:
Croyez-vous que je ne devine pas ce que vous pensez, et croyez-vous que je 5 ne le sache pas mieux que vous? Croyez-vous même qu'il ne me serait pas facile de vous demander de quel droit vous me jugez?
Le regard s'arrêta droit sur elle:
N'avez-vous aucun désir d'enfant?
Elle ne répondit pas: ce désir toujours passionné lui semblait maintenant une trahison. Mais elle contemplait avec épouvante ce visage serein. Il lui revenait en vérité du fond de la mort, étranger comme l'un des cadavres des fosses communes. Dans la répression abattue sur la Chine épuisée, dans l'angoisse ou l'espoir de la foule, l'action de Kyo demeurait incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des fleuves. Mais même la vieille Chine que ces quelques hommes avaient jetée sans retour aux ténèbres avec un grondement d'avalanche n'était pas plus effacée du monde que le sens de la vie de Kyo du visage de son père. Il reprit:
La seule chose que j'aimais m'a été arrachée, n'est-ce pas, et vous voulez que je reste le même. Croyez-vous que mon amour n'ait pas valu le vôtre, à vous dont la 20 vie n'a même pas changé?
Comme ne change pas le corps d'un vivant qui devient un mort...
Il lui prit la main:
Vous connaissez la phrase : « Il faut neuf mois pour faire un homme, et un seul jour pour le tuer ». Nous l'avons su autant qu'on peut le savoir l'un et l'autre... May, écoutez: il ne faut pas neuf mois, il faut soixante ans pour faire un homme, soixante ans de sacrifices, de volonté, de... de tant de choses! Et quand cet homme est fait, quand il n'y a plus en lui rien de l'enfance, ni de l'adolescence, quand vraiment il est un homme, il n'est plus bon qu'à mourir.
Elle le regardait atterrée; lui regardait de nouveau dans les nuages:
J'ai aimé Kyo comme peu d'hommes aiment leurs enfants, vous savez...
Il tenait toujours sa main: il l'amena à lui, la prit entre les siennes:
Ecoutez-moi; il faut aimer les vivants et non les morts. -Je ne vais pas là-bas pour aimer.
Il contemplait la baie magnifique, saturée de soleil. Elle avait retiré sa main.
Sur le chemin de la vengeance, ma petite May, on rencontre la vie...
Ce n'est pas une raison pour l'appeler. Elle se leva, lui rendit sa main en signe d'adieu. Mais il lui prit le visage entre les paumes et l'embrassa. Kyo l'avait embrassée ainsi, le dernier jour, exactement ainsi, et jamais depuis, des mains n'avaient pris sa tête.
Je ne pleure plus guère maintenant, dit-elle avec un orgueil amer.

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