Paris, juillet.
Ferral, s’évenant avec le journal où Consortium était
le plus violemment attaqué, arriva le dernier dans le cabinet d’attente du
ministre des Finances: en groupes, attendaient le directeur adjoint du
Mouvement Général des Fonds – le frère de Ferral était sagement tombé malade la
semaine précédante – le représentant de la Banque de France, celui de la
principale banque d’affaires française, et ceux des établissements de crédit.
Ferral les connaissait tous: un Fils, un Gendre, et d’anciens fonctionnaires de
l’Inspection des Finances et du Mouvement Général des Fonds; le lien entre
l’État et les Établissements était trop étroit pour que ceux-ci n’eussent pas avantage
à s’attacher des fonctionnaires qui trouvaient auprès de leurs anciens collègues
un accueil favorable. Ferral remarqua leur surprise: il eût été d’usage qu’il
arrivât avant eux: ne le voyant pas là, ils avaient pensé qu’il n’était pas
convoqué. Qu’il se permît de venir le dernier les surprenait. Tout les séparait:
ce qu’il pensait d’eux, ce qu’ils pensaient de lui, leur façons de s’habiller.
Deux races.
Ils furent introduits presque aussitôt.
Ferral connaissait peu le ministre. Cette expression
de visage d’un autre temps venait-elle de ses cheveux blancs, épais comme ceux
des perruques de la Régence? Ce fin visage aux yeux clairs, ce sourire si accueillant – vieux parlementaire –
s’accordaient à la légende de courtoise du ministre; légende parallèle à celle
de sa brusquerie, lorsque le piquait une mouche napoléonienne. Ferral, tandis
que chacun prenait place, songeait à une anecdote fameuse: le ministre, alors
ministre des Affaires étrangères, secouant par les basques de sa jaquette
l’envoyé de la France au Maroc, et, la couture du dos de la jaquette éclatée
soudain, sonnant: «Apportez une de mes jaquettes pour Monsieur!» puis sonnant à
nouveau au moment où disparaissait l’huissier: «La plus vieille! Il n’en mérite
pas une autre!» Son visage eût été fort séduisant sans un regard qui semblait
nier ce que promettait la bouche: blessé par accident, un de ses yeux était de
verre.
Ils s’étaient assis: le directeur du Mouvement Général
des Fonds à la droite du ministre, Ferral à sa gauche; les représentants, au
fond du bureau, sur un canapé.
Vous savez, messieurs, dit le ministre, pourquoi je
vous ai convoqués. Vous avez sans doute examiné la question. Je laisse à M.
Ferral le soin de vous la résumer et de vous présenter son point de vue.
Les représentants attendirent patiemment que Ferral,
selon la coutume, leur racontât des blagues.
Messieurs, dit Ferral, il est d’usage, dans un
entretien comme celui-ci, de présenter des bilans optimistes. Vous avez sous
les yeux le rapport de l’Inspection des Finances. La situation du Consortium,
pratiquement, et plus mauvaise que ne le laisse supposer ce rapport. je ne vous
sommets ni postes gonflés, ni créances incertaines. Le passif du Consortium,
vous le connaissez, de toute évidence; je désire attirer votre attention sur
deux points de l’actif que ne peut indiquer aucun bilan, et au nom de quoi
votre aide est demandée.
Le premier est que le Consortium représente la seule
œuvre française de cet ordre en Extrême-Orient. Même déficitaire, même à la
veille de la faillite, sa structure demeurerait intacte. Son réseau d’agents,
ses postes d’achat ou de vente à l’intérieur de la Chine, les liens établis
entre ses acheteurs chinois et ses sociétés de production indochinoises, tout
cela est et peut être maintenu. Je n’exagère pas en disant que, pour la moitié
des marchands du Yang-Tsé, la France c’est le Consortium, comme le Japon c’est
le concern Mitsubishi; notre organisation, vous le savez, peut être comparée en
étendue à celle de la Standard Oil. Or la Révolution chinoise ne sera pas
éternelle.
Second point: grâce aux liens qui unissent le
Consortium à une grande partie du commerce chinois, j’ai participé de la façon
la plus efficace à la prise du pouvoir par le général Chang-Kaï-Shek. Il est
dès maintenant acquis que la part de la construction des Chemins de fer chinois
promise à la France par les traités sera confiée au Consortium. Vous en
connaissez l’importance. C’est sur cet élément que je vous demande de vous
fonder pour accorder au Consortium l’aide qu’il sollicite de vous; c’est à
cause de sa présence qu’il me paraît défendable de souhaiter que ne disparaisse
pas d’Asie la seule organisation puissante qui y représente notre pays –
dût-elle sortir des mains qui l’ont fondée.»
Les représentants examinaient soigneusement le bilan,
qu’ils connaissaient d’ailleurs et qui ne leur enseignait plus rien: chacun
attendait que le ministre parlât.
Il n’est pas seulement de l’intérêt de l’État, dit
celui-ci, mais aussi de celui des Établissements, que le crédit ne soit pas
atteint. La chute d’organismes aussi importants que la Banque Industrielle de
Chine, que le Consortium, ne peut être que fâcheuse pour tous...
Il parlait avec nonchalance, appuyé au dossier de son
fauteuil, le regard perdu, tapotant du bout de son crayon le buvard placé
devant lui. Les représentants attendaient que son attitude devînt plus précise.
Voulez-vous me permettre, monsieur le Ministre, dit
le représentant de la Banque de France, de vous soumettre un avis un peu
différent? Je suis seul ici à ne pas représenter un étalissement de crédit,
donc impartial. Pendant quelques mois, les krachs font diminuer les dépôts,
c’est vrai; mais, après six mois, les sommes retirées rentrent automatiquement,
et précisément dans les principaux établissements, qui présentent le plus de
garanties. Peut-être la chute du Consortium, loin d’être préjudiciable aux
établissements que représentent ces messieurs, leur serait-elle, au contraire, favorable...
A ceci près qu’il est toujours imprudent de jouer
avec le crédit: quinze faillites de banques de province ne seraient pas
profitables aux Établissements, ne serait-ce qu’en raison des mesures
politiques qu’elles appelleraient.
«Tout ça est parler pour ne rien dire, pensa Ferral,
sinon que la Banque de France a peur d’être engagée elle-même et de devoir
payer si les établissements paient». Silence. Le regard interrogateur du
ministre recontra celui de l’un des représentants: visage de lieutenant de
hussards, regard appuyé prêt à la réprimande, voix nette:
Contrairement à ce que nous rencontrons d’ordinaire
dans des entretiens semblables à celui qui nous réunit, je dois dire que je
suis un peu moins pessimiste que M. Ferral sur l’ensemble des postes du bilan
qui nous est soumis. La situation des banques du groupe est désastreuse, il est
vrai; mais certaines sociétés peuvent être défendues, même sous leur forme
actuelle.
C’est l’ensemble d’une œuvre que je vous demande de
maintenir, dit Ferral. Si le Consortium est détruit, ses affaires perdent tout
sens pour la France.
Par contre, dit un autre représentant au visage mince
et fin, M. Ferral me semble optimiste, malgré tout, quant à l’actif principal
du Consortium. L’emprunt n’est pas encore émis.
Il regardait en parlant le revers du veston de
Ferral; celui-ci, intrigué, suivit son regard, et finit par comprendre: seul,
il n’était pas décoré. Exprès. Son interlocuteur, lui, était commandeur, et
regardait avec hostilité cette boutonnière dédaigneuse. Ferral n’avait jamais
attendu de considération que de sa force.
Vous savez qu’il sera émis, dit-il; émis et couvert.
Cela regarde les banques américaines et non leurs clients qui prendront ce
qu’on leur fera prendre.
Supposons-le. L’emprunt couvert, qui nous dit que les
chemins de fer seront construits?
Mais, dit Ferral avec un peu d’étonnement (son interlocuteur
ne pouvait ignorer ce qu’il allait répondre), il n’est pas question que la plus
grande partie des fonds soit versée au gouvernement chinois. Ils iront
directement des banques américaines aux entreprises chargées de la fabrication
du matériel, de toute évidence. Sinon, croyez-vous que les Américains
placeraient l’emprunt?
Certes. Mais Chang-Kaï-Shek peut être tué ou battu;
si le bolchevisme renaît, l’emprunt ne sera pas émis. Pour ma part, je ne crois
pas que Chang-Kaï-Shek se maintienne au pouvoir. Nos informations donnent sa
chute imminente.
Les communistes sont écrasés partout, répondit
Ferral. Borodine vient de quitter Han-Kéou et rentre à Moscou.
Les communistes, sans doute, mais non point le
communisme. La Chine ne redeviendra jamais ce qu’elle était, et, après le
triomphe de Chang-Kaï-Shek, de nouvelles vagues communistes sont à craindre...
Mon avis est qu’il sera encore au pouvoir dans dix
ans; mais il n’est aucune affaire qui ne comporte aucun risque.
(N’écoutez, pensait-il, que votre courage, qui ne
vous dit jamais rien. Et la Turquie, quand elle ne vous remboursait pas un sou
et achetait avec votre argent les canons de la guerre? Vous n’aurez pas fait
seuls une seule grande affaire. Quand vous avez fini vos coucheries avec l’État,
vous prenez votre lâcheté pour de la sagesse, et croyez qu’il suffit d’être
manchot pour devenir la Vénus de Milo, ce qui est excessif.)
Si Chang-Kaï-Shek se maintient au gouvernement, dit
d’une voix douce un représentant jeune, aux cheveux frisés, la Chine va
recouvrer son autonomie douanière. Qui nous dit que, même en accordant à M.
Ferral tout ce qu’il suppose, son activité en Chine ne perde pas toute valeur
le jour où il suffira de lois chinoises pour la réduire à néant? Plusieurs réponses
peuvent être faites à cela, je le sais...
Plusieurs, dit Ferral.
Il n’en reste pas moins, répondit le représentant au
visage d’officier, que cette affaire est incertaine, ou, en admettant même
qu’elle n’implique aucun risque, il reste qu’elle implique un crédit à long
terme, et à la vérité, une participation à la vie d’une affaire... Nous savons
tous que M. Germain faillit conduire à la ruine le Crédit Lyonnais pour s’être
intéressé aux Couleurs d’Aniline, une des meilleurs affaires françaises
cependant. Notre fonction n’est pas de participer à des affaires, mais de
prêter de l’argent sur des garanties, et à court terme. Hors de là, la parole
n’est plus à nous, elle est aux banques d’affaires.
Silence, de nouveau. Long silence.
Ferral réfléchissait aux raisons pour lesquelles le
ministre n’intervenait pas. Tous, et lui-même, parlaient une langue
conventionnelle et ornée comme les formules rituelles d’Asie: il n’était
d’ailleurs pas question que tout ça ne fût passablement chinois. Que les
garanties du Consortium fussent insuffisantes, c’était bien évident; sinon, se
fût-il trouvé là? Depuis la guerre, les pertes subies par l’épargne française
(comme disent les journaux de chantage, pensait-il: l’irritation lui donnait de
la verve) qui avait souscrit les actions ou obligations des affaires
commerciales recommandées par les Établissements et les grandes banques
d’affaires, étaient d’environ 40 milliards – sensiblement plus que le traité de
Francfort. Une mauvaise affaire payait une plus forte commission qu’une bonne,
et voilà tout. Mais encore fallait-il que cette mauvaise affaire fût présentée
aux Établissements par un des leurs. Ils ne paieraient pas, sauf si le minsitre
intervenait formellement, parce que Ferral n’était pas des leurs. Pas marié:
histoire de femmes. Soupçonné de fumer l’opium. Il avait dédaigné la Légion
d’honneur. Trop d’orgueil pour être, soit conformiste, soit hypocrite.
Peut-être le grand individualisme ne pouvait-il se développer pleinement que
sur un fumier d’hypocrisie: Borgia n’était pas pape par hasard... Ce n’était
pas à la fin du XVIIIe siècle, parmi les révolutionnaires ivres de vertu, que
se promenaient les grands individualistes, mais à la Renaissance, dans une
structure sociale qui était la chrétienne, de toute évidence...
Monsieur le Ministre, dit le plus âgé des délégués, mangeant
à la fois des syllabes et sa courte moustache, blanche comme ses cheveux
ondulés, que nous soyons disposés à venir en aide à l’État ça va de soi.
Entendu. Vous le savez.
Il retira son lorgnon, et les gestes de ses mains aux
doigts légèrement écartés devinrent des gestes d’aveugle.
«Mais enfin, tout de même, il faudrait savoir dans
quelle mesure! Je ne dis pas que chacun de nous ne pusise intervenir pour 5
millions. Bon.
Le ministre haussa imperceptiblement les épaules.
«Mais ce n’est pas ce dont il s’agit, puisque le
Consortium doit rembourser au minimum 250 millions de dépôts. Alors quoi? Si
l’État pense qu’un krach de cette importance est fâcheux, il peut trouver
lui-même des fonds; pour sauver les déposants français et les déposants
annamites, la Banque de France et le Gouvernement général de l’Indochine sont
tout de même plus désignés que nous, qui avons aussi nos déposants et nos
actionnaires. Chacun de nous est ici au nom de son établissement...
(Étant bien entendu, pensait Ferral, que si le
ministre faisait nettement entendre qu’il exige que le Consortium soit
renfloué, il n’y aurait plus ni déposants, ni actionnaires.)
«... Lequel d’entre nous peut affirmer que ses
actionnaires approuveraient un prêt qui n’est destiné qu’à maintenir un
établissement chancelant? Ce que pensent ces actionnaires, monsieur le
Ministre, - et pas eux seulement – nous le savons fort bien: c’est que le
marché doit être assaini, que des affaires qui ne sont pas viables doivent
sauter; que les maintenir artificiellement est le plus mauvais service à rendre
à tous. Que devient l’efficacité de la concurrence, qui fait la vie du commerce
français, si les affaires condamnées sont automatiquement maintenues?
(Mon ami, pensa Ferral, ton Établissement a exigé de
l’État, le mois dernier, un relèvement de tarifs douaniers de 32%; pour
faciliter, sans doute, la libre concurrence.)
«... Alors? Notre métier est de prêter de l’argent
sur garanties, comme il a été dit très justement. Les garanties que nous
propose M. Ferral... vous avez entendu M. Ferral, lui-même. L’État veut-il se
substituer ici à M. Ferral, et nous donner les garanties contre lesquelles nous
accorderons au Consortium les fonds dont il a besoin? En un mot, l’État fait-il
sans compensation appel à notre dévouement ou nous demande-t-il – lui et non M.
Ferral – de faciliter une opération de trésorerie, même à long terme? Dans le
premier cas, n’est-ce pas, notre dévouement lui est acquis, mais enfin il faut
tenir compte de nos actionnaires; dans le second, quelles garanties nous
offre-t-il?»
Langage chiffré complet, pensait Ferral. Si nous
n’étions pas en train de jouer une comédie, le ministre répondrait: «Je goûte
le comique du mot dévouement. L’essentiel de vos bénéfices vient de vos
rapports avec l’État. Vous vivez de commissions, fonction de l’importance de
votre établissement, et non d’un travail ni d’une efficacité. L’État vous a
donné cette année cent millions, sous une forme ou une autre; il vous en
reprend vingt, bénissez son nom et rompez.» Mais il n’y avait aucun danger. Le
ministre prit dans un tiroir de son bureau une boîte de caramels mous, et la
tendit à la ronde. Chacun en mangea un, sauf Ferral. Il savait maintenant ce
que voulaient les délégués des Établissements: payer puisqu’il était impossible
de quitter ce cabinet sans accorder quelque chose au ministre, mais payer le
moins possible. Quant à celui-ci... Ferral attendait, assuré qu’il était en
train de penser: «Qu’est-ce que Choiseul eût semblé faire à ma place?» Semblé:
le ministre ne demandait pas aux grands de la royauté des leçons de volonté,
mais de maintien ou d’ironie.
M. le Directeur adjoint du Mouvement Général des
Fonds, dit-il en frappant la table à petits coups de crayon, vous dira comme
moi que je ne puis vous donner ces garanties sans un vote du Parlement. Je vous
ai réunis, messieurs, parce que la question que nous débattons intéresse le
prestige de la France; croyez-vous que ce soit une façon de le défendre que de
porter cette question devant l’opinion publique?
Chans dloute, chand dloute, mais pelmettez, moinfieur
le miniftle...
Silence; les représentants, mastiquant leurs
caramels, fuyaient dans un air méditatif l’accent auvergnat dont ils se
sentaient tout à coup menacés s’ils ouvraient la bouche. Le ministre les
regardait sans sourire, l’un après l’autre, et Ferral, et qui le voyait de
profil du côté de son œil de verre, le regardait comme un grand ara blanc,
immobile et amer parmi les oiseaux.
Je vois donc, messieurs, reprit le ministre, que nous
sommes d’accord sur ce point. De quelque façon que nous envisagions ce
problème, il est nécessaire que les dépôts soient remboursés. Le Gouvernement
général de l’Indochine participerait au renflouementj du Consortium pour un
cinquième. Quelle pourrait être votre part?
Maintenant, chacun se réfugait dans son caramel.
«Petit plaisir, se dit Ferral. Il a envie de se distaire, mais le résultat eût
été le même sans caramels...» Il connaissait le valeur de l’argument avancé par
le ministre. C’était son frère qui avait répondu à ceux qui demandaient au
Mouvement Général des Fonds une conversion sans vote du Parlement: «Pourquoi ne
donnerais-je pas ensuite d’autorité deux cents millions à ma petite amie?»
Silence. Plus long encore que les précédents. Les
représentants chuchotaient entre eux.
Monsieur le Ministre, dit Ferral, si les affaires saines
du Consortium sont, d’une façon ou d’une autre, reprises; si les dépôts doivent
être, en tout était de cause, remboursés, ne croyez-vous pas qu’il y ait lieu
de souhaiter un effort plus grand, mais dont le maintien du Consortium ne soit
pas exclu? L’existence d’un organisme français aussi étendu n’a-t-elle pas aux
yeux de l’État une importance égale à celle de quelques centaines de millions
de dépôts.
Cinq millions n’est pas un chiffre sérieux,
messieurs, dit le ministre. Dois-je faire appel d’une façon plus pressante au
dévouement dont vous avez parlé? Je sais que vous tenez, que vos Conseils
tiennent, à éviter le contrôle des banques par l’État. Croyez-vous que la chute
d’affaires comme le Consortium ne pousse pas l’opinion publique à exiger ce
contrôle d’une façon qui pourrait devenir impérieuse, et, peut-être, urgente?»
De plus en plus chinois, pensait Ferral. Ceci veut
dire uniquement: «Cessez de me proposer des cinq millions ridicules.» Le
contrôle des banques est une menace absurde lorsqu’elle est faite par un
gouvernment dont la politique est à l’opposé de mesures de ce genre. Et le
ministre n’a pas plus envie d’y recourir réellement que celui des représentants
qui tient dans son jeu l’agence Havas n’a envie de mener une campagne de presse
contre le ministre. L’État ne peut pas plus jouer sérieusement contre les
banques qu’elles contre lui. Toutes les complicités: personnnel commun,
intérêts, psychologie. Lutte entre chefs de service d’une même maison, et dont
la maison vit, d’ailleurs. Mais mal. Comme naguère à l’Astor, il ne se sauvait
que par la nécessité de ne pas faiblir et de ne montrer aucune colère. Mais il
était battu: ayant fait de l’efficacité sa valeur essentielle, rien ne
compensait qu’il se trouvât en face de ces hommes dont il avait toujours
méprisé la personne et les méthodes dans cette position humiliée. Il était plus
faible qu’eux, et, par là, dans son système même, tout ce qu’il pensait était
vain.
Monsieur le Ministre, dit le délégue le plus âgé,
nous tenons à montrer une fois de plus à l’État notre bonne volonté; mais, s’il
n’y a pas de garanties, nous ne pouvons, à l’égard de nos actionnaires, nous ne
pouvons, à l’égard de nos actionnaires, envisager un crédit consortial plus
élevé que le montant des dépôts à rembourser, et garanti par la reprise que
nous ferions des affaires saines du groupe. Dieu sait que nous ne tenons pas à
cette reprise, que nous la ferons par respect de l’intérêt supérieur de l’État...»
Ce personnage, pensait Ferral, est vraiment inouï,
avec son air de professeur retraité transformé en Œdipe aveugle. Et tous les
abrutis, la France même, qui viennent demander des conseils à ses directeurs
d’agences, et à qui sont jetés les fond d’État en peau de chagrin lorsqu’il
faut construire des chemins de fer stratégiques en Russie, en Pologne, au pôle
Nord! Depuis la guerre, cette brochette assise sur le canapé a coûté à
l’épargne française, rien qu’en fonds d’État, dix-huit milliards. Très bien:
comme il le disait il y a dix ans: «Tout homme qui demande des conseils pour
placer sa fortune à une personne qu’il ne connaît pas intimement est justement
ruiné.» Dix-huit milliards. Sans parler des quarante milliards d’affaires
commerciales. Ni de moi.
Monsieur Damiral? dit le ministre.
Je ne puis que m’associer, monsieur le Ministre, aux
paroles que vous venez d’entendre. Comme M. de Morelles, je ne puis engager
l’établissement que je représente sans les garanties dont il a parlé. Je ne
saurais le faire sans manquer aux principes et aux traditions qui ont fait de
cet établissement un des plus puissants de l’Europe, principes et traditions
souvent attaqués, mai qui lui permettent d’apporter son dévouement à l’État
quand celui-ci fait appel à lui comme il l’a fait il y a cinq mois, comme il le
faut aujourd’hui, comme il le fera peut-être demain. C’est la fréquence de ces
appels, monsieur le Ministre, et la résolution que nous avons prise de les
entendre, qui me contraignent à demander les garanties que ces principes et ces
traditions exigent que nous assurions à nos déposants, et grâce auxquelles, -
je me suis permis de vous le dire, monsieur le Ministre, - nous sommes à votre
disposition. Sans doute pourrons-nous disposer de vingt millions.»
Les représentants se regardaient avec consternation:
les dépôts seraient remboursés. Ferral comprenait maintenant ce qu’avant voulu
le ministre: donner satisfaction à son frère sans s’engager; faire rembourser
les dépôts; faire payer les Établissements, mais le moins possible; pouvoir
rédiger un communiqué satisfaisant. Le marchandage continuait. Le Consortium
serait détruit; mais peu important au ministre son anéantissement si les dépôts
étaient remboursés. Les Établissements acquerraient la garantie qu’ils avaient
demandée (ils perdraient néanmoins, mais peu). Quelques affaires, maintenues, deviendraient
des filiales des Établissements; quant au reste... Tous les événements de
Shanghaï allaient se dissoudre là dans un non-sens total. Il eût préféré se
sentir dépouillé, voir vivante hors de ses mains son œuvre conquise ou volée.
Mais le ministre ne verrait que la peut qu’il avait de la Chambre; il ne
déchirerait pas de jaquette aujourd’hui. A sa place, Ferral eût commencé par se
charger d’un Consortium assaini qu’il eût ensuite maintenu à tout prix. Quant
aux Établissements, il avait toujours affirmé leur incurable frousse. Il se
souvint avec orgueil du mot d’un de ses adversaires: «Ferral veut toujours
qu’une banque soit une maison de jeu».
Le téléphone sonna, tous près. L’un des attachés
entra:
Monsieur le Ministre, monsieur le Président du
Conseil.
Dites que les choses s’arrangent très bien... Non,
j’y vais.
Il sortit, revint un instant après, interrogea du
regard le délégué de la principale banque d’affaires française, la seule qui
fût représentée là. Moustaches droites,
parallèles à son binocle, calvitie, fatigue. Il n’avait pas encore dit un mot.
Le maintien du Consortium ne nouos intéresse en
aucune façon, dit-il lentement. La participation à la construction des chemins
de fer est assurée à la France par les traités. Si le Consortium tombe, une
autre affaire se formera ou se développera, et prendra sa succession...
Et cette nouvelle société, dit Ferral, au lieu
d’avoir industrialisé l’Indochine, distribuera des dividendes. Mais, comme elle
n’aura rien fait pour Chang-Kaï-Shek, elle se trouvera dans la situation où
vous seriez aujourd’hui si vous n’aviez jamais rien fait pour l’État; et les
traités seront tournés par une quelconque société américaine ou britannique à paravent
français, de toute évidence. A qui vous prêterez, d’ailleurs, l’argent que vous
me refusez. Nous avons crée le Consortium parce que les banques françaises
d’Asie faisaient une telle politique de garanties qu’elles auraient fini par
prêter aux Anglais pour ne pas prêter aux Anglais pour ne pas prêter aux
Chinois. Nous avons suivi une politique du risque, c’est...
Je n’osais pas le dire.
... clair. Il est normal que nous en recueillions les
conséquences. L’épargne sera protégée (il sourit d’un seul côté de la bouche)
jusqu’à cinquante-huit milliards de perte, et non cinquante-huit milliards et quelques
centaines de millions. Voyons donc ensemble, messieurs, si vous le voulez bien,
comment le Consortium cessera d’exister.
Kobé
Dans toute la lumière du printemps, May, trop pauvre
pour louer une voiture, montait vers la maison de Kama. Si les bagages de
Gisors étaient lourds, il faudrait emprunter quelque argent au vieux peintre
pour rejoindre le bateau. En quittant Shanghaï, Gisors lui avait dit qu’il se
réfugiait chez Kama; en arrivant, il lui avait envoyé son adresse. Depuis,
rien. Pas même lorsqu’elle lui avait fait savoir qu’il était nommé professeur à
l’institut Sun-Yat-Sen de Moscou. Crainte de la police japonaise?
Elle lisait en marchant une lettre de Peï qui lui
avait été remise à l’arrivée du bateau à Kobé, lorsqu’elle avait fait viser son
passeport. Elle avait pu donner asile au jeune disciple de Tchen, après la mort
de celui-ci, dans la villa où elle s’était réfugiée.
«...J’ai vu hier Hemmerlich, qui pense à vous. Il est
monteur à l’usine d’électricité. Il m’a dit: «C’est la première fois de ma vie
que je travaille en sachant pourquoi, et non en attendant patiemment de
crever...» Dites à Gisors que nous l’attendons. Depuis que je suis ici, je
pense au cours où il disait: «Une civilisation se transforme, lorsque son
élément le plus douloureux – l’humiliation chez l’esclave, le travail chez
l’ouvrier moderne – devient tout à coup une valeur, lorsqu’il ne s’agit plus d’échapper
à cette humiliation, mais d’en attendre son salut, d’échapper à ce travail,
mais d’y trouver sa raison d’être. Il faut que l’usine, qui n’est encore qu’une
espèce d’église des catacombes, devienne ce que fut la cathédrale et que les
homme y voient, au lieu des dieux, la force humaine en lutte contre la
Terre...»
Oui: sans doute les hommes ne valaient-ils que par ce
qu’ils avaient transformé. La Révolution venait de passer par une terrible
maladie, mais elle n’était pas morte. Et c’était Kyo et les siens, vivant ou
non, vaincus ou non, qui l’avaient mise au monde.
Je vais repartir en Chine comme agitateur. Rien n’est
fini là-bas. Peut-être nous y retrouverons-nous ensemble: on me dit que votre
demande est acceptée...
Pas un mot de Tchen.
Elle était loin de juger ce qu’il écrivait sans
importance; mais que tout cela lui semblait intellectuel, - comme lui avait
semblé ravagé de l’intellectualité fanatique de l’adolescence tout ce qu’il lui
avait rapporté de Tchen! Un morceau de journal découpé tomba de la lettre pliée; elle le
ramassa:
Le travail doit devenir l’arme principale du
combat des classes. Le plan d’industrialisation le plus important du monde est
actuellement à l’étude: il s’agit de transformer en cinq ans toute l’U.R.S.S.,
d’en faire une des premières puissances industrielles d’Europe, puis de
rattraper et de dépasser l’Amérique. Cette entreprise gigantesque...
Gisors l’attendait, debout dans l’encadrement de la
porte. En kimono. Pas de bagages dans le couloir.
Avez-vous reçu mes lettres? demanda-t-elle en entrant
dans une pièce nue, nattes et papier, dont les panneaux tirés découvraient la
baie tout entière.
Oui.
Dépêchons-nous: le bateau repart dans deux heures.
Je ne partirai pas, May.
Elle le regarda. «Inutile d’interroger, pensa-t-elle;
il s’expliquera.» Mais ce fut lui qui interrogea:
Qu’allez-vous faire?
Essayer de servir dans les sections d’agitatrices.
C’est presque arrangé, paraît-il. Je serai à Vladivostok après-demain, et je
partirai aussitôt pour Moscou. Si ça ne s’arrange pas, je servirai comme
médecin en Sibérie. Mais je suis si lasse de soigner!... Vivre toujours avec
des malades, quand ce n’est pas pour un combat, il y faut une sorte de grâce
d’état, et il n’y a plus en moi de grâce d’aucune sorte. Et puis, maintenant,
il m’est presque intolérable de voir mourir... Enfin, s’il faut le faire...
C’est encore une façon de venger Kyo.
On ne se venge plus à mon âge...
En effet, quelque chose en lui était échangé. Il
était lointain, séparé, comme si une partie seulement de lui-même se fût
trouvée dans la pièce avec elle. Il s’allongea par terre: il n’y avait pas de
sièges. Elle se coucha aussi, à côté d’un plateau à opium.
Qu’allez-vous faire vous-même? demanda-t-elle.
Il haussa l’épaule avec indifférence:
Grâce à Kama, je suis ici professuer libre d’histoire
de l’art occidental... Je reviens à mon premier métier, vous voyez...
Elle cherchait ses yeux, stupéfaite:
Même maintenant, dit-elle, alors que nous sommes
politiquement battus, que nos hôpitaux sont fermés, des groupes clandestins se
reforment dans toutes les provinces. Les nôtres n’oublieront plus qu’ils
souffrent à cause d’autres hommes, et non de leurs vies antérieurs. Vous
disiez: «Ils se sont éveillés en sursaut d’un sommeil de trente siècles dont
ils ne se rendormiront pas». Vous disiez aussi que ceux qui ont donné
conscience de leur révolte à ombres comme les hommes qui passent, - même
battus, même suppliciés, même morts...
Elle se tut un instant:
Ils sont morts, maintenant, reprit-elle.
Je le pense toujours, May. C’est autre chose... La
mort de Kyo, ce n’est pas seulement la douleur, pas seulement le changement,
c’est... une métamorphose. Je n’ai jamais aimé beaucoup le monde: c’était Kyo
qui me rattachait aux hommes, c’était par lui qu’ils existaient pour moi... Je
ne désire pas aller à Moscou. J’y enseignerais misérablement. Le marxisme a
cessé de vivre en moi. Aux yeux de Kyo c’était une volonté, n’est-ce pas? mais
aux miens c’est une fatalité, et je m’accordais à lui parce que mon angoisse de
la mort s’accordait à la fatalité. Il n’y a presque plus d’angoisse en moi,
May; depuis que Kyo est mort, il m’est indifférent de mourir. Je suis à la fois
délivré (délivré!...) de la mort et de la vie. Qu’irais-je faire là-bas?
Changer à nouveau, peut-être.
Je n’ai pas d’autre fils à perdre.
Il n’avait guère de goût pour les femmes à demi
viriles. Elle ne l’atteignait que par l’amour qu’il lui prêtait pour Kyo, par
celui que Kyo avait éprouvé pour elle. Encore que cet amour intellectuel et
ravagé, dans la mesure où il le devinait, lui fût tout étranger. Lui avait aimé
une Japonaise parce qu’il aimait la tendresse, parce que l’amour à ses yeux
n’était pas un conflit mais la contemplation confiante d’un visage aimé,
l’incarnation de la plus sereine musique, - une poignante douceur. Il approcha
de lui le plauteau à opium, prépara une pipe. Sans rien dire, elle lui montra
du doigt l’un des coteaux proches: attachés par l’épaule, une centaine de coolies
y tiraient quelques poids très lourd et qu’on ne voyait pas, avec le geste
millénaire des esclaves.
Oui, dit-il, oui.
«Pourtant, reprit-il après un instant, prenez garde:
ceux-ci sont prêts à se faire tuer pour le Japon.
Combien de temps encore?
Plus longtemps que je ne vivrai.
Gisors avait fumé sa pipe d’un trait. Il rouvrit les
yeux:
On peut tromper la vie longtemps, mais elle finit
toujours par faire de nous ce pour quoi nous sommes faits. Tout vieillard est
un aveu, allez, et si tant de vieillesses sont vides, c’est que tant d’hommes
l’étaient et le cachaient. Mais cela même est sans importance. Il faudrait que
les hommes pussent savoir qu’il n’y a pas de réel, qu’il est des mondes de
contemplation – avec ou sans opium – où tout est vain...
Où l’on contemple quoi?
Peut-être pas autre chose que cette vanité... C’est beaucoup.
Kyo avait dit à May: «L’opium joue un grand rôle dans
la vie de mon père, mais je me demande parfois s’il la détermine ou s’il
justifie certaines forces qui l’inquiètent lui-même...»
Si Tchen, reprit Gisors, avait vécu hors de la
Révolution, songez qu’il eût sans doute oublié ses meurtres. Oublié...
Les autres ne les ont pas oubliés; il y a eu deux
attentats terroristes depuis sa mort. Je ne l’ai pas connu: il ne supportait
pas les femmes; mais je crois qu’il n’aurait pas vécu hors de la Révolution
même un an. Il n’y a pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur.
A peine l’avait-il écoutée.
Oublié... reprit-il. Depuis que Kyo est mort, j’ai
découvert la musique. La musique seule peut parler de la mort. J’écoute Kama,
maintenant, dès qu’il joue. Et pourtant, sans effort de ma part (il parlait
pour lui-même autant qu’à May), de quoi me souviens-je encore? Mes désirs et
mon angoisse, le poids même de ma destinée, ma vie, n’est-ce pas...
(Mais pendant que vous vous délivrez de votre vie,
pensait-elle, d’autre Katow brûlent dans les chaudières, d’autres Kyo...)
Le regard de Gisors, comme s’il eût suivi son geste
d’oubli, se perdit au-dehors: au-delà de la route, les mille bruits de travail
du port semblaient repartir avec les vagues vers la mer radieuse. Ils
répondaient à l’éblouissement du printemps japonais par tout l’effort des
hommes, par les navires, les élévateurs, les autos, la foule active. May
pensait à la lettre de Peï: c’était dans le travail à poigne de guerre déchaîné
sur toute la terre russe, dans la volonté d’une multitude pour qui ce travail
s’était fait vie, les trous des pins comme le soleil; le vent qui inclinait mollement
les branches glissa sur leurs corps étendus. Il sembla à Gisors que ce vent
passait à travers lui comme un fleuve, comme le Temps même, et, pour la
première fois, l’idée que s’écoulait en lui le temps qui le rapprochait de la
mort ne le sépara pas du monde mais l’y relia dans un accord serein. Il
regardait l’enchevêtrement des grues au bord de la ville, les paquebots et les
barques sur la mer, les taches humaines sur la route. «Tous soffrent, songea-t-il,
et chacun souffre parce qu’il pense. Tout au fond, l’esprit ne pense l’homme
que dans l’éternel, et la conscience de la vie ne peut être qu’angoisse. Il ne
faut pas penser la vie avec l’esprit, mais avec l’opium. Que de souffrances
éparses dans cette lumière disparaîtraient, si disparaissait la pensée...» Libéré
de tout, même d’être homme, il caressait avec reconnaissance le tuyau de sa
pipe, contemplant l’agitation de tous ces êtres inconnus qui marchaient vers la
mort dans l’éblouissant soleil, chacun choyant au plus secret de soi-même son
parasite meurtrier. «Tout homme est fou, pensa-t-il encore, mais qu’est une
destinée humaine sinon une vie d’efforts pour unir ce fou et l’univers...» Il
revit Ferral, éclairé par la lampe basse sur la nuit pleine de brume, écoutant:
«Tout homme rêve d’être dieu...»
Cinquante sirènes à la fois envahirent l’air: ce jour
était veille de fête, et le travail cessait. Avant tout changement du port, des
hommes minuscules gagnèrent, comme des éclaireurs, la route droite qui menait à
la ville, et bientôt la foule la couvrit, lointaine et noire, dans un vacarme
de klaxons: patrons et ouvriers quittaient ensemble le travail. Elle venait
comme à l’assaut, avec le grand mouvement inquiet de toute foule contemplée à
distance. Gisors avait vu la fuite des animaux vers les sources, à la tombée de
la nuit: un, quelques-uns, tous, précipités vers l’eau par une force tombée
avec les ténèbres; dans son souvenir, l’opium donnait à leur ruée cosmique une
sauvage harmonie, alors que les hommes perdus dans le lointain vacarme de leurs
socques lui semblaient tous fous, séparés de l’univers dont le cœur battant
quelque part là-haut dans la lumière palpitante les prenait et les rejetait à
la solitude, comme les grains d’une moisson inconnue. Légers, très élevés, les
nuages passaient au-dessus des pins sombres et se résorbaient peu à peu dans le
ciel; et il lui sembla qu’un de leurs groupes, celui-là précisément, exprimait
les hommes qu’il avait connus ou aimés, et qui étaient morts. L’humanité était
épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement
collée à elle-même comme tout ce qui meurt; mais même le sang, même la chair,
même la douleur, même la mort se résorbaient là-haut dans la lumière comme la
musique dans la nuiut silencieuse: il pensa à celle de Kama, et la douleur
humaine lui sembla monter et se perdre comme le chant même de la terre; sur la
paix frémissante et cachée en lui comme son cœur, la douleur possédée refermait
lentement ses bras inhumains.
Vous fumez beaucoup? répéta-t-elle.
Elle l'avait demandé déjà, mais il ne l'avait pas
entendue. Le regard de Gisors revint dans sa chambre:
Croyez-vous que je ne devine pas ce que vous pensez,
et croyez-vous que je 5 ne le sache pas mieux que vous? Croyez-vous même qu'il
ne me serait pas facile de vous demander de quel droit vous me jugez?
Le regard s'arrêta droit sur elle:
N'avez-vous aucun désir d'enfant?
Elle ne répondit pas: ce désir toujours passionné lui
semblait maintenant une trahison. Mais elle contemplait avec épouvante ce
visage serein. Il lui revenait en vérité du fond de la mort, étranger comme
l'un des cadavres des fosses communes. Dans la répression abattue sur la Chine
épuisée, dans l'angoisse ou l'espoir de la foule, l'action de Kyo demeurait
incrustée comme les inscriptions des empires primitifs dans les gorges des
fleuves. Mais même la vieille Chine que ces quelques hommes avaient jetée sans
retour aux ténèbres avec un grondement d'avalanche n'était pas plus effacée du
monde que le sens de la vie de Kyo du visage de son père. Il reprit:
La seule chose que j'aimais m'a été arrachée,
n'est-ce pas, et vous voulez que je reste le même. Croyez-vous que mon amour
n'ait pas valu le vôtre, à vous dont la 20 vie n'a même pas changé?
Comme ne change pas le corps d'un vivant qui devient
un mort...
Il lui prit la main:
Vous connaissez la phrase : « Il faut neuf mois pour
faire un homme, et un seul jour pour le tuer ». Nous l'avons su autant qu'on
peut le savoir l'un et l'autre... May, écoutez: il ne faut pas neuf mois, il
faut soixante ans pour faire un homme, soixante ans de sacrifices, de volonté,
de... de tant de choses! Et quand cet homme est fait, quand il n'y a plus en
lui rien de l'enfance, ni de l'adolescence, quand vraiment il est un homme, il
n'est plus bon qu'à mourir.
Elle le regardait atterrée; lui regardait de nouveau
dans les nuages:
J'ai aimé Kyo comme peu d'hommes aiment leurs
enfants, vous savez...
Il tenait toujours sa main: il l'amena à lui, la prit
entre les siennes:
Ecoutez-moi; il faut aimer les vivants et non les
morts. -Je ne vais pas là-bas pour aimer.
Il contemplait la baie magnifique, saturée de soleil.
Elle avait retiré sa main.
Sur le chemin de la vengeance, ma petite May, on
rencontre la vie...
Ce n'est pas une raison pour l'appeler. Elle se leva,
lui rendit sa main en signe d'adieu. Mais il lui prit le visage entre les
paumes et l'embrassa. Kyo l'avait embrassée ainsi, le dernier jour, exactement
ainsi, et jamais depuis, des mains n'avaient pris sa tête.
Je ne pleure plus guère maintenant, dit-elle avec un
orgueil amer.
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