L’homme est né pour penser; aussi n’est-il pas un
moment sans le faire; mais les pensées pures, qui le rendraient heureux s’il
pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l’abattent. C’est une vie unie à
laquelle il ne peut s’accommoder; il lui faut du remuement et de l’action,
c’est-à-dire qu’il est nécessaire qu’il soit quelquefois agité des passions,
dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.
Les passions qui sont le plus convenables à l’homme,
et qui en renferment beaucoup d’autres, sont l’amour et l’ambition: elles n’ont
guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles
s’affaiblissent l’une l’autre réciproquement, pour ne pas dire qu’elles se
ruinent.
Quelque étendue [area, stretch] d’esprit que l’on
ait, l’on n’est capable que d’une grande passion; c’est pourquoi, quand l’amour
et l’ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié
de ce qu’elles seraient s’il n’y avait que l’une ou l’autre. L’âge ne détermine
point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions; elles naissent dès
les premières années, et elles subsistent bien souvent jusqu’au tombeau.
Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus
propres, et il semble qu’elles se ralentissent avec les années; cela est
pourtant fort rare.
La vie de l’homme est misérablement courte. On la
compte depuis la première entrée au monde; pour moi je ne voudrais la compter
que depuis la naissance de la raison, et depuis que l’on commence à être
ébranlé [to shake, to rattle] par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement
avant vingt ans. Devant ce terme l’on est enfant; et un enfant n’est pas un
homme.
Qu’une vie est heureuse quand elle commence par
l’amour et qu’elle finit par l’ambition! Si j’avais à en choisir une, je
prendrais celle-là. Tant que [as/so much as] l’on a du feu, l’on est aimable;
mais ce feu s’éteint, il se perd: alors, que la place est belle et grande pour
l’ambition! La vie tumultueuse [tumultuous] est agréable aux grands esprits,
mais ceux qui sont médiocres n’y ont aucun plaisir ils sont machines partout.
C’est pourquoi, l’amour et l’ambition commençant et finissant la vie, on est
dans l’état le plus heureux dont la nature humaine est capable.
A mesure que l’on a plus d’esprit, les passions sont
plus grandes, parce que les passions n’étant que des sentiments et des pensées,
qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’elles soient occasionnées par le
corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même, et qu’ainsi
elles remplissent toute sa capacité. Je ne parle que des passions de feu, car
pour les autres, elles se mêlent souvent ensemble, et causent une confusion
très incommode [impractical, awkward]; mais ce n’est jamais dans ceux qui ont
de l’esprit.
Dans une grande âme tout est grand.
L’on demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas
demander, on le doit sentir. L’on ne délibère point là-dessus, l’on y est
porté, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte.
La netteté [cleanness, cleanliness] d’esprit cause
aussi la netteté de la passion; c’est pourquoi un esprit grand et net [nette,
adj.] aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime.
Il y a deux sortes d’esprits, l’un géométrique, et
l’autre que l’on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures,
et inflexibles; mais le dernier a une souplesse [suppleness] de pensée qu’il
applique en même temps aux diverses parties aimables de ce qu’il aime. Des yeux
il va jusques au cœur, et par le mouvement du dehors il connaît ce qui se passe
au dedans. Quand on a l’un et l’autre esprit tout ensemble, que l’amour donne
de plaisir! Car on possède à la fois [together, at a time, at the same time] la
force et la flexibilité de l’esprit, qui est très nécessaire pour l’éloquence
de deux personnes.
Nous naissons avec un caractère d’amour dans nos
cœurs, qui se développe à mesure que l’esprit se perfectionne, et qui nous
porte à aimer ce qui nous paraît beau sans que l’on nous ait jamais dit ce que
c’est. Qui doute après cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour
aimer? En effet, l’on a beau se cacher à soi-même, l’on aime toujours. Dans les
choses même où il semble que l’on ait séparé l’amour, il s’y trouve secrètement
et en cachette, et il n’est pas possible que l’homme puisse vivre un moment
sans cela.
L’homme n’aime pas demeurer [to remain] avec soi;
cependant il aime: il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le
peut trouver que dans la beauté; mais comme il est lui-même la plus belle
créature que Dieu ait jamais formée, il faut qu’il trouve dans soi-même le
modèle de cette beauté qu’il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en
soi-même les premiers rayons; et selon que l’on s’aperçoit que ce qui est au
dehors y convient ou s’en éloigne, on se forme des idées de beau ou de laid sur
toutes choses. Cependant, quoique [though, although] l’homme cherche de quoi
remplir le grand vide qu’il a fait en sortant de soi-même, néanmoins il ne peut
pas se satisfaire par toutes sortes d’objets. Il a le cœur trop vaste; il faut
au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le
plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter [to please, to satisfy]
l’homme consiste non seulement dans la convenance [appropriateness,
suitability], mais aussi dans la ressemblance: elle la restreint et elle
l’enferme dans la différence de sexe.
La nature a si bien imprimé cette vérité dans nos
âmes, que nous trouvons cela tout disposé; il ne faut point d’art ni d’étude;
il semble même que nous ayons une place à remplir dans nos cœurs et qui se
remplir effectivement. Mais on le sent mieux qu’on ne le peut dire. Il n’y a
que ceux qui savent brouiller [to scramble, to shuffle] et mépriser leurs idées
qui ne le voient pas.
Quoique cette idée générale de la beauté soit gravée
dans le fond de nos âmes avec des caractère ineffaçables, elle ne laisse pas
que de recevoir de très grandes différences dans l’application particulière;
mais c’est seulement pour la manière d’envisager ce qui plaît. Car l’on ne
souhaite pas nûment une beauté, mais l’on y désire mille circonstances qui
dépendent de la disposition où l’on se trouve; et c’est en ce sens que l’on
peut dire que chacun a l’original de sa beauté, dont il cherche la copie dans
le grand monde. Néanmoins les femmes déterminent souvent cet original. Comme
elles ont un empire absolu sur l’esprit des hommes, elles y dépeignent ou les
parties des beautés qu’elles ont, ou celles qu’elles estiment, et elles
ajoutent par ce moyen ce qui leur plaît à cette beauté radicale. C’est pourquoi
il y a un siècle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage
qu’il y a entre les femmes sur l’estime des unes ou des autres était aussi le
partage entre les hommes dans un même temps sur les unes et sur les autres. La
mode même et les pays règlent souvent ce que l’on appelle beauté. C’est une
chose étrange que la coutume se mêle si fort de nos passions. Cela n’empêche
pas que chacun n’ait son idée de beauté sur laquelle il juge des autres, et à
laquelle il les rapporte; c’est sur ce principe qu’un amant trouve sa maîtresse
plus belle, et qu’il la propose comme exemple.
La beauté est partagée en mille différentes manières.
Le sujet le plus propre pour la soutenir, c’est une femme. Quand elle a de
l’esprit, elle l’anime et la relève merveilleusement. Si une femme veut plaire,
et qu’elle possède les avantages de la beauté, ou du moins une partie, elle y
réussira; et même si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu’elle
n’y tâchât point, elle s’en ferait aimer. Il y a une place d’attente dans leur
cœur, elle s’y logerait.
L’homme est né pour le plaisir: il le sent, il n’en
faut point d’autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir.
Mais bien souvent il sent la passion dans son cœur sans savoir par où elle a
commencé.
Un plaisir vrai ou faux peut remplir également
l’esprit. Car qu’importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l’on soit
persuadé qu’il est vrai?
A force de parler d’amour, l’on devient amoureux. Il
n’y a rien si aisé, c’est la passion la plus naturelle à l’homme.
L’amour n’a point d’âge; il est toujours naissant.
Les poètes nous l’ont dit; c’est pour cela qu’ils nous le représentent comme un
enfant. Mais sans leur rien demander, nous le sentons.
L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par
l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. L’on épuise tous les jours les
manières de plaire; cependant il faut plaire, et l’on plaît.
Nous avons une source d’amour-propre qui nous
représente à nous— mêmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors;
c’est ce qui est cause que nous sommes bien aises d’être aimés. Comme on le
souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnaît dans les yeux
de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprètes du cœur; mais il n’y
a que celui qui y a intérêt qui entend leur langage.
L’homme seul est quelque chose d’imparfait; il faut
qu’il trouve un second pour être heureux. Il le cherche le plus souvent dans
l’égalité de la condition, à cause que la liberté et que l’occasion de se
manifester s’y rencontrent plus aisément. Néanmoins l’on va quelquefois bien
au-dessus, et l’on sent le feu s’agrandir, quoique l’on n’ose pas le dire à
celle qui l’a causé.
Quand on aime une dame sans égalité de condition, l’ambition
peut accompagner le commencement de l’amour; mais en peu de temps il devient le
maître. C’est un tyran qui ne souffre point de compagnon; il veut être seul; il
faut que toutes les passions ploient et lui obéissent.
Une haute amitié remplit bien mieux qu’une commune et
égale: le cœur de l’homme est grand, les petites choses flottent dans sa
capacité; il n’y a que les grandes qui s’y arrêtent et qui y demeurent.
L’on écrit souvent des choses que l’on ne prouve
qu’en obligeant tout le monde à faire réflexion sur soi-même et à trouver la
vérité dont on parle. C’est en cela que consiste la force des preuves de ce que
je dis.
Quand un homme est délicat en quelque endroit de son
esprit, il l’est en amour. Car comme il doit être ébranlé par quelque objet qui
est hors de lui, s’il y a quelque chose qui répugne à ses idées, il s’en
aperçoit, et il le fuit. La règle de cette délicatesse dépend d’une raison
pure, noble et sublime: ainsi l’on se peut croire délicat, sans qu’on le soit
effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner: au lieu que pour
la beauté chacun a sa règle souveraine [mf. monarch, sovereign] et indépendante
de celle des autres. Néanmoins entre être délicat et ne l’être point du tout,
il faut demeurer d’accord que, quand on souhaite d’être délicat, l’on n’est pas
loin de l’être absolument. Les femmes aiment à apercevoir une délicatesse dans
les hommes; et c’est, ce me semble, l’endroit le plus tendre pour les gagner:
l’on est aise de voir que mille autres sont méprisables, et qu’il n’y a que
nous d’estimables.
Les qualités d’esprit ne s’acquièrent point par
l’habitude; on les perfectionne seulement. De là, il est aisé de voir que la
délicatesse est un don [talent, gift] de nature, et non pas une acquisition de
l’art.
A mesure que l’on a plus d’esprit, l’on trouve plus
de beautés originales; mais il ne faut pas être amoureux; car quand l’on aime,
l’on n’en trouve qu’une.
Ne semble-t-il pas qu’autant de fois qu’une femme
sort d’elle même pour se caractériser dans le cœur des autres, elle fait une
place vide pour les autres dans le sien? Cependant j’en connais qui disent que
cela n’est pas vrai. Oserait-on appeler cela injustice? Il est naturel de
rendre autant que l’on a pris.
L’attachement à une même pensée fatigue et ruine
l’esprit de l’homme. C’est pourquoi pour la solidité et la durée du plaisir de
l’amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l’on aime; et ce n’est pas
commettre une infidélité, car l’on n’en aime pas d’autre; c’est reprendre des
forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l’on y pense; l’esprit s’y porte
de soi— même; la nature le veut; elle le commande. Il faut pourtant avouer que
c’est une misérable suite de la nature humaine, et que l’on serait plus heureux
si l’on n’était point obligé de changer de pensée; mais il n’y a point remède.
Le plaisir d’aimer sans l’oser dire a ses épines,
mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n’est-on point de former
toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l’on estime
infiniment? L’on s’étudie tous les jours pour trouver les moyens de se
découvrir, et l’on y emploie autant de temps que si l’on devait entretenir
celle que l’on aime. Les yeux s’allument et s’éteignent dans un même moment; et
quoique l’on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout désordre y
prenne garde, l’on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements
[movement, moving, stirring] pour une personne qui le mérite si bien. L’on
voudrait avoir cent langues pour se faire connaître; car, comme l’on ne peut
pas se servir de la parole, l’on est obligé de se réduire à l’éloquence
d’action.
Jusque-là on a toujours de la joie, et l’on est dans
une assez grande occupation. Ainsi l’on est heureux; car le secret d’entre
tenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naître aucun vide dans
l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse à ce qui le touche si
agréablement. Mais quand il est dans l’état que je viens de décrire, il n’y
peut pas durer longtemps, à cause qu’étant seul acteur dans une passion où il
en faut nécessairement deux, il est difficile qu’il n’épuise bientôt tous les
mouvements dont il est agité.
Quoique ce soit une même passion, il faut de la
nouveauté [novelty, new thing]; l’esprit s’y plaît, et qui sait la procurer
sait se faire aimer.
Après avoir fait ce chemin, cette plénitude
[fullness] quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du côté de la
source, l’on décline misérablement, et les passions ennemies se saisissent d’un
cœur qu’elles déchirent [to tear, to rip] en mille morceaux. Néanmoins un rayon
d’espérance, si bas que l’on soit, relève aussi haut qu’on était auparavant
[adv. before, previously]. C’est quelquefois un jeu auquel les dames se
plaisent; mais quelquefois en faisant semblant d’avoir compassion, elles l’ont
tout de bon. Que l’on est heureux quand cela arrive!
Un amour ferme et solide commence toujours par
l’éloquence d’action; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins, il faut
deviner, mais bien deviner.
Quand deux personnes sont de même sentiment, ils ne
devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l’autre
sans que cet autre l’entende ou qu’il ose l’entendre.
Quand nous aimons, nous paraissons à nous-mêmes tout
autres que nous n’étions auparavant [adv. before, previously]. Ainsi nous nous
imaginons que tout le monde s’en aperçoit; cependant il n’y a rien de si faux.
Mais parce que la raison a sa vue bornée [narrowminded] par la passion, l’on ne
peut s’assurer, et l’on est toujours dans la défiance [mistrust, distrust].
Quand l’on aime, on se persuade que l’on découvrirait
la passion d’un autre: ainsi [this (or) that way] l’on a peur. — Tant plus [as
much as] le chemin est long dans l’amour, tant plus [as much as] un esprit
délicat sent de plaisir.
Il y a de certains esprits à qui il faut donner
longtemps des espérances, et ce sont les délicats. Il y en a d’autres qui ne
peuvent pas résister longtemps aux difficultés, et ce sont les plus grossiers.
Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d’agrément; les autres aiment
plus vite, avec plus de liberté, et finissent bientôt.
Le premier effet de l’amour c’est d’inspirer un grand
respect; l’on a de la vénération pour ce que l’on aime. Il est bien juste: on
ne reconnaît rien au monde de grand comme cela.
Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les
mouvements de l’amour de leurs héros: il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes.
L’égarement [distraction, distractedness] à aimer en
divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit.
En amour un silence vaut mieux qu’un langage. Il est
bon d’être interdit; il y a une éloquence de silence qui pénètre plus que la
langue ne saurait faire. Qu’un amant persuade bien sa maîtresse quand il est
interdit, et que d’ailleurs il a de l’esprit! Quelque vivacité que l’on ait, il
est des rencontres où il est bon qu’elle s’éteigne. Tout cela se passe sans
règle et sans réflexion; et quand l’esprit le fait, il n’y pensait pas
auparavant [adv. before, previously]. C’est par nécessité que cela arrive.
L’on adore souvent ce qui ne croit pas être adoré, et
on ne laisse pas de lui garder une fidélité inviolable, quoiqu’il n’en sache
rien. Mais il faut que l’amour soit bien fin ou bien pur.
Nous connaissons l’esprit des hommes, et par
conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes
avec les autres.
Je suis de l’avis de celui qui disait que dans
l’amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis: les grandes amitiés
vont jusque-là. Ce qui fait que l’on va si loin dans l’amour, c’est qu’on ne
songe pas que l’on aura besoin d’autre chose que de ce que l’on aime: l’esprit
est plein; il n’y a plus de place pour le soin ni pour l’inquiétude. La passion
ne peut pas être belle sans excès; de là vient qu’on ne se soucie pas de ce que
dit le monde, que l’on sait déjà ne devoir pas condamner notre conduite,
puisqu’elle vient de la raison. Il y a une plénitude de passion, il ne peut pas
y avoir un commencement de réflexion.
Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une
obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner
l’amitié d’une dame.
Cet oubli que cause l’amour, et cet attachement à ce
que l’on aime, fait naître des qualités que l’on n’avait pas auparavant [adv.
before, previously]. L’on devient magnifique, sans jamais l’avoir été. Un
avaricieux [miser] même qui aime devient libéral, et il ne se souvient pas
d’avoir jamais eu une habitude opposée: l’on en voit la raison en considérant
qu’il y a des passions qui resserrent l’âme et qui la rendent immobile, et
qu’il y en a qui l’agrandissent et la font répandre au dehors.
L’on a ôté [(retirer) to take off, to remove from]
mal à propos le nom de raison à l’amour, et on les a opposés sans un bon
fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une même chose. C’est une
précipitation de pensées qui se porte d’un côté sans bien examiner tout, mais
c’est toujours une raison, et l’on ne doit et on ne peut souhaiter que ce soit
autrement, car nous serions des machines très désagréables. N’excluons donc
point la raison de l’amour, puisqu’elle en est inséparable. Les poètes n’ont
donc pas eu raison de nous dépeindre l’amour comme un aveugle; il faut lui ôter
son bandeau [headband], et lui rendre désormais la jouissance de ses yeux.
Les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action
qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi
que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux
acheminement [conveying, forwarding, shipment] à la passion. C’est de là que
ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville, parce que
les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l’uniformité
n’a rien qui frappe: la vie de tempête surprend, frappe et pénètre.
Il semble que l’on ait toute une autre âme quand l’on
aime que quand on n’aime pas; on s’élève par cette passion, et on devient tout
grandeur; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient
pas, et partant cela est désagréable.
L’agréable et le beau n’est que la même chose, tout
le monde en a l’idée. C’est d’une beauté morale que j’entends parler, qui
consiste dans les paroles et dans les actions de dehors. L’on a bien une règle
pour de venir agréable; cependant la disposition du corps y est nécessaire;
mais elle ne se peut acquérir.
Les hommes ont pris plaisir à se former une idée de
l’agréable si élevée, que personne n’y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et
disons que ce n’est que le naturel, avec une facilité et une vivacité d’esprit
qui surprennent. Dans l’amour ces deux qualités sont nécessaires: il ne faut
rien de forcé, et cependant il ne faut point de lenteur. L’habitude donne le
reste.
Le respect et l’amour doivent être si bien
proportionnés qu’ils se soutiennent sans que ce respect étouffe l’amour.
Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le
plus souvent; c’est d’un amour violent que je parle: il faut une inondation
[flood, flooding] de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand
elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.
L’on dit qu’il y a des nations plus amoureuses les
unes que les autres; ce n’est pas bien parler, ou du moins cela n’est pas vrai
en tout sens. L’amour ne consistant que dans un attachement de pensée, il est
certain qu’il doit être le même par toute la terre. Il est vrai que, se
terminant autre part que dans la pensée, le climat peut ajouter quelque chose,
mais ce n’est que dans le corps.
Il est de l’amour comme du bon sens; comme l’on croit
avoir autant d’esprit qu’un autre, on croit aussi aimer de même. Néanmoins
quand on a plus de vue, l’on aime jusques aux moindres choses, ce qui n’est pas
possible aux autres. Il faut être bien fin pour remarquer cette différence.
L’on ne peut presque faire semblant d’aimer que l’on
ne soit bien près d’être amant, ou du moins que l’on n’aime en quelque endroit;
car il faut avoir l’esprit et les pensées de l’amour pour ce semblant, et le
moyen d’en bien parler sans cela? La vérité des passions ne se déguise pas si
aisément que les vérités sérieuses. Il faut du feu, de l’activité et un jeu
d’esprit naturel et prompt pour la première; les autres se cachent avec la
lenteur [slowness] et la souplesse, ce qu’il est plus aisé de faire.
Quand on est loin de ce que l’on aime, l’on prend la
résolution de faire ou de dire beaucoup de choses; mais quand on est près, l’on
est irrésolu. D’où vient cela? C’est que quand l’on est loin la raison n’est
pas si ébranlée, mais elle l’est étrangement à la présence de l’objet: or, pour
la résolution il faut de la fermeté, qui est ruinée par l’ébranlement.
Dans l’amour on n’ose hasarder parce que l’on craint
de tout perdre: il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques où? L’on
tremble toujours jusques à ce que l’on ait trouvé ce point. La prudence ne fait
rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvé.
Il n’y a rien de si embarrassant que d’être amant, et
de voir quelque chose en sa faveur sans l’oser croire: l’on est également
combattu de l’espérance et de la crainte. Mais enfin, la dernière devient
victorieuse de l’autre.
Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveauté
de voir la personne aimée. Après un moment d’absence on la trouve de manque
dans son cœur. Quelle joie de la retrouver! l’on sent aussitôt une cessation
d’inquiétudes. Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé; car quand
il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrès, on sent bien une cessation
d’inquiétudes, mais il en survient d’autres.
Quoique les maux succèdent ainsi les uns aux autres,
on ne laisse pas de souhaiter la présence de la maîtresse par l’espérance de
moins souffrir; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus
qu’auparavant. Les maux passés ne frappent plus, les présents touchent, et
c’est sur ce qui touche que l’on juge. Un amant dans cet état n’est-il pas
digne de compassion?
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