Tuesday, February 17, 2015

Bujalski. Entretien. ComputerChess2013. Cahiers du Cinéma. mai 2013.



Instigateur à son corps défendant du courant mumblecore avec son premier film Funny ha ha (2002), qui enregistrait les conversations décousues d’un groupe d’amis, Andrew Bujalski, pourtant originaire de la côte Est, s’est imposé comme une figure d’Austin. Après Mutual appreciation (2005) et Beeswax (2009), il présentait à Austin son quatrième film, Computer chess, micro-comédie en noir et blanc tournée dans le huis clos d’un motel, son film le plus étonnant et, en apparence seulement, le plus décousu. Au cours d’un congrès d’échecs, une équipe de programmeurs se mesure à des ordinateurs: découvertes scientifiques et malentendus s’enchaînent dans ce petit précis de mécanique burlesque.

1.      Vous êtes reconnu dans le circuit indépendant américain, mais on vous connaît mal en France. Pourquoi?
2.      Je pensais que la rencontre entre mon cinéma et les films français se ferait naturellement, mais apparemment non! J’espère que cela va changer.
3.      Étes-vous installé définitivement à Austin?
4.      Cela fait cinq ans que j’y vis en permanence. La première fois que je suis venu, en 1999, j’avais 20 ans et la ville avait l’air sympa, ce qui me semblait à l’époque une raison suffisante pour quitter Boston. J’ai écrit Funny Ha Ha à Austin et je suis reparti tourner le film à Boston, car c’est là d’où je viens et où j’ai étudié le cinéma – d’ailleurs, ma directrice de mémoire était Chantal Akerman. Ensuite, je suis revenu filmer Beeswax, puis j’ai rencontré ma femme et fini par rester. La communauté artistique y est unique. Ici les gens laissent tout tomber pour se mettre à votre disposition, pour vous aider à faire vos films. C’est aussi un endroit très agréable à vivre. J’ai l’impression de me la couler douce en disant cela mais il fait bon et beau, que demander de plus? Certains ont besoin de souffrir à New York pour se motiver, ce n’est pas mon cas.
5.      Quel regard portez-vous sur la postérité du mumblecore, un terme qui vous colle à la peau?
6.      C’est un terme idiot récupéré par les médias. Mais j’avoue être fasciné par son impact et ses ramifications; il est certain que je ne ferai jamais plus aucun film avec un tel impact culturel. Je suis l’imbécile responsable de la diffusion de ce terme: c’était une blague de mon ingénieur du son [à propos des dialogues inaudibles, ndlr] que j’ai répétée telle quelle à un journaliste. Cela n’a eu aucune incidence pendant deux ans, puis en 2007 la «mumblecoremania» est sortie de nulle part. Évidemment, je n’ai aucun contrôle sur le contenu des médias, qui vont probablement dire que je me suis désormais débarrassé du label mumblecore. Si j’avais réalisé Computer chess il y a cinq ans, je parie que les gens auraient dit que c’était un film mumblecore. Quand j’ai fait mon premier film, nous ne savions même pas si quelqu’un le verrait, et ce n’était pas plus mal. J’ai conçu Funny ha ha comme mon «film français», mais c’est aussi une écriture totalement américaine. Je me demande comment ces détails très spécifiques peuvent se traduire à l’étranger.
7.      Comment passe-t-on de Beeswax à Computer chess, qui travaille davantage la rupture de ton?
8.      J’ai l’esprit de contradiction: quand on me dit que c’est une rupture, je réponds que c’est une continuité et quand on me dit que c’est une continuation, je dis que c’est un pas de côté. En un sens, je continue ce que j’ai toujours fait, je poursuis les mêmes intuitions, mais j’ai aussi volontairement tenté des choses dont je n’avais pas l’habitude. Ce projet est un fantasme qui me trottait dans la tête depuis des années. Il me semble que j’ai toujours rêvé d’un film qui soit le plus excentrique possible et le moins commercialement viable. J’ai déjeuné avec Jeff Nichols il y a plusieurs années; nous discutions de projets si farfelus que personne ne financerait jamais, et je lui ai parlé de Computer chess: il m’a mis au défi de l’écriture et je l’ai fait. Puis en 2011, j’essayais de mettre sur pied un projet plus conventionnel, cher, avec des stars. Après son abandon, j’étais désespéré et prêt à tourner n’importe quoi – c’était juste après la naissance de mon fils, ce qui a changé beaucoup de choses. Alors je me suis dis allez, faisons Computer chess même si c’est de la folie.
9.      Comment finance-t-on un projet aussi hétéroclite?
10.   Nous avons réuni un tiers d’investissements privés, un peu de crowdfunding et des bourses de la Austin Film Society et de la Sloan Foundation, très utile pour la postproduction. Le tournage a été très court, seize jours. De la folie. C’était particulièrement stressant à cause du manque de temps et des conditions expérimentales, sans parler de mon bébé à la maison. Mais je ne me suis jamais autant amusé. C’est de loin le film le plus créatif que j’ai fait: chacun inventait sur le plateau.
11.   Computer chess est en noir et blanc: avez-vous, comme Pablo Larrain dans No, tourné avec une caméra
d’époque?
12.   C’est une Sony AVC-3260 datant de 1969. Je suis tombé amoureux il y a longtemps de ces caméras en noir et blanc. En demandant à des internautes très calés en caméras anciennes et improbables si je devais acheter une Sony PortaPak, ils m’ont répondu: «Plutôt une AVC-3260», et j’ai atterri sur eBay. Bien entendu, personne dans l’équipe n’avait jamais utilisé cette caméra. Mutual appreciation a été tourné en noir et blanc pour la même raison. C’est un code couleur que je trouve drôle et comme ces deux films sont des comédies, cela s’imposait... Quant à la caméra PortaPak, elle est aimée généralement pour son effet «fantôme»: si on la tourne vers la lumière d’un lampadaire, une «brûlure» s’imprime sur les images. Au risque de paraître prétentieux, c’est une belle métaphore du cinéma puisque, en un sens, chaque image captée par une caméra est une image fantôme. Ce qu’il y a de beau avec cette caméra, c’est qu’elle montre le fantôme comme tel. Je rêvais de ces images depuis longtemps. Je tourne en 16 mm depuis dix ans, j’aime ça: les gens me demandent pourquoi je ne tourne pas avec la Red. Je n’ai rien contre mais je suis opposé à l’idée que ces caméras sont interchangeables. Je préfère utiliser la vidéo comme telle et m’en servir au lieu de faire semblant que c’est de la pellicule.
13.   Joss Whedon vient de terminer Beaucoup de bruit pour rien, Noah Baumbach a présenté Frances Ha, deux petits film en noir et blanc. Prenez-vous la même direction?
14.   J’ai surtout l’impression que la liberté se réduit pour tous les cinéastes: chacun fait ce qu’il peut pour survivre. Mais être cinéaste, c’est savoir s’adapter aux circonstances. D’ailleurs j’ai toujours peur qu’à force de s’adapter à une culture qui ne veut plus les mêmes films qu’avant, nous disparaissions.
15.   Y a-t-il des jeunes cinéastes dont vous vous sentez proche?
16.   À Chicago, il y a Frank V. Ross, proche de Joe Swanberg, qui reste très confidentiel et fait sans aucun moyens des films mélancoliques que j’aime beaucoup, comme Hohokam, tiger tail blue ou Audrey the trainwreck.
17.   Préférez-vous travailler avec des comédiens non professionnels?
18.   Ici, c’est un mélange de pros et d’amateurs qui s’y connaissent en informatique. Certains ont beaucoup d’expérience, comme Wiley Wiggins, qui a tourné avec Richard Linklater dans Dazed and confused. C’est un vrai nerd, fana d’ordinateurs. Il a même conçu un jeu vidéo avec James Curry, l’acteur anglais incroyable qui joue aussi dans le film.
19.   L’effet comique naît-il pour vous du décalage entre le cartésianisme des joueurs et le montage loufoque du film?
20.   Un ami qui aime bien le film m’a demandé si je faisais exprès de couper chaque scène au mauvais moment. Mais justement, pour moi c’est le bon moment. L’une des influences du film est la «public access television» américaine, la télévision communautaire. Avez-vous un équivalent en France? Ce sont des programmes très étranges, qui sont en voie de disparition: dans les années 70, quand le câble s’est répandu aux États-Unis, une législation a imposé une chaîne ouverte au public, où n’importe qui pouvait venir et faire sa propre émission. À New York, on trouve des émissions de public access très connues et aimées. C’est typiquement le lieu où des gens bizarres viennent faire des émissions bizarres sur leur vie et leurs obsessions. C’est là que se trouve l’avant-garde. Je trouve cela fascinant, ce sentiment constant de décalage, de n’être pas à sa place, j’adore ça. C’est une drôle d’ambiance déphasée.

Entretien réalisé par Clémentine Gallot à Austin, le 13 mars.

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