Instigateur à son corps défendant du courant
mumblecore avec son premier film Funny ha
ha (2002), qui enregistrait les conversations décousues d’un groupe d’amis,
Andrew Bujalski, pourtant originaire de la côte Est, s’est imposé comme une
figure d’Austin. Après Mutual
appreciation (2005) et Beeswax
(2009), il présentait à Austin son quatrième film, Computer chess, micro-comédie en noir et blanc tournée dans le huis
clos d’un motel, son film le plus étonnant et, en apparence seulement, le plus
décousu. Au cours d’un congrès d’échecs, une équipe de programmeurs se mesure à
des ordinateurs: découvertes scientifiques et malentendus s’enchaînent dans ce
petit précis de mécanique burlesque.
1.
Vous êtes reconnu dans le circuit indépendant
américain, mais on vous connaît mal en France. Pourquoi?
2.
Je pensais que la rencontre entre mon cinéma et
les films français se ferait naturellement, mais apparemment non! J’espère que
cela va changer.
3.
Étes-vous installé définitivement à Austin?
4.
Cela fait cinq ans que j’y vis en permanence. La
première fois que je suis venu, en 1999, j’avais 20 ans et la ville avait l’air
sympa, ce qui me semblait à l’époque une raison suffisante pour quitter Boston.
J’ai écrit Funny Ha Ha à Austin et je
suis reparti tourner le film à Boston, car c’est là d’où je viens et où j’ai
étudié le cinéma – d’ailleurs, ma directrice de mémoire était Chantal Akerman.
Ensuite, je suis revenu filmer Beeswax,
puis j’ai rencontré ma femme et fini par rester. La communauté artistique y est
unique. Ici les gens laissent tout tomber pour se mettre à votre disposition,
pour vous aider à faire vos films. C’est aussi un endroit très agréable à
vivre. J’ai l’impression de me la couler douce en disant cela mais il fait bon
et beau, que demander de plus? Certains ont besoin de souffrir à New York pour
se motiver, ce n’est pas mon cas.
5.
Quel regard portez-vous sur la postérité du
mumblecore, un terme qui vous colle à la peau?
6.
C’est un terme idiot récupéré par les médias.
Mais j’avoue être fasciné par son impact et ses ramifications; il est certain
que je ne ferai jamais plus aucun film avec un tel impact culturel. Je suis
l’imbécile responsable de la diffusion de ce terme: c’était une blague de mon
ingénieur du son [à propos des dialogues inaudibles, ndlr] que j’ai répétée
telle quelle à un journaliste. Cela n’a eu aucune incidence pendant deux ans,
puis en 2007 la «mumblecoremania» est sortie de nulle part. Évidemment, je n’ai
aucun contrôle sur le contenu des médias, qui vont probablement dire que je me
suis désormais débarrassé du label mumblecore. Si j’avais réalisé Computer chess il y a cinq ans, je parie
que les gens auraient dit que c’était un film mumblecore. Quand j’ai fait mon
premier film, nous ne savions même pas si quelqu’un le verrait, et ce n’était
pas plus mal. J’ai conçu Funny ha ha
comme mon «film français», mais c’est aussi une écriture totalement américaine.
Je me demande comment ces détails très spécifiques peuvent se traduire à
l’étranger.
7.
Comment passe-t-on de Beeswax à Computer chess,
qui travaille davantage la rupture de ton?
8.
J’ai l’esprit de contradiction: quand on me dit
que c’est une rupture, je réponds que c’est une continuité et quand on me dit
que c’est une continuation, je dis que c’est un pas de côté. En un sens, je
continue ce que j’ai toujours fait, je poursuis les mêmes intuitions, mais j’ai
aussi volontairement tenté des choses dont je n’avais pas l’habitude. Ce projet
est un fantasme qui me trottait dans la tête depuis des années. Il me semble
que j’ai toujours rêvé d’un film qui soit le plus excentrique possible et le
moins commercialement viable. J’ai déjeuné avec Jeff Nichols il y a plusieurs
années; nous discutions de projets si farfelus que personne ne financerait
jamais, et je lui ai parlé de Computer
chess: il m’a mis au défi de l’écriture et je l’ai fait. Puis en 2011,
j’essayais de mettre sur pied un projet plus conventionnel, cher, avec des
stars. Après son abandon, j’étais désespéré et prêt à tourner n’importe quoi –
c’était juste après la naissance de mon fils, ce qui a changé beaucoup de
choses. Alors je me suis dis allez, faisons Computer
chess même si c’est de la folie.
9.
Comment finance-t-on un projet aussi
hétéroclite?
10.
Nous avons réuni un tiers d’investissements
privés, un peu de crowdfunding et des
bourses de la Austin Film Society et de la Sloan Foundation, très utile pour la
postproduction. Le tournage a été très court, seize jours. De la folie. C’était
particulièrement stressant à cause du manque de temps et des conditions
expérimentales, sans parler de mon bébé à la maison. Mais je ne me suis jamais
autant amusé. C’est de loin le film le plus créatif que j’ai fait: chacun
inventait sur le plateau.
11.
Computer
chess est en noir et blanc: avez-vous, comme Pablo Larrain dans No,
tourné avec une caméra
d’époque?
12.
C’est une Sony AVC-3260 datant de 1969. Je suis tombé
amoureux il y a longtemps de ces caméras en noir et blanc. En demandant à des
internautes très calés en caméras anciennes et improbables si je devais acheter
une Sony PortaPak, ils
m’ont répondu: «Plutôt une AVC-3260», et j’ai atterri sur eBay. Bien entendu, personne dans
l’équipe n’avait jamais utilisé cette caméra. Mutual appreciation a été tourné en noir et blanc pour la même
raison. C’est un code couleur que je trouve drôle et comme ces deux films sont
des comédies, cela s’imposait... Quant à la caméra PortaPak, elle est aimée généralement pour
son effet «fantôme»: si on la tourne vers la lumière d’un lampadaire, une
«brûlure» s’imprime sur les images. Au risque de paraître prétentieux, c’est
une belle métaphore du cinéma puisque, en un sens, chaque image captée par une
caméra est une image fantôme. Ce qu’il y a de beau avec cette caméra, c’est
qu’elle montre le fantôme comme tel. Je rêvais de ces images depuis longtemps.
Je tourne en 16 mm depuis dix ans, j’aime ça: les gens me demandent pourquoi je
ne tourne pas avec la Red. Je n’ai rien contre mais je suis opposé à l’idée que
ces caméras sont interchangeables. Je préfère utiliser la vidéo comme telle et
m’en servir au lieu de faire semblant que c’est de la pellicule.
13.
Joss Whedon vient de terminer Beaucoup de bruit pour rien, Noah Baumbach
a présenté Frances Ha, deux petits
film en noir et blanc. Prenez-vous la même direction?
14.
J’ai surtout l’impression que la liberté se
réduit pour tous les cinéastes: chacun fait ce qu’il peut pour survivre. Mais
être cinéaste, c’est savoir s’adapter aux circonstances. D’ailleurs j’ai
toujours peur qu’à force de s’adapter à une culture qui ne veut plus les mêmes
films qu’avant, nous disparaissions.
15.
Y a-t-il des jeunes cinéastes dont vous vous
sentez proche?
16.
À Chicago, il y a Frank V. Ross, proche de Joe Swanberg, qui
reste très confidentiel et fait sans aucun moyens des films mélancoliques que
j’aime beaucoup, comme Hohokam, tiger tail blue ou Audrey
the trainwreck.
17.
Préférez-vous travailler avec des comédiens non
professionnels?
18.
Ici, c’est un mélange de pros et d’amateurs qui
s’y connaissent en informatique. Certains ont beaucoup d’expérience, comme Wiley Wiggins, qui a
tourné avec Richard Linklater dans Dazed
and confused. C’est un vrai nerd, fana d’ordinateurs. Il a même conçu un
jeu vidéo avec James
Curry, l’acteur anglais incroyable qui joue aussi dans le film.
19.
L’effet comique naît-il pour vous du décalage
entre le cartésianisme des joueurs et le montage loufoque du film?
20.
Un ami qui aime bien le film m’a demandé si je
faisais exprès de couper chaque scène au mauvais moment. Mais justement, pour
moi c’est le bon moment. L’une des influences du film est la «public access television» américaine, la
télévision communautaire. Avez-vous un équivalent en France? Ce sont des
programmes très étranges, qui sont en voie de disparition: dans les années 70,
quand le câble s’est répandu aux États-Unis, une législation a imposé une
chaîne ouverte au public, où n’importe qui pouvait venir et faire sa propre
émission. À New York, on trouve des émissions de public access très connues et aimées. C’est typiquement le lieu où
des gens bizarres viennent faire des émissions bizarres sur leur vie et leurs
obsessions. C’est là que se trouve l’avant-garde. Je trouve cela fascinant, ce
sentiment constant de décalage, de n’être pas à sa place, j’adore ça. C’est une
drôle d’ambiance déphasée.
Entretien réalisé
par Clémentine Gallot à Austin, le 13 mars.
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