Verybad translation.
Michel Ciment. Hubert Niogret.
1.
A la fin de notre première rencontre, après la
projection à Cannes de Sexe, mensonges et vidéo, vous nous parliez de deux
projets et de deux autres scénarios que vous aviez renoncé à tourner. Aucun des
quatre n’était Kafka. Comment avez-vous été conduit à réaliser ce second film?
2.
En fait, à l’époque, je pensais que The Lost
ship et King of the hill seraient mes prochains films et que Kafka, auquel je
pensais déjà, viendrait ensuite. J’ai abandonné The Lost ship après avoir écrit
une premiécrit une première version, car je n’arriverais pas à trouver une
solution pour la troisième partie. Le livre d’où le scénario était tiré n’était
pas écrit chronologiquement, et quand j’ai mis l’histoire à plat comme je le
voulais pour le cinéma, cela ne marchait pas. J’ai alors dit à Sydney Pollack
et à Universal que je désirais mettre momentanément de côté The Lost ship et
tourner Kafka tout de suite. Finalement, j’ai complètement abandonné The Lost ship car le développement de la situation
internationale le rendait obsolète. Les gens aujourd’hui ne pensent plus à
l’holocauste nucléaire, même si dans deux ans ils peuvent recommencer à y
penser! [I’ll remember he said this, this fucking asshole.] C’était un énorme
projet, et j’avais trop de doutes à son sujet pour persévérer. [Excuse.]
3.
Comment avez-vous eu connaissance du scénario de
Kafka?
4.
En 1985, mon premier argent – qui est morte dans
un accident en 1988 et à laquelle a succédé son frère cadet – m’a donné en exemple
le scénario de Lem Dobbs car, à l’époque, je voulais apprendre à écrire un
scénario. J’ai adoré le travail de Dobbs, mais je ne pensais pas que quelqu’un,
un jour, pourrait en faire un film. Je craignais que ceux qui auraient la
possibilité de trouver le financement ne pourraient apprécier son potentiel.
Néanmois, le premier état contenait un grand nombre de détails biographiques
que j’ai décidé d’écarter. Il y avait de nombreuses scènes avec le père, Anna
la fiancée, etc. Aujourd’hui, beaucoup de gens se plaignent que le film n’est
ni une biographie ni une œuvre d’imagination pure, alors que c’est ce que je
reprochais à la première version du scénario. Je voulais me cantonner à un
thriller, et, d’une certaine façon, c’est un incident que Kafka soit le protagoniste.
J’ai donc commencé à éliminer, et nous sommes passés de cent quarante à cent
dix pages. La plupart des scènes qui ont été enlevées se passaient dans la
famille.
5.
En quel sens le scénario de Lem Dobbs était-il
considéré par vous et votre agent comme un modèle de technique narrative?
6.
C’est un écrivain qui sait suggérer aisément des
images sans avoir recours à des indications sur les angles de la caméra, etc.
C’est un très bon écrivain, très puissant, qui a un niveau technique trop peu
courant aujourd’hui aux États-Unis. J’ai maintenant entre les mains tous les
scénarios originaux de Lem, et ils sont excellents. Un seul a été tourné, Hider in the house, mais
il a été réécrit pendant la grève des scénaristes par quelqu’un d’autre. Aujourd’hui,
il sapprête à réaliser son premier film d’après un de ses scénarios, Edward Ford, une
œuvre fascinante que j’aurais aimé mettre en scène. Il s’agit d’un personnage
du Middle West, une sorte de Travis Bickle qui est obsédé par les films de
série B et qui, à la fin des années cinquante, se rend à Hollywood pour devenir
un acteur dans ce genre de production sans se rendre compte qu’elle a cessé
d’exister. On le suit pendant les vint-cinq ans où il tente d’obtenir une carte
de la Screen Writers Guild. C’est le morceau d’americana le plus drôle et le
plus sombre à la fois que j’ai lu depuis longtemps.
7.
Comment avez-vous travaillé avec Lem Doobs?
8.
Ce fut un rapport assez compliqué, et au moment
de la sortie du film, il y a eu un échange public entre nous. Il m’a reproché
d’avoir altéré son scénario, ce qui n’était pas entièrement vrai. Au départ,
nous avons travaillé très étroitement sur les changements. Il fut présent au
début du tournage, puis il est parti. Il y a certaines scènes sur lesquelles
j’ai travaillé seul, surtout celles entre Jeremy Irons et Theresa Russell. Lorsque
j’ai présenté le premier montage à des amis, il était évident que le film ne
fonctionnait pas vraiment, qu’il y avait des problèmes liés en particulier aux
scènes que j’avais réécrites moi-même. La «voix» de Lem était très spécifique
et je n’avais aps retrouvé son ton. Il y avait aussi des scénes écrites par lui
qui n’allaient pas non plus. Lem avait vu le premier montage et pensait que
c’était une catastrophe ferroviaire! J’ai alors établi une liste des scènes qui
n’allaient pas, et je lui ai demandé de les retravailler, de m’aider. Ce qu’il a fait. Je crois fermement que le film aujourd’hui,
dans sa forme définitive, est meilleur que tout ce qui a jamais existé sur le
papier. Ce n’est peut-être pas l’avis de Lem, mais c’est ce que je pense. C’était
une situation où vous aviez deux personnes raisonnablement intelligentes, avec
des idées très marquées sur le cinéma, qui étaient souvent d’accord et parfois
pas. Nous nous parlions toutes les semaines, nous avons envisagé de
retravailler ensemble, c’est quelqu’un de très intelligent et que j’aime
beaucoup. Et il me semble normal que sur une période de deux ans nous ayons eu
des discussions. Ce qui s’est passé, malheureusement, c’est qu’un journaliste
du New York Times a rencontré Lem le lendemain d’un interview de Jeremy Irons
où il déclarait que l’histoire n’était pas aussi réussie que l’aspect visuel!
Cela a rendu Lem furieux, et le journaliste, choisissant de ne pas publier ce
qu’il lui disait de favorable – car Lem, sans l’adorer, aiime bien le film – a
préféré ne retranscrire que son mécontentement! Il n’y a pas lieu de grossir
l’incident puisque nous avons toujours l’intention de travailler sur un autre
projet. Il a simplement pensé qu’à certains moments j’avais une attitude
arbitraire, et de mon côté, j’estimais qu’il était intraitable. Mais il sait
aussi que finalement, en tant que metteur en scène, c’est moi qui fais ce que
j’ai envie de faire, comme ce sera son cas lorsqu’il passera derrière la caméra.
Je ne l’ai pas trouvé exagérément dogmatique, et il a peut-être tout simplement
un niveau d’exigence plus éléve que le mien.
9.
Avez-vous tourné des scènes du film à Londres?
10.
Il s’agit de séquences en intérieurs. Lorsqu’en
février 1991 nous avons décidé de retourner certaines scènes, nous savions, à
cause des emplois du temps de certains comédiens, que nous devrions filmer à
partir du 1er mai sur une période de dix jours. Il n’était pas question de dix
jours. Il n’était pas question de tourner à Prague, et comme il s’agissait de
scènes en studio – dans le café, dans l’appartement d’Edouard Raban – nous
sommes allés à Pinewood. Nous avons également retourné, dans la séquence en
couleurs du château, tous les plans où on ne voit pas le microscope. Je
n’aimais pas en effet ce qui arrivait dans la première version du film, ni
l’aspect visuel. Nous avions trouvé d’immenses couloirs de cent mètres de long
dans le bâtiment des archives militaires de Prague, mais malheureusement on ne
pouvait pas y contrôler la lumière. Tout était éclairé sur le même plan et je
n’avais pas les zones de lumière que je désirais. J’ai donc tout reconstruit en
studios, et cela m’a donné la possibilité, par la même occasion, de changer le
déroulement des événements à l’intérieur du château. La présentation du docteur
Murnau, par exemple, est très différente de ce qu’elle était initialement. A
l’origine, on le faisait simplement entrer dans un bureau. Dans la nouvelle
version, Ian Holm a davantage la possibilité d’aller de A à B, de passer d’une
image de serviteur à une image de chef.
11.
Vous auriez pu, pour votre second film, réaliser
une comédie intimiste comme Sexe, mensonges, et vidéo, ce qui vous aurait
confirmé comme un «auteur» auprès de la critique. Vous avez au contraire
préféré, sans calcul, tourner un film radicalement différent.
12.
Je savais que sur la base de Sexe, mensonges et
vidéo, certaines personnes avaient imaginé une carrière entière pour moi!
J’aurais dû, selon eux, tourner un certain type de film, mais je savais que ce
ne serait pas le cas. J’ai donc pensé que ce serait aussi bien de les décevoir
tout de suite en réalisant quelque chose de complètement différent mais qui, en
même temps, correspondait avec ce que j’avais envie de faire depuis longtemps,
puisque, je vous l’ai dit, j’avais lu Kafka trois ans avant de réaliser Sexe,
mensonges et vidéo.
13.
L’écrivain Kafka, lui-même vous intéressait-il
comme sujet de film?
14.
Avant d’avoir lu ce scénario, je n’y aurais
jamais pensé. J’estimais qu’une biographie de Kafka serait ennuyeuse. Quant aux
livres de Kafka, ils ont des défauts comme matériau possible pour le cinéma
ainsi que le prouvent toutes les adaptations filmiques que j’ai vues. Ses
fictions sont axées sur des idées plus que sur des événements, ce qui ne
fonctionne pas vraiment à l’écran. Si fascinant que soit Le Procès d’Orson
Welles, il révèle ces limites. En tant que lecteur bien sûr, ma position est
différente et ses thèmes m’intéressent beaucoup. J’ai trouvé que le rapport
établi par Lem Dobbs entre Kafka et l’expressionnisme était pertinent, de même
que le docteur Murnau était un développement logique de ces idées. Son scénario
me semblait éviter tous les pièges d’une biographie aussi bien que d’une
adaptation, tout en gardant ce qui me paraissait intéressant: le pressentiment
du Nazisme vingt ans avant son avènement; la pensée bureaucratique débouchant
sur le Troisième Reich, etc.
15.
Le personnage aussi rejoignait vos
préoccupations.
16.
Mes deux films ont en commun un protagoniste
aliéné et désorienté que le monde autour de lui rend perplexe. Kafka a un
bureau derrière lequel se cacher, et le héros de Sexe, mensonges et vidéo une
caméra! Dans les deux films il s’agit de creuser pour atteindre une vérité qui
a été cachée. Cela m’attirait aussi. Vous devez comprendre que j’avais réalisé
mon premier film dans des conditions très confortables en tournant un petit
film dans ma ville natale, sans témoins pour m’observer. Je voulais ensuite me
diriger dans une direction opposée et faire quelque chose de difficile,
d’inconfortable. Je pouvais me le permettre car le vent soufflait en ma faveur.
Je savais qu’en réalisant mon second film, c’était comme traverser une rue et
savoir que de toute façon une voiture me renverserait. Tant qu’à faire, j’ai
choisi de traverser au carrefour le plus encombré! Néanmois,
je n’avais pas prévu l’attitude possessive de certains critiques américains à
l’égard de Kafka. Qu’un Américain considère Kafka comme une icône me paraît
étrange. [Zionistnutjobs?] C’est un film qui mélange tellement d’idées
et de genres que la réaction devait être de le considérer soit comme un gâchis,
soit comme une réussite difficile à atteindre. Je dois avouer que c’est le premier
point de vue qui a dominé!
17.
A la différence de votre premier film, vous avez
dû recréer un monde que vous n’avez pas connu.
18.
En lisant des biographies de Kafka ainsi que ses
œuvres, sa correspondence, son journal intime, je me suis senti des affinités avec
sa manière de penser. Quand vous arrivez à Prague, tout se met en place. Avant
de connaître cette ville, lorsque vous lisez Kafka, c’est comme si un mot sur
six manquait. Mais en marchant dans les rues, chacun de ces mots vient combler
les trous. Je ne saurais trop insister sur ce qu’il y a d’intangible dans cette
ville et qui imprègne tout. Je ne peux expliquer pourquoi, mais c’est un lieu
très mystérieux. Au début, elle ne se livre pas, c’est un lent processus.
Lorsque j’ai fait les repérages, je me suis rendu compte que Prague deviendrait
un personnage du film. Ensuite, ce ne fut pas difficile de garder cela en tête.
Chaque jour nous étions confrontés à des expériences étranges. Ne serait-ce que
les rapports avec les studios de Barrandov! Il fallait, par exemple, demander
chaque jour l’électricité pour une certaine durée sur tel ou tel plateau. Un
jour, il n’y avait pas d’électricité. Nous avons vérifié que nous avions bien
rempli les formulaires, et l’on nous a répondu que nous n’avions pas demandé que
soit présent l’homme qui mettait en marche l’électricité! Nous étions en plein
dans notre sujet. J’ai essayé de ne pas trop me comporter en dilettante dans ma
façon de filmer Prague, et quand je vois le film, il me semble que la ville est
bien sur l’écran.
19.
Quand avez-vous pris la décision de tourner en
noir et blanc et de passer ensuite à la couleur pour les séquences dans le
château?
20.
Tous ceux qui avaient lu le scénario n’avaient
aucun doute là-dessus: le film devait être en noir et blanc. C’est dans cette
perspective que Lem l’avait écrit. La référence à l’expressionnisme allemand
était partout présente. En revanche, il y eut davantage de discussions pour
l’utilisation de la couleur. Un jour, Lem, presque en passant, m’a dit que
Stuart Cornfield, l’un de mes producteurs, avait pensé à la couleur car le
château lui faisait penser à Oz, la ville du magicien. J’ai aimé l’idée
d’ouvrir les portes et que, soudain, les fondations qui avaient été établies
pendant soixante-dix-sept minutes se dérobent sous nos pieds, et avoir le
sentiment que quelque chose allait arriver. La convention aujourd’hui, quand on
utilise le noir et blanc, c’est pour exprimer un rêve, un fantasme, l’iréel.
Cela me plaisait que dans ce cas ce soit le contraire. Plus j’y pensais, plus j’avais
le sentiment que certains éléments de l’histoire trouveraient une expression
plus forte en couleurs, comme l’idée du microscope, du cerveau et de l’œil.
Nous avons fait un test en noir et blanc, et cela ne marchait pas aussi bien.
Le film dans son ensemble exprime une réalité intensifiée, et il me semblait
que l’on devait aller un degré plus loin en pénétrant dans le château. Je
voulais pour cette partie une palette étrange, inquiétante, inconfortable. La
photo en noir et blanc nous a posé des problèmes. La pellicule n’a pas changé depuis
trente ans, elle est très peu sensible. L’image a du grain. La pellicule
contient beaucoup de sels d’argent et elle attrape l’électricité statique de
façon imprévisible. Nous n’avons rien pu faire, et il a fallu retourner un
grand nombre de plans. Le négatif est particulièrement vulnérable entre le
moment où il a été exposé et celui où il va être traité. Je suppose qu’à
l’époque où tous les films étaient en noir et blanc, les laboratoires avaient
des méthodes pour éviter ce genre d’accident, mais aujourd’hui c’est une
pratique qui est perdue.
21.
Avez-vous montré à Walt Lloyd, votre chef
opérateur, des vieux films en noir et blanc qui pouvaient l’inspirer pour sa
photo?
22.
En fait, nous lui avons fourni une longue liste
et il ne connaissait pas la plupart de ces films. Je suis un grand admirateur
de Fritz Lang, et c’est à lui que je pensais avant tout. Tout cinéaste qui
s’intéresse au travail de la caméra doit beaucoup à Lang, et cela vaut pour
Welles aussi bien que pour Kubrick. Il a créé des images qui sont toujours
présentes en nous tant elles sont puissantes, comme celle d’une silhouette
dominée par une architecture. J’ai donc bien sûr pensé aux Mabuse, à M le
maudit, et à Metropolis. Une autre inspiration fut Le Troisième homme et,
curieusement, Howard Hawks pour deux ou trois scènes comme celle où Kafka sont
au café, tombe sur les anarchistes et dit: «Gabriela a disparu.» La
conversation soudain s’accélère, tout le monde parle ensemble, se bouscule, et
j’ai pensé à La Dame du vendredi. J’aurais aimé que le film soit davantage
comme cela, avec cette énergie. J’aime cela chez Hawks, et aussi qu’il passait
d’un genre à l’autre. Je détesterais être cantonné dans un seul type de film.
J’aimerais que l’on ne prenne pas trop Kafka sérieusement, que l’on n’y
recherche pas une analyse approfondie d’un écrivain et que l’on y sente
l’humour, pas seulement dans les scènes avec les jumeaux mais aussi dans celles
avec Armin Mueller-Stahl. Pour moi, quand il dit «Kafka», cela évoque tout un
monde.
23.
L’humour vient comme toujours du fossé entre le
monde et la perception qu’on en a.
24.
C’est une autre chose qui m’a attiré dans ce
scénario et qui le rapproche de Sexe, mensonges et vidéo: le sentiment de la
désillusion. Personne n’est conforme à l’idée que l’on s’en fait, et cela crée
une grande frustration chez Kafka. Il n’y a pas une scène qui se passe comme il
l’imaginait au départ. A chaque fois il est surpris et désorienté. Cela me
touche beaucoup. Jeremy Irons n’avait rien lu de Kafka dans sa jeunesse, et,
selon lui, c’est un écrivain que l’on apprécie lorsqu’on est jeune. Le lisant
plus tard pour la préparation du film, il m’avouait avoir envie de le secouer,
de lui donner des gifles pour qu’il fasse quelque chose, qu’il épouse la fille.
Selon lui, ses obsessions sont celles de l’éternel adolescent: quelqu’un qui ne
sait pas parler aux femmes, qui est dominé par son père, etc. Et je crois que
d’une certaine façon [Another favourite phrase of this asshole.] il a raison.
Bien sûr il y a d’autres aspects chez lui: la manipulation de l’individu par
l’État et la complicité plus ou moins involontaire avec le mal. Il accepte, par
exemple, la version de l’inspecteur quant à la mort de Gabriela. Beaucoup de
gens en Amérique m’ont posé des questions à ce sujet, me demandant pourquoi il
acceptait la thèse du suicide, alors qu’il sait que ce n’est pas vrai. Je pense
que sa réaction est ambigué car ce n’est pas tout à fait faux. Quelqu’un qui
est un anarchiste dans ce type de situation commet une forme de suicide.
25.
Comment avez-vous travaillé avec Jeremy Irons?
26.
Avant de jouer dans le film, il m’a demandé ce
qu’il devrait lire de Kafka. Je lui ai dit que ce n’était pas nécessaire, je ne
voulais pas qu’il s’oriente vers un personnage qui serait inspiré par des
détails biographiques précis. On l’appellait Joe ou Fred, on le voyait plutôt
comme un frère, mais pas nécessairement comme Franz. C’est comme un rêve
qu’aurait eu Lem Dobbs, de Kafka mélangé avec d’autres visions. Il est certain
que le titre crée un problème pour le public américain. Beaucoup de gens
pensent que cela va être un film très sérieux et qu’ils vont être recalés en le
regardant, comme à un examen. En fait, pour Dobbs comme pour moi, le film est l’exploration
de ce que le mot – et pas nécessairement l’homme – Kafka signifie pour nous. Je
suis très curieux de ce qui va se passer en Europe. D’après les premières
réactions, et cela est curieux, les gens ici semblent beaucoup plus ouverts
qu’en Amérique aux libertés que nous avons prises, ils sont moins protecteurs
de l’image de Kafka.
27.
Au générique du film, vous êtes crédité comme
monteur sous le titre de «picture editor» et non «film editor». Est-ce pour des
raisons syndicales?
28.
Non, c’est simplement pour être plus précis car
je n’ai pas monté le film à la table de montage, mais sur vidéo, comme pour
Sexe, mensonges et vidéo. Au moment de la postproduction on parle du
montage-son et du montage-image. Comme je me suis occupé du second, cela me semblait
plus pertinent. C’est la partie qui m’amuse le plus. J’ai restructuré les dix
premières minutes du film. J’ai aussi beaucoup travaillé sur la quatrième
bobine. Au départ, l’action se passait sur plusieurs jours, mais cela ne
marchait pas. Par exemple, il était attaqué dans l’ascenseur, et le lendemain
matin, il retournait au travail. C’était étrange. Maintenant cela prend place
pendant une seule soirée, et le lendemain, il se rend au château. Ce qui m’a
conduit à ce changement, c’est que dans la première version, tout le monde
voulait que j’enlève la scène de l’ascenseur car il ne comprenait pas qu’il
revienne à son bureau comme si rien ne s’était passé. Comme c’était l’une des
séquences que je préférais dans le film, j’ai voulu désespérément la conserver
et imaginer quelque chose d'autre. Dans le film que vous voyez aujouord’hui,
j’ai établi une continuité entre le moment où Jeremy est assis dans la salle de
bain et celui où il est à son bureau et où Joel Grey (Burgel) lui dit qu’il
doit travailler tard. Il a une chemise différente, mais, à cause du noir et
blanc, je ne pense pas qu’on le remarque.
29.
Avez-vous toujours pensé à Jeremy Irons pour le
rôle?
30.
Il a toujours été un de mes acteurs préféré.
C’est le seul que j’avais en tête pour jouer Kafka, et j’ai eu de la chance
qu’il soit libre et qu’il accepte sans demander un trop gros salaire. Cela
m’aurait déprimé d’avoir à choisir quelqu’un d’autre. L’un des grands avantages
du succès de Sexe, mensonges et vidéo, c’est de m’avoir permis de rencontrer
des gens comme Jeremy. Alec Guinness et Ian Holm, et qu’ils puissent savoir qui
j’étais. J’ai parlé avec Jeremy Irons et, franchement, je ne crois pas qu’il
savait très bien s’il y avait là un sujet de film. Il m’a fait confiance. C’est
une interprétation très difficile parce qu’elle n’a rien de spectaculaire. Son
rôle est très passif, il réagit plus qu’il n’agit. Le danger, c’était d’en
faire trop, surtout lorsqu’on ne tourne pas dans l’ordre chronologique. Jeremy
était très conscient de cela. C’est un passionné de mots croisés et s’y adonne
beaucoup pendant les tournages. Un jour, nous tournions dans le bureau d’Alec
Guinness; il y avait beaucoup de monde, et pendant cinq minutes nous avons
cherché Jeremy. Or il était là, dans un coin de la pièce, en train de faire des
mots croisés! Il m’a avoué avoir pris cette habitude à cause des longues heures
d’attente pour un acteur sur un plateau. A ses débuts, quand la caméra commençait
à tourner, il avait tendance à trop en faire car il avait pensé à la scène
pendant toutes ses périodes de loisir. Grâce aux mots croisés, il aborde la
séquence en sous-jouant. Il partage avec moi ce goût pour une interprétation en
retrait. C’est quelqu’un de très intelligent, de très rigoureux, et qui connaît
très bien le cinéma. On ne peut pas l’épater avec la technique et il aime vous
poser des questions sur ce que vous allez faire. Cela ne me gênait pas du tout,
ni de lui avouer que j’avais des hésitations. Il m’encourageait à ne pas être
paresseux et me faisait des propositions toujours intéressantes. Ce fut une
collaboration très fructueuse. Je n’aurais pas aimé être un metteur en scène
qu’il ne respecte pas car, je l’ai dit, il est très intelligent et a une forte
présence avec sa stature et sa voix. Je n’aimerais pas être un acteur et accepter
qu’un réalisateur me fasse ce que l’on passe son temps à demander aux
comédiens. J’imagine combien cela doit être pénible pour un grand acteur d’être
dirigé par un cinéaste pour lequel il n’a aucune considération. David
Cronenberg me racontait son expérience de comédien sur le Cabal de Clive
Barker. Il n’arrêtait pas de se demander pourquoi le metteur en scène faisait
ceci ou cela, pourquoi il choisissait telle prise plutôt que telle autre où il
se trouvait meilleur. Selon lui, quand on est un acteur, la seule chose que
l’on a, c’est son corps et on en devient très conscient. A un moment, il devait
parler tout en traversant une pièce, et il a failli dire à Barker: «Vous voulez
que je parle et que je bouge en même temps!» Cela, bien sûr, aurait fait rire
tout le monde sur le plateau, mais je comprends très bien ce sentiment
classique pour un acteur. J’aurais sûrement réagi exactement comme David, je me
serais senti tout aussi impuissant. En Amérique, les gens me demandaient
toujours si j’étais impressionné de travailler avec Alec Guinness et Jeremy
Irons et je ne comprenais pas leur question. Ce sont des professionnels qui
avaient accepté de jouer ces rôles, et je ne vois pas pourquoi ils auraient
voulu m’agresser. Mais il est possible que les acteurs américains soient
différents des européens. Ian Holm me disait qu’il préférait être bien vu des
gens avec qui il travaillait que d’être considéré comme un grand acteur. J’aime
beaucoup les comédiens américains, mais ils ont davantage tendance à se prendre
pour un personnage et c’est plus difficile à gérer pour un metteur en scène.
Les acteurs européens sont davantage capables d’abandonner leur rôle à la fin
de la journée et de rentrer chez eux. Pendant le tournage de Midnight express,
Brad Davis demandait à John Hurt: «Comment tu arrives à jouer ton personnage?»,
et Hurt lui répondait simplement: «Je fais semblant!» Les américains pensent
que s’ils ne sont pas le personnage vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il va
leur échapper, ce qui ne veut pas dire que les acteurs anglais, par exemple, ne
prennent pas moins leur travail au sérieux. En fait, Jeremy Irons est un
mélange idéal des deux techniques de jeu. Il a l’entraînement et le métier que
beaucoup d’acteurs anglais possèdent à cause de leur travail au théâtre, et en
même temps, comme certains acteurs de la «Méthode», il n’a aucune inhibition et
est prêt à tout faire, y compris au risque de paraître ridicule, pour obtenir
quelque chose. Il sait se montrer énergique et, si nécessaire, improviser.
31.
L’utilisation dy cymbalum, cet instrument
hongrois, est très original dans la partition musicale.
32.
J’ai dit à Cliff Martinez que je voulais un
instrument qui se rapproche de la cithare car cela me semblait aller avec
l’atmosphère des lieux. J’ai eu une expérience à la Carol Reed. J’étais dans un
restaurant et j’écoutais un groupe tsigane qui jouait du cymbalum, et j’ai
compris que c’était ce que je cherchais. Cliff a utilisé un enregistrement
numérique d’un cymbalum, l’a ramené aux États-Unis, et sur sa batterie électronique
– car c’est un batteur – il a pu rejouer le son dy cymbalum tout en regardant
le film sur une bande vidéo. Il y a tant de films aujourd’hui qui ignorent à
quel point on peut utiliser la musique comme un contrepoint, et même parfois
avec ironie. Et je crois que Cliff Martinez comprend cela très bien.
33.
Le sculpteur est-il inspiré par Max Brod?
34.
C’est une synthèse des amis de Kafka. Il y a la
référence à Brod en ce sens qu’il appréciait l’œuvre de Kafka, et ce dernier
lui demandait de la détruire. Je crois que Max Brod avait raison. Lorsque Kafka
le priait de brûler ses écrits, c’était une façon pour lui de lui faire cette
demande tout en sachant qu’il n’obéirait pas. Brod, plusieurs fois, lui avait
dit qu’il n’en ferait rien, et je crois donc qu’il y avait entre eux un accord
tacite.
35.
Il est étrange que trois films anglo-saxons
récents – Barton Fink, Le Festin nu et Kafka – traitent d’un thème voisin: la
contamination du monde par l’imaginaire d’un écrivain.
36.
Ce qu’ils ont en commun, c’est d’évoquer le monde
d’un écrivain. Mais la différence, je crois, c’est que Kafka ne traite pas de
la création littéraire. Il s’arrête là où les deux autres films commencent. L’implication
de Kafka, c’est que ces événements vont devenir une fiction, vont l’inspirer,
alors que Le Festin nu et Barton Fink parlent du moment de l’inspiration, de la
création. Mais il est vrai que c’est une étrange coïcidence, comme il est
étrange qu’Ombres et brouillard de Woody Allen sorte en même temps que Kafka. Je
ne pense pas qu’il y a là la naissance d’un courant et que les producteurs vont
se lancer dans des imitations! Je ne sais pas dans quelle direction se dirige
le cinéma américain, mais je sens que les gens du métier sont très craintifs et
ne sont sûrs de rien. Le billet de cinéma est tellement cher que les
spectateurs savent ce qu’ils vont voir en entrant dans les salles où se jouent
les films des studios, mais ils ne sont pas prêts à prendre des risques pour
voir un film comme Kafka. Par tempérament, je suis
plutôt pessimiste qu’optimiste, ce qui n’est pas une caractéristique
américaine. [Shit.]
(Entretien réalisé à Paris le 24 février 1992, traduit l’anglais par
Michel Ciment.)
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