Texan d’adoption mais l’esprit toujours en Arkansas,
Jeff Nichols nous a donné rendez-vous avant la sortie de Mud, son troisième
film, sous la tonnelle de son restaurant mexicain préféré de l’est d’Austin,
loin du centre-ville, où le paysage toujours aride change, fait de maison rases
et délabrées, entre friches et salles de concert en plein air.
1.
Votre cinéma est très américain, quel est votre
rapport au cinéma étranger?
2.
Je me souviens surtout de Rêves de Kurosawa, qui passait tout le temps à la télévision sur la
chaîne Bravo quand j’étais au lycée. Ce n’était pas encore une chaîne dédiée à
la télé-réalité, elle diffusait des pornos bizarres ou des films indépendants.
À l’époque, je regardais pas mal de films de Jim Jarmusch, et je commançais à
peine à comprendre qu’il y avait un cinéma «étranger». Je ne sais pas quelle
influence Rêves a eu sur mon écriture, mais c’est le premier film étranger qui
m’ait autant touché. Ensuite j’ai fait une école de cinéma et j’ai donc vu
beaucoup de films. Pourtant, c’est Kurosawa qui m’est resté. Je suis fan de
Chien enragé, par exemple. Franchement, quand on me demande quelles sont mes
influences, j’essaie d’être le plus honnête possible. Je ne vous cacherai pas
que le film que j’ai le plus vu dans ma vie et que je continue d’adorer est
sans doute Fletch de Michael Ritchie
(1985), car il est passé en boucle à la télévision, mais aussi, bien sûr, La Balade sauvage de Terrence Malick. Ce
sont des choses qui ont profondément influencé mes goûts, finalement. Quand je
revois Le plus sauvage d’entre tous
de Martin Ritt, avec Paul Newman, je me dis que c’est exactement ça que je veux
faire. Bref, je crois que je n’ai pas «absorbé» le cinéma étranger de la même
manière que le cinéma américain.
3.
Depuis quand êtes-vous à Austin et pour quelles
raisons avoir emménagé ici?
4.
Depuis 2002, donc dix ans, avec une pause d’un
an durant laquelle je suis rentré vivre chez mes parents, en Arkansas, pour
tourner Shotgun stories (2007). Après avoir obtenu mon diplôme à l’école de cinéma
de la North Carolina School of the Arts, je ne voulais pas aller à New York ou
à Los Angeles, sans raison particulière mais juste parce que je n’avais
simplement rien à faire là-bas. Je suis alors retourné chez mes parents où
j’écrivais tout en travaillant dans une pizzeria: je m’en suis lassé au bout
d’un an et j’ai décidé que je devais me bouger. J’y ai rédigé un seul scénario,
qui a été refusé par le Sundance Lab, à raison sans doute. Mon frère faisait
des études de droit à l’Université d’Austin, alors je l’ai rejoint, cela me
semblait un bon compromis entre les deux côtés. J’ai rapidement trouvé du
travail sur le documentaire de Margaret Brown, à propos du chanteur texan Townes Van Zandt, Be here to love me (2004).
J’étais assistant de production mais le bureau était chez la réalisatrice,
aussi nous sommes devenus amis et elle m’a donné de plus en plus de
responsabilités. C’est une expérience déterminante pour moi car c’est à ce
moment-là que j’ai rencontré toute la communauté artistique d’Austin. Le
directeur de la photo était Lee Daniel, qui avait éclairé Dazed and confused de Linklater (1993). J’étais béat d’admiration
devant lui et ce qu’il arrivait à faire avec très peu de moyens, dans cette
ville. On allait dans des bars miteux interviewer le chanteur de country Joe
Ely: Joe Ely et moi, dans un bar cool où je n’avais jamais mis les pieds, ça
suffisait à faire mon bonheur quand j’avais une vingtaine d’années. À l’école,
j’avais appris peu de choses sur le métier de metteur en scène, et ensuite j’ai
bien vu que personne ne se casserait la tête pour venir en Arkansas produire
mon film. J’ai donc préparé Shotgun stories depuis Austin, avec les
ressources disponibles à la maison de production en m’inspirant des budgets que
je trouvais au bureau.
5.
Où avez-vous tourné la suite?
6.
Take shelter a été tourné près de Cleveland,
dans l’Ohio, mais dans ma tête, il se déroule en Arkansas car c’est là d’où je
viens. J’avais très peu de contacts avec le producteur du film, mais il fallait
que je le fasse. Il vivait près de Cleveland, et j’ai accepté. Mud a été tourné exactement là où il
devait se faire. J’en suis ravi car la commission du film d’Arkansas a
travaillé très dur pour faire venir le tournage.
7.
Pourquoi ne pas tourner au Texas?
8.
Je vais le faire, il faut d’abord que je me
débarrasse des histoires qui se passent en Arkansas.
9.
Quelle place tient la communauté cinéphile
d’Austin dans votre vie?
10.
En fait, si je réfléchis bien, mes amis, comme
David Gordon Green ou Andrew Bujalski, en font partie: un jour, nous étions
assis dans ce même restaurant et Andrew m’a parlé d’une idée de films très
bizarre, qui est devenu Computer chess.
Ça avait l’air cool alors je lui ai dit de foncer. Bon, à l’époque je pensais
que ce serait une comédie un peu plus grand public. Je commence à bien
connaître Richard Linklater. Je ne connais pas vraiment Terrence Malick mais je
me sens lié à lui à par notre productrice commune, Sarah Green. Je n’y pense
pas consciemment mais il est certain que je fais partie intégrante de cette
communauté. Et bien sûr, ma femme et moi fils sont ici. Austin est une grande
ville qui me correspond tout à fait, avec une ambiance «small town», comme là où j’ai grandi, et l’accès à de grands
espaces. «A nice place to be.»
11.
Voyez-vous des films au festival?
12.
Pas vraiment. Par contre, je connais mieux la
sélection musicale du festival car mon frère a longtemps joué dans un groupe.
Cela dit, j’ai vu le documentaire sur l’acteur Harry Dean Stanton [Harry Dean
Stanton: Partly fiction de
Seamus McGarvey]. C’était super, un peu comme de traîner avec lui.
Maintenant que Janet Pierson a pris la tête de SXSW, le festival a gagné en
importance, c’est certain. D’ailleurs cela a eu lieu simultanément avec le
développement de ma carrière, nous grandissons ensemble. Cette semaine, notre
baby-sitter a pris un congé pour être bénévole au festival, ce qui nous
complique un peu la vie. Prenez donc un peu de ce queso [sauce au fromage mexicaine, ndlr].
13.
Êtes-vous actuellement dans une phase
d’écriture?
14.
Oui, il faut que je m’active car j’ai tourné
tous mes scénarios: je termine en ce moment un projet personnel ainsi qu’une
commande pour laquelle je fais des recherches. Après Shotgun stories, j’ai été
payé pour écrire un film dont j’aimais bien le titre et qui se passait sur un
bateau; je voulais juste être payé, à l’époque, j’étais prêt à écrire n’importe
quoi. Je l’ai pitché à Los Angeles mais ça a été un bide auprès du producteur
qui m’a dit que personne ne voulait voir une fille courir à l’écran pendant
deux heures. N’importe quoi! Bref, ce scénario doit être dans un tiroir quelque
part, en train d’être réécrit par quelqu’un d’autre. J’ai aussi écrit un film
d’horreur avec un budget de 5 000 dollars mais je n’ai pas mis mon nom dessus.
Quand je ne me préoccuperai plus de ce que les gens comme vous pensent de moi,
je tournerai ce scénario car je me suis énormément amusé à écrire des scènes
absurdes avec des personnages qui s’arrachent la tête. Un jour, peut-être...
D’ailleurs, il paraît que Godard, en tournant Bande à part, a coupé le plan de tournage et le budget en deux pour
se rappeler ce que c’est d’être pressé et sans le sou. C’est vrai que les
acteurs courent tout le temps dans le film. Peut-être que je ferai ça, un jour.
15.
Êtes-vous prêt à travailler pour les studios?
16.
Oui, pourquoi pas. J’aimerais bien que les
studios s’intéressent à l’un de mes films, déjà. Ils ont des ressources dont
j’ai besoin, mais malheureusement ils ne veulent souvent pas la même chose que
moi. On verra bien avec le prochain. Pour l’instant,
j’aurais surtout besoin d’une meilleure distribution. [Problem.] Je veux
que mes films soient vus par le plus de gens possible, pas qu’ils restent
confidentiels. Je suis frappé par par l’échec relatif du cinéma indépendant: on
lève des fonds pour faire un film, c’est cher, et il y a une prise de risque
sans aucun plan de distribution. On se contente d’envoyer le film aux plus gros
festivals possibles et de croiser les doigts pour que les droits soient
achetés. Le marketing du film arrive bien plus tard, et cela me semble une
mauvaise idée de se dire: «Ah oui, tiens, on va faire une affiche.» Je voudrais
que le marketing, la façon dont le film pénètre la psyché collective, soit
intégré dans le processus. Pour l’instant, je n’ai accès qu’à ça pour faire
connaître mes films. J’ai des histoires
calamiteuses à ce propos: par exemple, je pensais que la jaquette du DVD de Shotgun
stories était fausse, tant elle était laide. Comme si le titre n’était pas déjà
assez sombre, les lettres sont rouges ou noires, avec des fusils et un chien,
alors que ce chien-là n’est même pas dans le film. Quelle horreur! Qu’est ce ça
fiche là? Pareil pour Take shelter, c’est l’une des pires jacquettes que j’ai
jamais vues, on dirait un direct-to-DVD. Les têtes des acteurs flottent au
milieu d’une tornade d’oiseaux. Sans déconner! Sérieusement, les mecs? Je me demande bien ce que Sony s’est dit en faisant ça,
surtout sans me demander mon avis. Bref, je digresse mais voilà ma
situation. Par contre, Fox Searchlight s’en sort très bien. Regardez Les Bêtes
du sud sauvage, qui n’a rien coûté. Pour l’instant, ce que les studios veulent
de moi, c’est prendre mon nom, ma crédibilité, aussi mince soit-elle, et ma
réputation de directeur d’acteur, et tout coller sur un de leurs scripts. Cela
n’a pas encore fonctionné. Mais je suis dans une position assez unique aux
États-Unis où, pour l’instant, je peux financer mes projets: j’en ferai
tellement que les gens finiront sans doute par se lasser, cela arrive à tout le
monde. Pour résumer, il faut pouvoir trouver un équilibre satisfaisant entre
toutes ces exigences, artistiques et financières. Par exemple, je ne sais pas
combien d’argent The Master a perdu, mais c’était à mes yeux
le meilleur film de l’an dernier.
17.
Pour la première fois, vous écrivez pour un
enfant, qui a le rôle principal: avez-vous rencontré des difficultés?
18.
La voix d’Ellis m’est venue naturellement. J’ai
toujours trouvé les voix avec facilité... saus pour les femmes. Je pensais
surtout à la difficulté de trouver le bon acteur pour dire ces répliques. La
procédure habituelle consiste à caster un jeune et à le laisser improviser.
C’est ce que nous apprend Malick dans Les
Moissons du ciel, il vaut mieux avoir une conversation et laisser l’acteur
trouver ses mots. Malheureusement je ne travaille pas comme ça, mes scripts
sont très écrits et il me fallait donc un très bon acteur [Tye Sheridan].
19.
Mud doit-il beaucoup à l’écriture de Mark Twain?
20.
Évidemment. C’est l’un des plus grand écrivains,
en termes d’intelligence et d’esprit. Ses romans ont l’air d’avoir été écrits
sans effort. J’ai plutôt pensé à Tom Sawyer qu’à Huckleberry Finn, car
c’est un roman qui capture un état intemporel de l’enfance. Je ne sais pas si
j’y parviens dans le film, mais je voulais restituer cette période de
l’adolescence où j’ai eu le cœur brisé, ce qui fut une expérience très
difficile et intense pour moi.
21.
Take
Shelter était un film atmosphérique, Mud
semble au contraire épouser parfaitement les sinuosités de la rivière: comment
votre style a-t-il évolué?
22.
Dans mon premier film, la caméra était immobile,
tout simplement car elle était trop lourde à déplacer! Finalement, cela
correspondait à la nature du film, dont les personnages sont stagnants et les
lieux pétrifiés. Je me suis vraiment mis à penser aux mouvements de caméra dans
Take shelter: je voulais que la mise
en scène soit oppressante et j’ai donc ajouté ce travelling avant que j’ai volé
à Shining. Je déteste les mouvements
de caméra non motivés et la caméra à l’épaule. Dans le cas de Mud, je voulais que le mouvement de
caméra soit élégant et fluide: l’emploi du Steadycam se justifiait seulement si
le mouvement était initié par les personnages. On trouve parfois le film trop
long de quinze minutes, mais à mon sens, c’est le temps qu’il faut à Ellis.
Entretien réalisé
par Nicholas Elliott et Clémentine Gallot à Austin, le 13 mars.
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