David Gordon Green est le seul cinéaste qui peut se
vanter d’avoir été produit par Terrence Malick et Judd Apatow. Découvert en
2000 grâce à George Washington, jalon
important d’un cinéma lyrique qui mène de Malick aux Bêtes du sud sauvage, Green réalise dans la foulée plusieurs
indépendants, dont le beau Southern Gothic L’Autre
rive (2004), produit par Malick et son associé Edward Pressman. En 2008, il
surprend avec le succès d’une grosse production Apatow, Délire express. Après
deux comédies hollywoodiennes moins heureuses – Votre majesté (2011) et Baby-sitter
malgré lui (2011), on le retrouve aujourd’hui à South by Southwest (et au
Festival au Berlin, où il a reçu le Prix de la mise en scène) avec Prince
avalanche, déambulation dans une forêt texane brûlée, buddy-movie désincarné et
plus bel exemple à ce jour de son style relâché et improvisé. Malgré son
éclectisme, ce cinéaste prolifique est toujours resté fidèle à un royau de
collaborateurs proches, qui se connaissent souvent depuis la North Carolina School
of the Arts. Aujourd’hui basé à Austin, Green a terminé son nouveau film, Joe,
un drame tourné dans la région avec Nicolas Cage dans le rôle-titre.
1.
Pourquoi habitez-vous Austin?
2.
Avant j’habitais à La Nouvelle-Orléans, mais
j’ai décidé qu’Austin serait un bon endroit pour élever mes enfants, pas trop
loin de ma famille. Je n’ai jamais apprécié Dallas, où j’ai été élevé, mais
j’aime beaucoup Austin et sa diversité.
3.
Est-ce que le monde du cinéma à Austin a
influencé votre décision?
4.
Je n’y ai pas vraiment pensé. À l’époque où j’ai
pris cette décision, je n’avais jamais tourné là où j’habitais. Mais depuis que
j’ai emménagé à Austin il y a dix-huit mois, j’y ai fait soixante-quinze pour
cent de mon travail: deux longs métrages et une quinzaine de pubs. Bien sûr, on
peut tourner un film n’importe où aux États-Unis; il y aura toujours quelqu’un
pour faire le boulot, mais on ne sait jamais si ce sera quelqu’un de bien. Ici,
à Austin, j’ai pu vraiment peaufiner mon équipe.
5.
C’est important d’être entouré d’autres réalisateurs?
6.
Jeff Nichols est un ami. On va souvent chez lui
en famille. Quant à Richard Linklater, je ne pense pas qu’il le sache, mais
pour moi c’est un vrai modèle, et pas seulement en tant que cinéaste. Je le
connais juste un peu, mais j’aime sa façon de vivre et de travailler. Ça me
conforte de savoir qu’il y a un type qui a mené une carrière brillante et
innovante depuis tant d’années, a survécu aux montagnes russes du succès et de
l’insuccès, et avec des jumeaux! Ça m’aide de savoir qu’il y a quelqu’un qui
est parti en éclaireur sur le chemin que j’aimerais suivre.
7.
Comment avez-vous été amené à collaborer avec
Terrence Malick sur L’Autre rive?
8.
C’est une figure inspirante, mais il n’est pas
le genre de type chez qui on débarque pour parler cinéma – il habite ici
justement pour échapper à ça! Après George
Washington, c’est lui qui m’a contacté avec son associé Ed Pressman, avec qui
il avait produit La Balade sauvage.
Ils m’ont proposé l’idée de L’Autre Rive
et m’ont envoyé un scénario qu’ils avaient écrit avec quelqu’un d’autre. J’ai
toujours leur premier mail!
9.
Malick et Pressman étaient très présents sur le
tournage?
10.
Pas tout le temps. Ils venaient pour nous
soutenir et faire de l’ornithologie amateur. Un jour, on était au beau milieu
d’une scène très difficile, et j’entends Malick s’exclamer: «Oh! les plongeons huards a’ccouplent!»
Il regardait des oiseaux en train de baiser! Mais bien sûr c’était incroyable
qu’une idole comme Malick devienne mon mentor. C’est un homme tellement
généreux et doux. Il nous invitait chez lui pour manger des pizzas et nous
faisait rigoler comme des fous. Il était comme l’entraîner de foot que je n’ai
jamais eu. Mais c’est aussi un très bon producteur, qui est là pour te
soutenir. Ses remarques pendant le tournage et le montage reflétaient les
méthodes qu’il a adoptées par la suite: moins de dialogues, parler avec les
yeux. Il voulait absolument qu’on explore ces choses-là, mais à l’époque je ne
comprenais pas. Dans les films qu’il a tournés depuis, on voit ce style de
narration plus éthéré, subliminal, subconscient.
11.
Lors de votre enfance à Dallas, étiez-vous
conscient d’Austin en tant que ville cinéphile?
12.
Je ne veux pas paraître obsédé par Richard
Linklater, mais l’été dernier mes parents ont déménagé et, en déblayant ma
chambre d’enfant, je suis tombé sur l’édition du Dallas Morning News du week-end de la sortie de Slacker. Il y a une photo pleine page de
Linklater en short. Je l’avais gardée depuis 1991, quand j’avais 15-16 ans. Je
n’avais même
pas vu le film, mais c’était important pour moi de connaître l’histoire de ce
type qui venait d’un milieu proche du mien et qui n’avait rien à avoir avec
l’aristocratie hollywoodienne. Je savais bien sûr qu’Austin était une ville
géniale de hippies, de cinglés, et de musiciens comme Willie Nelson. Je me suis
inscrit à la fac ici mais ce n’était pas pour moi. Maintenant que je suis
revenu, j’adore cette ville.
13.
Après une année à la fac d’Austin, vous vous
êtes inscrit à la North Carolina School of the Arts.
14.
Lors de l’entretien d’entrées, ils m’ont demandé
quel film je choisirais si je ne pouvais n’en voir qu’un seul d’ici la fin de
mes jours. J’ai répondu Pee Wee’s big adventure. Ils m’ont regardé comme si je
venais de descendre le shérif, mais leur air horrifié a vite tourné à la
rigolade et a lancé une conversation enjouée. Malgré le fait que je n’avais pas
fait de court métrage, j’ai été reçu.
15.
Un nombre impressionnant de cinéastes sont
passés par la North Carolina School of the Arts – vous-même, Jeff Nichols,
Craig Zobel [Compliance, 2012] – ainsi qu’une grande partie de l’équipe de
votre premier film, George Washington, qui travaille toujours avec vous.
Pensez-vous qu’il y ait une marque de fabrique NCSA?
16.
Pas vraiment. L’autre jour, Jeff Nichols, on se
disait que ce qui nous préserve peut-être d’être trop compétitifs, c’est que
dans ce groupe on se soutient, mais que chacun a ses propres goûts. Craig Zobel
m’a parlé de son nouveau projet, hier. Je lui ai dit que je n’y comprenais rien
mais que, puisque c’était lui, ça m’enthousiasmait et que je ferais tout mon
possible pour l’aider. Avec lui, je sais que ça me plaira à l’arrivée, donc il
faut que je l’aide au départ. Jeff Nichols est mon opposé: il colle au
scénario, il se sert d’un story-board et a une conception très précise de ce
qu’il recherche. Il sait exactement ce qu’il veut, comme Fincher ou Paul Thomas
Anderson. Moi, je ne sais jamais ce que je veux. Je me réveille le matin et je
me dis: «Bon, au travail, essayons d’y aller au feeling.» Ça se passe dans
l’instant. Zobel est quelque part entre nous deux: il a une bonne feuille de
route, mais ça l’excite de la lâcher par moment.
17.
Qu’avez-vous fait une fois vos études terminées?
18.
J’ai bossé comme assistant d’un producteur de
séries B à Los Angeles. J’étais venu à Hollywood avec un scénario que j’avais
écrit avec Danny McBride [] sur une réunion du Brat Pack, avec ces acteurs ados
des années 80 comme Molly Ringwald ou Andrew McCarthy. Bien sûr, ça n’a pas
marché. J’essayais trop de m’adapter à Hollywood. Découragé, j’ai décidé de
m’enrôler dans les Marines à la rentrée. Mais en parlant à des amis de la fac,
comme Tim Orr et
Richard Wright [respectivement
chef opérateur et chef décorateur de la plupart de ses films, ndlr], j’ai
décidé de me donner jusqu’en avril pour gagner autant d’argent que possible et
tourner un film coûte que coûte en juin. De semtembre à avril, j’ai mis de côté
42 000 dollars. Je jouais en bourse en pleine bulle Internet et j’avais six
autres boulots – je travaillais pour un producteur et dans un casino, j’étais
gardien dans un hôpital psychiatrique. Je bossais sept jours sur sept. On a
fait George Washington avec cet
argent, en sachant que je pouvais faire exactement ce que je voulais. J’étais
nourri par mon constat amer à L.A. et je me disais: «Je vais leur montrer ce
qu’ils ne savent même pas qu’ils veulent.» George
Washington n’a pas été pris à Sundance, ce qui était terrible car c’était
le seul festival que je connaissais. Mais on a vite eu la nouvelle qu’on était
pris à Berlin, et à partir de là je n’ai plus eu le temps de m’engager dans les
Marines!
19.
Comment avez-vous été engagé pour réaliser
Délire express, votre premier film pour les studios?
20.
Pendant le tournage de Snow angels (2007), qui est un film très sombre, je déprimais
grave. J’étais épuisé après avoir réalisé quatre drames d’affilée. J’étais
épuisé après avoir réalisé quatre drames d’affilée. De ce côté-là, je n’avais
plus rien à donner. Mais j’étais sûr que personne ne me laisserait faire ce
dont je rêvais: une grosse comédie hollywoodienne. Ce n’est pas comme si mes
quatre films précédents avaient été des phénomènes indés: c’étaient plutôt des
échecs indés. Je n’avais pas beaucoup de poids. J’ai demandé à mon agent de me
mettre sur le prochain film d’Adam Sandler. Ça n’a pas marché. Mais à cette
époque, Seth Rogen a vu The Foot fist way
(2006) de mes amis Danny McBride et Jody Hill, et il a invité Danny à le
rencontrer sur le tournage d’En cloque,
mode d’emploi (2007). Rogen et Judd Apatow ont parlé à Danny de Délire express et lui ont demandé qui
devrait le réaliser. Danny m’a mis en avant. Ils ont pris rendez-vous avec
moit, ce qui était assez osé vu qu’aucun de mes films n’avait gagné plus d’un
demi-million de dollars. En allant sur leur tournage, j’ai remarqué que leur
façon de tourner une comédie était très proche de la mienne sur un drame:
Apatow improvise, il laisse les acteurs y aller, comme s’il était dans la prise
avec eux. Il est juste à côté de la caméra et parle aux acteurs: «Parfait, refaites-moi ce regard.», etc.
C’est presque comme une séance photo. J’ai toujours travaillé de cette manière:
je sais quand il faut la fermer et quand il faut intervenir. Donc le travail
d’Apatow ne me semblait pas étranger ou difficile, la seule différence c’est
que le contenu fait rire plutôt que pleurer. Judd m’a montré le scénario de Délire express. Ça m’a enthousiasmé et
je lui ai envoyé mes idées. Puis il m’a appelé pour me dire qu’Amy Pascal, la présidente
de Sony, allait m’appeler pour parler du projet. Elle m’a simplement
demandé lequel de mes films regarder. Je lui ai dit All the real girls (2002), et le lendemain elle m’a rappelé pour me
dire qu’on allait faire le film. On entend beaucoup parler des horreurs du
développement des films – d’ailleurs j’en ai largement fait l’expérience
depuis, mais sur Délire express,
c’était l’expérience la plus facile, créative et libre possible.
21.
Votre goût pour l’improvisation est apparent
dans Prince avalanche. À quoi ressemblait le scénario?
22.
Je ne lis pas vraiment le scénario. C’est
simplement un schéma pour trouver l’argent et les acteurs. Et dans le cas de Prince avalanche, puisque c’est le
remakr d’un film islandais, j’ai simplement utilisé le film original. On avait
un scénario de soixante pages. Mais beaucoup d’éléments n’y étaient pas, comme
la vieille dame que Paul Rudd rencontre dans les décombres de sa maison. Craig
Zobel et mon assistant l’ont rencontrée quand ils faisaient les repérages;
c’est vraiment sa maison qui avait brûlé. Ils m’ont convaincu de la faire
apparaître dans le film et aujourd’hui je ne peux pas l’imaginer sans elle. C’est
la beauté d’un scénario de soixante pages – on peut prendre un détour qui
devient essentiel plutôt que frivole. C’est exactement pour ça que j’aime les
projets sur lesquels on ne réfléchit pas trop. On a passé deux des seize jours
de tournage à tourner avec un personnage qui n’était même pas dans le scénario!
Quand tu tournes un film hollywoodien de 50 millions de dollars, il y a toute
une industrie qui compte sur toit pour respecter le budget et l’emploi du
temps. C’est une façon de faire un film, mais on peut aussi choisir de trouver
de l’argent que les investisseurs n’ont pas trop peur de perdre en faisant un
projet auquel on croit à cent pour cent, le découvrant au fur et à mesure.
C’est ce que j’aime: responsabilité minimum, mais possibilité maximum.
23.
Vos films sont très américains mais semblent
aussi profondément autres, dotés d’une qualité méditative.
24.
Je ne sais pas si Prince avanlanche est aussi américain que ça. Sur le tournage,
j’avais plutôt l’impression d’être en Europe de l’Est. L’humour décalé me
faisait penser à Aki Kaurismaki et son Leningrad
cowboys. Je voulais que le film dépasse une époque ou un lieu particulier.
On avait le film dépasse une époque ou un lieu particulier. On avait le lieu de
tournage avant que je sache ce qu’on allait y filmer: un parc régional tout
près du ranch de Richard Linklater. Je me suis dit que cette région toute
proche, dévastée par un incendie, serait un décor intéressant pour une comédie.
J’y suis allé en février 2012 et j’ai compris qu’on avait jusqu’à mai pour
tourner un film, parce qu’à partir de mai on aurait raté la renaissance de la
nature. On avait deux mois pour trouver l’histoire. Un ami qui savait que je
voulais faire un film avec deux acteurs dans un parc m’a dit qu’un de ses
proches venait de travailler sur Either way [Hafsteinn Gunnar Sigurðjsson, 2011], un film
islandais avec deux acteurs dans la nature. J’ai vu le film pour la première
fois dans l’avion, me demandant déjà comment j’allais en faire le remake. Drôle
de façon de découvrir un film. Mais les islandais aimaient bien l’idée.
Maintenant on va en faire une série, mon assistant réalisateur turc va tourner
un film en Turquie, il y aura une version avec un serial killer coréen...
Entretien réalisé
par Nicholas Elliott à Austin, le 14 mars.
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