1.
J’ai pas sommeil est un film qui semble d’être
l’aboutissement des précédents; ce qui n’était peut-être pas totalement achevé
dans S’en fout la mort s’accomplit ici, la mise en scène des corps, par
exemple, atteint une réelle densité, une plénitude.
2.
Peut-être que ça a pris corps davantage... En
tout cas, il y a davantage de corps dans ce film. Ce n’est pas de l’humour, la
prise de corps c’est vraiment la seule chose qui m’intéresse. C’est assez
intimidant, surtout quand c’est le corps des hommes. Je ne peux pas dire que
j’avais peur du sujet de J’ai pas sommeil mais, du début à la fin, je me suis
posée des questions sur le regard qu’on pouvait porter sur un projet comme
celui-là. Le corps du délit, le corps de Camille, a été évidemment un objet
d’observation, un mystère. Et il fallait le regarder comme ça. Mes doutes et
mes hésitations, je les nourrissais tant que c’était le stade de l’écriture et
de la préparation du film. Mais quand j’ai commencé à chercher des jeunes gens
pour le rôle de Camille, j’ai été face à des corps, et à des corps auxquels
j’allais demander beaucoup. Assez vite, je me suis rendue compte que ce ne
serait pas des comédiens professionnels. Ceux que j’avais vus, même débutants,
étaient déjà trop engagés dans quelque chose pour donner l’impression de
flottement que je cherchais, ils avaient pris la décision d’être comédiens et
je me trouvais face à des hommes alors que je voulais que Camille ait encore un
doute sur ce qu’il était. J’ai cherché dans des boîtes de nuit, pratiquement comme
on drague. En venant ici, j’ai vu dans une cabine téléphonique un grand jeune
homme métis avec une boucle d’oreille et j’ai réalisé que j’avais encore le
réflexe de détailler son image, comme quand je cherchais mon acteur. J’ai passé
tellement de temps à regarder des corps en espérant reconnaître celui de
Camille! Le film n’a pris corps qu’à l’arrivée de Richard Courcet. Il habitait
un foyer et avait entendu parler du film par des copains qui lui avaient
conseillé de tenter sa chance, il n’avait jamais rien tourné.
3.
A l’origine de J’ai pas sommeil, il y a un fait
divers, l’histoire de Thierry Paulin, le tueur de vieilles dames qui fut arrêté
à Paris en 1987.
4.
Oui, mais c’est parti d’une envie vraiment
contradictoire. Je n’ai jamais eu envie de raconter ce fait divers, mais il
s’est trouvé que beaucoup de choses dans ma vie m’y ont ramenée. J’ai croisé
Paulin sans le savoir plein de fois. Quelqu’un avec qui je travaillais sur un
scénario est mort le même jour que Paulin, un 14 avril... Cette histoire
revenait tout le temps alors que je ne la cherchais pas, il y avait beaucoup de
signes. Je ne suis pas attachée aux symboles mais j’ai fini par trouver ça
bizarre. J’avais aussi lu un entretien de Baudrillard parlant de l’affaire
Paulin que j’avais trouvé vraiment intéressant sur l’idée du «serial killer»
dans notre société, sur le fait que cet homme qui a tellement fait parler de
lui dans la presse – avec des titres invraisemblabes à la Une, La France a peur, par exemple – s’est
effacé complètement aujourd’hui, il a disparu. Alors que les grands meurtriers
français sont pratiquement des héros. Paulin n’a jamais eu ce statut. J’ai fait
des recherches, mais j’ai gardé une réserve dans l’écriture, une distance,
c’était impossible pour moi d’imaginer tourner un film strictement sur cette
affaire: Paulin est mort mais son complice est en prison pour vingt ans et sa
mère vit en France. Il n’était pas nécessaire qu’en ouvrant le journal, elle
subisse une deuxième fois l’horreur qu’elle a dû subir au moment des faits.
5.
Le meurtrier n’est pas le centre du film, en
tout cas pas le seul, d’autres histoires, d’autres personnages s’y développent.
A quoi correspond ce désir de multiplier les tracés romanesques?
6.
J’ai compris très vite que la seule façon
d’approcher le mystère de ce type de meurtres, c’était le cercle concentrique.
On a beaucoup utilisé cette image avant moi mais j’ai vraiment pensé au jeu de
l’oie. D’abord parce que c’est le dessin de Paris et de ses arrondissements, et
dans cette histoire il y avait même le case prison. Le film s’est dessiné selon
cette logique, on part des périphériques et on entre progressivement dans la
ville, puis dans le dix-huitième arrondissement. La seule façon de m’approcher
du meutrier qui me semblait correcte – je reviendrai sur ce mot car, en fait,
c’est exactement le contraire de ce que j’ai voulu faire – c’était de le faire
par des relais, des liens du hasard. L’apparition du meurtrier dans la ville,
c’est l’idée du frôlement, des passants, on peut boire un café à côté de lui
sans le savoir. Avec Daïga, le personnage de l’étrangère – qui est déterminant
dans ce genre de construction où il faut bien que quelqu’un arrive de
l’extérieur – ce frôlement devient même physique, leurs doigts se touchent,
comme une passation de relais dans une course, d’autant plus que c’est elle qui
part finalement avec l’argent que Camille a volé aux femmes qu’il a tuées.
7.
Le scénario était-il écrit selon la structure du
film tel qu’il est aujourd’hui? Ou bien avez-vous travaillé les trajectoires
des trois personnages principaux séparément avant de tourner?
8.
Avec Jean-Pol Fargeau, mon co-scénariste, on
s’est effectivement demandé si on allait travailler sur des trajectoires
séparées pour décider ensuite de leurs croisements, mais nous nous sommes
aperçus que c’était beaucoup plus intéressant d’avancer dans l’écriture par
coups de dés, avec les meurtres ni au début ni à la fin, dans un endroit
aléatoire. On a vraiment commencé le scénario par la scène de l’hélicoptère, la
première du film. Mais au moment du tournage, cette construction est devenue
très angoissante, j’avais l’impression que je ne pourrais plus jamais retrouver
cette sensation de la ville et des croisements, qu’elle n’aurait fonctionné que
sur le papier. D’autant que je n’ai pas tourné par ordre chronologique mais par
dates d’acteurs et par décors et en ayant prévu la canicule, un Paris étouffant
– d’où la scène sur les toits, qui reste de cette idée – alors qu’il a plu
presque tout le temps. C’était très important pour moi que beaucoup de scènes
se passent dehors, là où l’on se croise justement: l’été, les gens se frôlent,
restent sur les terrasses des cafés et regardent les autres beaucoup plus qu’en
hiver.
9.
Cette première scène, où deux policiers sont
pris de fou rire dans un hélicoptère, m’a semblé comme l’explosion définitive
d’une énergie euphorique qui ensuite disparaît presque totalement: l’atmosphère
devient plus lourde, plus tendue.
10.
Pour moi, c’était une image presque théâtrale de
la fonction du rire, qui s’accordait avec la manière dont je voyais les
personnages des policiers dans ce film. Comme je voulais que cela garde la
forme d’un jeu, une approche progressive des meurtres, il me semblait que
l’appareil policier ne devait aps procurer le suspense, la tension. Tous les
personnages avancent selon les coups de dés de leur destin et, dans les cases
successives de ce parcours, les policiers ont une fonction concrète, ils
réglent la circulation, ils regardent de l’hélicoptère s’il n’y a pas de
bouchon, et ils sont éventuellement là pour arrêter les tueurs, mais plutôt
d’une façon bonhomme. Ils ne sont pas les moteurs de l’action. C’est d’ailleurs
une des choses qui restent du vrai fait divers, que j’ai un peu oublié au bout
d’un certain temps: l’affaire Paulin est pratiquement une erreur de la police.
Il a échappé pendant des années aux policiers alors qu’il laissait ses
empreintes, et son ou ses complices aussi – il y en avait peut-être un
troisième, ça n’a jamais été élucidé. Paulin a été arrêté parce qu’une de ses
victimes n’est pas morte, a donné une description incroyablement précise des
tueurs qui a permis de faire un portrait robot. C’est un commissaire qui, lors
d’une ronde de routine dans un marché, a vu un garçon correspondant au
signalement, à tout hasard lui a demandé
ses papiers, à tout hasard a fait vérifier ses empreintes, et c’était Paulin.
Je trouvais ça fort car l’arrestation du meurtrier est de la même nature que
ses meurtres, aléatoire.
11.
Ce que le film a sans doute de plus étonnant,
c’est sa manière de laisser les crimes dans une opacité absolue, sans aucune
tentative d’explication, y compris dans le fait de ne pas les dramatiser: les
scènes de meurtres sont impressionnantes parce qu’il n’y a pas d’effets de mise
en scène. Comment cette forme s’est-elle imposée?
12.
A partir du moment où je m’aventurais à l’ombre
de ce grand fait divers, dans ses lointains, le prix à payer était de filmer
les meurtres. C’était compliqué dans ce type de narration d’évoquer la série –
alors que ce n’est pas compliqué pour John Woo. Il fallait qu’il y ait quand
même répétition, froide et inexpliquée. Je suis arrivée
à la solution des deux meurtres pour évoquer la série. Comme on ne peut pas
échapper à ces scènes, on ne peut pas non plus masquer les meurtres derrière
une porte, sous une table, dans un coin, il faut qu’ils soient filmés plein
champ. En même temps, ces scènes interdisent le montage, il faut les filmer en
un seul plan. Sinon, ou c’est dégueulasse ou ce n’est pas très moral, on embellit
le crime. Les meurtres, c’est un travail de mise en scène à part, il
faut se demander comment on va filmer la mort. C’est pour ça que j’aime
beaucoup les films de John Woo, parce que c’est une vraie pensée par rapport à
l’image de la mort.
13.
Dans ces scènes de meurtre, on ne peut pas se
mettre à la place du tueur, qui serait la place d’une éventuelle jouissance
dans la transgression, mais pas non plus à la place des victimes, qui serait
celle d’une condamnation morale ou alors du suspense.
14.
La seule façon de m’approcher des victimes était
de choisir une ou deux autres vieilles dames qui ne seraient pas attaquées mais
potentiellement en danger, des personnages qui relaient l’idée de la victime.
Il était important que la victime soit celle qu’on choisit dans la rue
subitement, sans avoir le temps de réfléchir, sans avoir le temps de l’aimer un
peu, probablement juste parce qu’elle n’est pas trop mal habillée et que
l’immeuble est assez cossu. Je ne pouvais pas être avec la vieille dame avant
le tueur.
15.
Après son arrestation, la presse avait présenté
Thierry Paulin comme un garçon qui amait s’amuser, flambait l’argent qu’il
volait à ses victimes en entretenant une sorte de cour, pour briller, comme
l’exemple d’une jeunesse qui n’attache pas d’importance à la mort et veut faire
la fête. Dans J’ai pas sommeil, même le bénéfice que le meutrier tire de ses
meurtres reste très mystérieux.
16.
Si les mobiles des crimes sont opaques – et à
mon avis ils le sont dans ce cas – je crois que le bénéfice qu’on en tire est
aussi assez opaque. Ce qui intéressait Paulin, c’était d’aller dans des lieux
dits branchés pour côtoyer des gens célèbres. Je me suis demandée s’il y aurait
une scène pour montrer ça dans le film, et cela ne pouvait avoir de sens que si
Camille était assis à côté de vraies célébrités car je ne supporte pas les
scènes où l’on est censé voir du fric à l’image et où tout est truqué, avec de
fausses belles robes, des smokings tocards et des stars bidons. J’ai demandé à
Mylène Farmer, mais sur un scénario pareil les gens refusent et je les
comprends. Jean-Paul Gaultier avait accepté et finalement, je me suis dit que
je n’avais plus envie de ça. Je pouvais par contre imaginer des scènes plus
quotidiennes, comme celle de l’anniversaire de la mère. L’idée même d’une
jeunesse qui ne sait pas ce que c’est que la mort et tue pour trouver les moyens
de s’amuser est opaque. Les deux psychiatres qui ont examiné Paulin, pour
savoir s’il pouvait bénéficier de l’article 64, m’ont dit sur lui des choses
très diverses et mon propre sentiment est encore différent. A Richard Courcet, un
jeune homme de dix-huit ans, qui interprète le meurtrier dans mon film, j’étais
obligée de donner des réponses par rapport à des choses qui le troublaient,
comme la nudité ou le fait de jouer un homosexuel. Mais quand on travaille avec
de la chair, face à un corps, c’est plus fort que tout et ce qui est opaque le
reste parce qu’on ne peut pas demander à quelqu’un de faire de la psychologie
de bazar avec des meurtres et avec la jouissance de l’argent qu’ils rapportent.
C’était impossible pour moi de faire de la psychologie avec cette histoire.
17.
Comment avez-vous dirigé Richard Courcet?
18.
Ce que je ne voulais pas, c’était commencer le
film sans qu’il ait compris qu’il allait peut-être être mal à l’aise à certains
moments. Nous avons donc fait des lectures du scénario ensemble, il fallait
qu’il sache ce qu’il aurait à jouer. Camille, qui était une ramification d’un
fait divers sur le papier, est devenu un vrai jeune homme et là où je ne
pouvais trancher dans l’opaque, je ne voulais pas que ce soit dans l’opaque, je
ne voulais pas que ce soit lui qui tranche avec de faux sentiments. Il ne
fallait pas tenter d’expliquer.
19.
Les autres personnages ont-ils été écrits en
fonction de celui de Camille, le meurtrier?
20.
Dans les faits divers, même quand on lit les
comptes-rendus de procès, l’opacité reste – même avec Touvier, rien ne passe –
et c’est à travers ceux qui l’entourent qu’on parle le plus souvent du
criminel, les témoins, les policiers et surtout les membres de sa famille. Les
autres personnages du film ont tous eu un peu cette fonction. Je me suis
toujours demandée: et si c’était mon frère, ma sœur ou mon enfant? Comment la
chair de sa chair devient un monstre? L’idée du monstre est très vite liée à
celle de l’enfantement – que ce soit dans les journaux où Paulin était, de
fait, présenté comme un monstre, ou dans les pièces de Shakespeare – quelque
chose qui a à voir avec l’idée de la conception. C’était important dans le film
que la mère dise à son fils: «J’aurais dû te tuer dans mon ventre.» J’avais
aussi un peu l’envie que chaque personnage ait ses petits meurtres personnels,
ses petites vacheries, ses petits gestes meurtriers, comme dans ce couple qui
ne se comprend pas au moment crucial.
21.
Tous ces personnages ne voient que Camille, le
monstre est invisible.
22.
Pour moi, le monstre ne se voit pas. S’il y a un
tout petit fil conducteur dans mon travail, c’est que le mal n’est jamais
l’autre, tout est dedans et jamais dehors, ni le bien ni le mal. C’est la seule
chose qui me meut.
23.
Les personnages de J’ai pas sommeil sont
interprétés par des acteurs connus ou inconnus, la distribution donne un
sentiment de liberté et de vérité, avec des compositions étonnantes, comme
celle de Line Renaud.
24.
C’était important de trouver la bonne personne
pour jouer la patronne de l’hôtel qui allait dire, à propos des tueurs, «Ils
sont gentils mais gentils!», car c’est une phrase du fait divers. Je suis allée
voir Line Renaud au théâtre, elle a une énergie positive incroyable, il émane d’elle
quelque chose de rare. Dans la vie, elle a une façon d’empoigner les choses et
les gens qui procure une énergie positive. C’était important que, dans le lieu
où vivent Camille et son ami, quelqu’un dégage cette espèce d’énergie solaire.
25.
Il y a aussi Béatrice Dalle, dans un rôle
secondaire qui est, de sa part, une belle preuve de confiance.
26.
Oui, du coup c’est moi qui n’avais plus
confiance, tellement j’étais terrorisée par l’ampleur du cadeau qu’elle me
faisait. C’est elle qui s’est proposée, après que l’actrice prévue se soit
désistée, une semaine avant le début du tournage, et elle l’a fait d’autant
plus généreusement qu’elle savait que ça nous permettrait d’avoir plus d’argent
de Canal+.
27.
Elle fait exister son personnage en balayant la
dimension anecdotique que son statut pouvait apporter, ce n’est pas une
apparition de star. Et, d’une façon générale, le puzzle de corps que constitue
le film a une grande homogénéité.
28.
Béatrice est vraiment entrée dans l’histoire,
celle des personnages comme celle du tournage, et s’il y a en effet une
homogénité, elle vient de la nature des gens qui ont travaillé dans ce film.
Aucun des comédiens n’a tendance à porter un regard complaisant sur lui-même.
J’aime tous les acteurs du film parce que ce sont de gens fiers. Je n’avais, je
crois, jamais prononcé ce mot de ma vie, et son sens m’est apparu au montage.
Alex Descas, par exemple, (qui joue le rôle du frère de Camille) avait senti
dans le scénario le risque d’être le bon opposé au mauvais, et il trouvait à
juste titre cette idée ridicule. Il a donc constamment ramené son personnage à
la limite de l’antipathie ou de la dureté, et c’était bien. C’est ce qui donne
une cohésion au film. De même pour Katherina Golubeva. Grâce à elle, Daïga
n’est jamais une victime dans le film, je la vois même comme une gymnaste. J’ai découvert Katherina dans un film magnifique, Trois jours, le premier d’un cinéaste de Vilnius, Saruna Bartas, qui est d’ailleurs en train de commencer un nouveau
tournage avec des difficultés de financement.
29.
La fierté est presque un thème du film.
30.
Oui, c’est curieux car autant je peux employer
le mot veule, parce que c’est ce que je déteste, autant celui de fier m’était
étranger et je l’ai vraiment vu apparaître. Puisqu’on parle de mots, j’ai
prononcé tout à l’heure celui de correct. Il me travaille depuis un certain
temps à cause de l’expression «politiquement correct» ou «politiquement
incorrect», qui était constamment présente dans l’idée de ce film. Je sentais
qu’il était impossible qu’on aille vers cette notion, dont la question se
posait évidemment avec ce personnage qui tue plus de vingt vieilles dames, les
êtres les plus fragiles de la société après les enfants, qui est noir,
homosexuel et vaguement drogué. L’inverse absolu de ce que doivent être les
personnages noirs au cinéma selon les schémas du «politiquement correct».
31.
Je pense que la question du «politiquement
correct» est évacuée dans le film, qui n’est pas non plus «politiquement
incorrect»: la question n’est simplement pas valide, c’est ce qui est réussi.
32.
Oui, c’est mieux
d’évacuer carrément cette notion. Pour moi, elle n’est que le corollaire du
racisme. J’ai aimé Philadelphia, mais le gros plan de Denzel Washington avec la
musique de La Callas, quand on attend que la larme apparaisse, est un plan insultant
pour un acteur noir, justement parce qu’il entre dans la catégorie du
«correct».
33.
C’est un peu le problème des derniers films de
Spike Lee qui, à force de vouloir ne donner qu’une image digne, politiquement
correcte, des Noirs rendent cette image assez faible.
34.
Ça les diminue. Quand je
suis allée présenter S’en fout la mort aux États-Unis, une partie du public
noir m’agressait en disant, à propos de la mort de Jocelyn dans le film, que ce
n’était pas bien de montrer un Noir faible et humilié, alors que c’était la
chose la plus proche de Frantz Fanon [] que j’avais trouvée, c’est exactement à
ça qu’il nous mène et il sait de quoi il parle. J’ai l’impression qu’on
est dans une société presque pluls arriérée que celle de 1965, au moment de la
mort de Malcolm X, où les choses étaient exprimées avec violence et avec rage,
où les mots étaient dits. Le côté contenu, plus hurlé d’aujourd’hui me donne
une impression bizarre de recul. Je trouve que c’est
important que les gens puissent hurler, gueuler, tant qu’il y a des douleurs,
alors que les angles se sont arrondis avec cette idée du «correct».
35.
Dans J’ai pas sommeil, la violence est présente,
mais elle est contenue, des choses pourraient éclater, Camille pourrait se
révolter contre son destin.
36.
Je ne raconte justement pas une histoire qui se
passe dans les années 60. Je ne crois pas que Camille pourrait exploser; je ne
suis pas dans une position de cinéaste, ni bien sûr de médecin. Quand il a été
arrêté, Paulin s’est assis et a avoué ses crimes, comme dans le film. Qu’il
n’ait jamais dit que ce n’était pas lui est une chose qui m’a intriguée. Cette
absence de rage fait partie de l’opacité.
37.
Mais la violence qui s’exerce contre les gens
est réelle dans le film, c’est une dureté quotidienne.
38.
C’est une dureté douce en même temps... Le film
décrit des gens qui ont trouvé un mode de vie, je ne crois pas que des rebelles
agissent comme ça. Un sentiment de rage, de rebellion contre la société ne mène
pas à ce type de meurtres. Ils ne peuvent venir que d’une forme de passivité, une
acceptation presque morbide de l’état social où l’on est. Quand j’étais aux
États-Unis, toujours à l’époque de la sortie de S’en fout la mort, j’ai lu dans
un journal de Philadelphie un article sur les problèmes de la délinquance
juvénile; ni les médecins, ni les juges, ni les policiers ne savent plus sur
quel terrain parler avec les adolescents meurtriers parce que la notion de
remords, de regret, n’existe pas pour eux. Comme tout l’appareil de répression
est fondé sur l’idée qu’on doit donner du remords, ils ne savent plus du tout
comment rééduquer ces délinquants. L’article parlait notamment du cas d’un
jeune garçon qui avait tué deux chauffeurs de taxi et qui expliquait qu’il
était non violent, qu’il n’était pas un meurtrier, que c’est le chauffeur de
taxi qui, en refusant de lui donner l’argent, avait cherché à mourir. Le
raisonnement s’inverse, il n’y a pas de désir de rompre la démarcation entre le
bien et le mal, entre le permis et l’interdit, mais au contraire une façon de
vivre à la frontière, dans l’acceptation de la société. C’est pour ça que je
parle de douceur, c’est une forme de soumission. C’est d’ailleurs un peu ce que
disait Baudrillard dans l’entretien dont j’ai parlé, quand il évoquait cette
chose qui ne peut plus faire figure de refus de la société et qui en devient au
contraire presque la part la plus acceptante. Le film m’aurait moins intéressée
si le personnage de Camille avait été une sorte de Robin des Bois moderne car
ce sentiment, cette délinquance-là, je ne les vois nulle part aujourd’hui.
39.
La violence est par exemple chez les voisins: on
ne comprend pas exactement ce qui se passe chez ce couple, mais tout ce qu’on
peut imaginer est assez terrible...
40.
C’est la promiscuité, un peu pour inverser la
fameuse histoire des odeurs sur les paliers. Il y a aussi les bruits. C’est ça
les petits meurtres, comme dans la chanson de Jeanne Moreau sur un texte de
Norge, Le Petit non, que
j’aurais voulu pouvoir mettre dans le film.
41.
Est-ce que vous avez pensé à Fassbinder, qui est
une filiation rare dans le cinéma français, en tournant J’ai pas sommeil?
42.
Nous y avons pensé. Jean-Pol Fargeau et moi,
mais c’est très difficile de se référer à Fassbinder. C’est tellement fort que
j’ai peur d’abîmer la relation que j’ai avec son cinéma si je me mets dans sa
filiation. Comme les filiations avec Cassavetes, qu’on a un peu galvaudées, ont
abîmé d’une certaine façon et l’image qu’on a de Cassavetes et des films qui
ont aujourd’hui cette force. On ne peut pas prendre un morceau du travail de
Fassbinder, c’est trop compact. Il faut y penser, aller revoir les films et
savoir que ça travaille. Ce qui reste, je crois, de l’énergie des films de
Fassbinder, c’est peut-être une forme de lucidité par rapport au désir de ne
pas s’embarquer dans une recherche formelle excessive. C’était important dans
J’ai pas sommeil. Il y avait pas mal de moments où il était tentant de faire
des choses très belles, comme dans la scène du play-back. Ma réaction n’était pas de faire des choses laides mais
de ne pas me laisser aspirer par ça, de rester simple. Il suffit de penser à
Fassbinder et voilà, on reste simple.
43.
Il y a de la séduction quand même dans cette
scène, de la sensualité.
44.
Oui, il y a du désir. C’est une scène où un
homme s’offre aux regards, il faut que ce geste soit senti. Je pensais qu’il
fallait aussi qu’il y ait un peu de danger, qu’on sente que dans l’offrande du
corps, il y a la possibilité des coups. C’est pour ça qu’on parlait de corps,
il faut les aimer on sachant qu’ils ont leur autonomie.
45.
J’ai pas sommeil commence dans un hélicoptère,
comme Short Cuts...
46.
... Je pense souvent aux nouvelles de Carver,
aux courts instants de vie qu’il y raconte, ce n’est pas étranger à ce que
j’aime.
47.
...Ce que le film de Altman peut en tout cas
avoir de commun avec le vôtre, c’est le fait de porter un regard presque
documentaire sur une matière romanesque, avec des moments de pure légèreté,
comme ceux qu’apporte dans J’ai pas sommeil le personnage de Daïga. Le
documentaire et la fiction, ces deux aspects de votre travail, vous les mettez
en relation?
48.
Ce serait difficile de ne pas le faire. Quand on
tourne un documentaire on a envie que ça fictionne et inversement, c’est pour
ça que, dans J’ai pas sommeil, j’avais par exemple cette envie de la canicule
dans Paris, parce qu’il y a quelque chose qui vient dans la ville quand il fait
chaud et qu’on capte, tout d’un coup la ville exhale quelque chose. Cela se
rapproche peut-être d’une envie documentaire. Pour S’en fout la mort, le
travail de caméra à l’épaule que l’on a fait avec Agnès [Godard] était une
façon de se chorégraphier avec les acteurs en essayant de répéter le moins
possible. Ce n’était pas une tentative d’approche documentaire de la fiction
mais l’envie d’être dans l’œil du cyclone et pas à l’extérieur, ce qui était
peut-être un peu le problème du film, être tellement au centre que finalement
il ne se passe plus rien.
49.
Dans J’ai pas sommeil, la dimension documentaire
vient au contraire plutôt d’une mise en scène qui ne souligne pas la tension
mais nous y confronte simplement – on la subit – sans catharsis possible.
50.
C’est ma façon curieuse de m’approcher de la
fiction: je suis, soit dedans, soit dehors. C’est difficile de trouver la place
juste. Je suis assez sensible à l’air du temps. En tournant ce film, je pensais
par exemple souvent aux émissions de Daniel Mermet sur France Inter, Là-bas si j’y suis. Il
fait les reportages dont on rêve. Un jour, par exemple, il est allé dans le RER
demander aux gens ce qu’ils lisaient et pourquoi ils lisaient tel livre plutôt qu’un
autre. Comme c’est quelqu’un d’assez extraordinaire, cela ne reste pas du
cueillage, quelque chose se passe, on finit par tomber sur des personnages
incroyables et pour finir, ce jour-là, sur le conducteur d’un RER qui
expliquait qu’il ne pouvait pas lire dans sa cabine, qu’il n’en avait pas le
droit, mais qu’il aimait lire. Alors, Daniel Mermet sort un livre de son cabas
et commence à lui en lire un passage, c’était Mars de Fritz Zorn. Soudain, la voix du
conducteur du RER rejoint la sienne, il connaissait le texte par cœur. C’était
hallucinant, on était dans un RER qui roulait à l’heure de pointe, avec le
bruit de la machine, c’était magnifique. Des choses comme ça m’émeuvent tant,
que l’abord du romanesque est forcément difficile.
51.
Dans Jacques Rivette, le veilleur, on sentait
que la fiction aurait facilement pu surgir. Cette expérience de travail avec
Serge Daney et Rivette a été importante pour vous?
52.
Oui, ça m’a apporté beaucoup mis ce n’est
peut-être qu’aujourd’hui que je m’en rends compte. Il y a eu franchement une
tentation de fiction mais elle venait de Jacques, je n’aurais pas osé lui
demander de se prêter ça. J’avais fait avec Jacques les repérages d’un film
qu’il n’a jamais pu terminer, Marie et Julien,
avec Albert Finney et Leslie Caron, dont il parle dans le numéro des Cahiers de Wenders. C’était le troisième
volet des Filles du feu [dont les
premiers sont Duelle et Noroît], Albert Finney était un
horlonger et Leslie Caron, un fantôme qui revenait. Quand on a commencé les
repérages du Veilleur; c’était l’été
à Paris, et j’ai senti que Jacques voulait, non pas qu’on fasse Marie et Julien, mais qu’on retrouve un
peu comme un travail de préparation de film. Nous sommes allés sur les décors
qu’il avait voulu pour Marie et Julien.
Nous avons tourné des séquences de faux repérages où il cite Renoir, Agnès
filmait, je conduisais une voiture, on était en train de faire un film! C’était
fou. Il y avait bien sûr aussi la densité de la nuit qui a créé cet espace fictionnel.
53.
Vous avez été assistante, notamment de Wenders,
avant de passer à la réalisation. C’était par volonté d’apprendre le métier de
cinéaste ou d’abord pour gagner votre vie?
54.
J’ai été assistante de Wenders mais aussi de
Bertrand van Effenterre, Dusan Makavejev, Robert Enrico, Costa-Gavras et
assistante de Jacques. C’était une démarche très aléatoire. D’abord, je voulais
gagner ma vie. Pendant toute une période, j’ai pensé que j’avais eu tort de
faire l’IDHEC et de vouloir faire des films parce qu’en fait je voulais faire
autre chose. En parlant avec Jacques, puis en travaillant sur Paris Texas, qui a été un film avec plein de problèmes de production
résolus les uns après la dernière minute, je me suis aperçue que dans certaines
conditions, je pourrais accepter de faire des films sans souffrir trop de ce
que je croyais être l’état de la production. Je me racontais beaucoup
d’histoires sur les rapports à la production. Au bout d’un moment, j’ai eu le
sentiment d’apprendre, pas à faire des films mais à comprendre comment on
pouvait trouver sa place par rapport à la production, trouver sa liberté. A mon
avis, ce n’est pas la peine d’être assistant pour comprendre ça, mais c’est
passé par là pour moi.
55.
Votre parcours de cinéaste fait le lien entre
différents types de films, documentaires ou fictions, courts, moyens et longs,
pour le cinéma ou la télévision, le prochain étant une fiction pour Arte dans
la série Tous les Garçons et filles de
leur âge. Cette diversité est assez rare dans le cinéma français, et vous
tournez beaucoup, ce qui n’est pas courant non plus. Il y a même dans votre
filmographie un titre dont on ne sait rien, Keep
it for yourself. De quoi s’agit-il?
56.
C’est un film de fiction tourné à New York en
anglais avec Sophie Simon. C’était presque une blague: des Japonais avaient
demandé à Kies
Kassender, le producteur de Greenaway, de produire des spots
publicitaires pour une marque de voitures japonaises. On lui donnait beaucoup
d’argent pour ça et il a eu l’idée de faire un long métrage de trois fois une
demi-heure, avec un cinéaste japonais, Alejandro Agresti et moi. Le film est
sorti au Japon, je n’ai jamais vu les deux autres parties. La mienne va passer
je crois sur Arte dans une soirée thématique sur New York, c’est un drôle de
parcours. mais je ne tourne pas vraiment beaucoup. J’ai pas sommeil, je l’ai
tourné avec un an de retard, pendant lequel je n’ai pas fait grand-chose.
57.
L’ensemble de vos films ne donne pas
l’impression d’un désir de forcer la reconnaissance et la progression de ce
qu’on peut appeler une carrière, ce dont le cinéma français fournit pas mal
d’exemples. On a au contraire le sentiment d’une liberté, affirmée par des
choix très personnels...
58.
Je ne suis pas indépendante au point de pouvoir
dire je suis comme ça, je fais ce que
j’ai envie de faire. C’est plus compliqué. Je suis quand même mue par des
idées directrices, alors j’essaie d’aller avec liberté dans ce qui me touche,
mais je m’oblige à franchir des étapes. Je ne peux pas dire que je me sens tout
le temps dans un espace libre où je vaque d’un fruit à l’autre... je ne le vis
pas comme ça. Je le vis comme une quête.
59.
Mais pas comme une compétition.
60.
Non, franchement je ne peux pas. Je n’aime pas
quand on compare les films, quand on les met au-dessus les uns des autres.
C’est vrai qu’il y en a que je déteste et d’autres que j’aime énormément, mais
j’essaie de ne pas faire de classement. Pour le cinéma, il y a une sanction
terrible, ce sont les entrées. Cela suffit. Et il y une idée un peu mondaine
dans la compétition.
61.
L’idée qu’être cinéaste aujoud’hui donne
d’emblée un statut social.
62.
Oui, c’est drôle car je m’en suis aperçue il n’y
a pas longtemps, en faisant le générique de J’ai pas sommeil. Les maquettes arrivent
dans la salle de montage et je vois Un film de... Tout d’un coup, je n’en
pouvais plus de voir cette formule. Maintenant, je préfère réalisation. Ce n’est pas par humilité. Il y a beaucoup de jours,
de semaines et de mois qui passent pour faire un film, beaucoup de doutes
aussi. Réalisation, c’est concret. Un film
de, c’est comme la cellophane sur les
bouquets.
Entretien réalisé par Thierry Jousse et Frédéric Strauss.
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