Wednesday, February 11, 2015

ClaireDenis. Entretien. J'aiPasSommeil1994. Cahiers du Cinéma. n. 479. mai 1994.


1.      J’ai pas sommeil est un film qui semble d’être l’aboutissement des précédents; ce qui n’était peut-être pas totalement achevé dans S’en fout la mort s’accomplit ici, la mise en scène des corps, par exemple, atteint une réelle densité, une plénitude.
2.      Peut-être que ça a pris corps davantage... En tout cas, il y a davantage de corps dans ce film. Ce n’est pas de l’humour, la prise de corps c’est vraiment la seule chose qui m’intéresse. C’est assez intimidant, surtout quand c’est le corps des hommes. Je ne peux pas dire que j’avais peur du sujet de J’ai pas sommeil mais, du début à la fin, je me suis posée des questions sur le regard qu’on pouvait porter sur un projet comme celui-là. Le corps du délit, le corps de Camille, a été évidemment un objet d’observation, un mystère. Et il fallait le regarder comme ça. Mes doutes et mes hésitations, je les nourrissais tant que c’était le stade de l’écriture et de la préparation du film. Mais quand j’ai commencé à chercher des jeunes gens pour le rôle de Camille, j’ai été face à des corps, et à des corps auxquels j’allais demander beaucoup. Assez vite, je me suis rendue compte que ce ne serait pas des comédiens professionnels. Ceux que j’avais vus, même débutants, étaient déjà trop engagés dans quelque chose pour donner l’impression de flottement que je cherchais, ils avaient pris la décision d’être comédiens et je me trouvais face à des hommes alors que je voulais que Camille ait encore un doute sur ce qu’il était. J’ai cherché dans des boîtes de nuit, pratiquement comme on drague. En venant ici, j’ai vu dans une cabine téléphonique un grand jeune homme métis avec une boucle d’oreille et j’ai réalisé que j’avais encore le réflexe de détailler son image, comme quand je cherchais mon acteur. J’ai passé tellement de temps à regarder des corps en espérant reconnaître celui de Camille! Le film n’a pris corps qu’à l’arrivée de Richard Courcet. Il habitait un foyer et avait entendu parler du film par des copains qui lui avaient conseillé de tenter sa chance, il n’avait jamais rien tourné.
3.      A l’origine de J’ai pas sommeil, il y a un fait divers, l’histoire de Thierry Paulin, le tueur de vieilles dames qui fut arrêté à Paris en 1987.
4.      Oui, mais c’est parti d’une envie vraiment contradictoire. Je n’ai jamais eu envie de raconter ce fait divers, mais il s’est trouvé que beaucoup de choses dans ma vie m’y ont ramenée. J’ai croisé Paulin sans le savoir plein de fois. Quelqu’un avec qui je travaillais sur un scénario est mort le même jour que Paulin, un 14 avril... Cette histoire revenait tout le temps alors que je ne la cherchais pas, il y avait beaucoup de signes. Je ne suis pas attachée aux symboles mais j’ai fini par trouver ça bizarre. J’avais aussi lu un entretien de Baudrillard parlant de l’affaire Paulin que j’avais trouvé vraiment intéressant sur l’idée du «serial killer» dans notre société, sur le fait que cet homme qui a tellement fait parler de lui dans la presse – avec des titres invraisemblabes à la Une, La France a peur, par exemple – s’est effacé complètement aujourd’hui, il a disparu. Alors que les grands meurtriers français sont pratiquement des héros. Paulin n’a jamais eu ce statut. J’ai fait des recherches, mais j’ai gardé une réserve dans l’écriture, une distance, c’était impossible pour moi d’imaginer tourner un film strictement sur cette affaire: Paulin est mort mais son complice est en prison pour vingt ans et sa mère vit en France. Il n’était pas nécessaire qu’en ouvrant le journal, elle subisse une deuxième fois l’horreur qu’elle a dû subir au moment des faits.
5.      Le meurtrier n’est pas le centre du film, en tout cas pas le seul, d’autres histoires, d’autres personnages s’y développent. A quoi correspond ce désir de multiplier les tracés romanesques?
6.      J’ai compris très vite que la seule façon d’approcher le mystère de ce type de meurtres, c’était le cercle concentrique. On a beaucoup utilisé cette image avant moi mais j’ai vraiment pensé au jeu de l’oie. D’abord parce que c’est le dessin de Paris et de ses arrondissements, et dans cette histoire il y avait même le case prison. Le film s’est dessiné selon cette logique, on part des périphériques et on entre progressivement dans la ville, puis dans le dix-huitième arrondissement. La seule façon de m’approcher du meutrier qui me semblait correcte – je reviendrai sur ce mot car, en fait, c’est exactement le contraire de ce que j’ai voulu faire – c’était de le faire par des relais, des liens du hasard. L’apparition du meurtrier dans la ville, c’est l’idée du frôlement, des passants, on peut boire un café à côté de lui sans le savoir. Avec Daïga, le personnage de l’étrangère – qui est déterminant dans ce genre de construction où il faut bien que quelqu’un arrive de l’extérieur – ce frôlement devient même physique, leurs doigts se touchent, comme une passation de relais dans une course, d’autant plus que c’est elle qui part finalement avec l’argent que Camille a volé aux femmes qu’il a tuées.
7.      Le scénario était-il écrit selon la structure du film tel qu’il est aujourd’hui? Ou bien avez-vous travaillé les trajectoires des trois personnages principaux séparément avant de tourner?
8.      Avec Jean-Pol Fargeau, mon co-scénariste, on s’est effectivement demandé si on allait travailler sur des trajectoires séparées pour décider ensuite de leurs croisements, mais nous nous sommes aperçus que c’était beaucoup plus intéressant d’avancer dans l’écriture par coups de dés, avec les meurtres ni au début ni à la fin, dans un endroit aléatoire. On a vraiment commencé le scénario par la scène de l’hélicoptère, la première du film. Mais au moment du tournage, cette construction est devenue très angoissante, j’avais l’impression que je ne pourrais plus jamais retrouver cette sensation de la ville et des croisements, qu’elle n’aurait fonctionné que sur le papier. D’autant que je n’ai pas tourné par ordre chronologique mais par dates d’acteurs et par décors et en ayant prévu la canicule, un Paris étouffant – d’où la scène sur les toits, qui reste de cette idée – alors qu’il a plu presque tout le temps. C’était très important pour moi que beaucoup de scènes se passent dehors, là où l’on se croise justement: l’été, les gens se frôlent, restent sur les terrasses des cafés et regardent les autres beaucoup plus qu’en hiver.
9.      Cette première scène, où deux policiers sont pris de fou rire dans un hélicoptère, m’a semblé comme l’explosion définitive d’une énergie euphorique qui ensuite disparaît presque totalement: l’atmosphère devient plus lourde, plus tendue.
10.   Pour moi, c’était une image presque théâtrale de la fonction du rire, qui s’accordait avec la manière dont je voyais les personnages des policiers dans ce film. Comme je voulais que cela garde la forme d’un jeu, une approche progressive des meurtres, il me semblait que l’appareil policier ne devait aps procurer le suspense, la tension. Tous les personnages avancent selon les coups de dés de leur destin et, dans les cases successives de ce parcours, les policiers ont une fonction concrète, ils réglent la circulation, ils regardent de l’hélicoptère s’il n’y a pas de bouchon, et ils sont éventuellement là pour arrêter les tueurs, mais plutôt d’une façon bonhomme. Ils ne sont pas les moteurs de l’action. C’est d’ailleurs une des choses qui restent du vrai fait divers, que j’ai un peu oublié au bout d’un certain temps: l’affaire Paulin est pratiquement une erreur de la police. Il a échappé pendant des années aux policiers alors qu’il laissait ses empreintes, et son ou ses complices aussi – il y en avait peut-être un troisième, ça n’a jamais été élucidé. Paulin a été arrêté parce qu’une de ses victimes n’est pas morte, a donné une description incroyablement précise des tueurs qui a permis de faire un portrait robot. C’est un commissaire qui, lors d’une ronde de routine dans un marché, a vu un garçon correspondant au signalement, à tout hasard lui  a demandé ses papiers, à tout hasard a fait vérifier ses empreintes, et c’était Paulin. Je trouvais ça fort car l’arrestation du meurtrier est de la même nature que ses meurtres, aléatoire.
11.   Ce que le film a sans doute de plus étonnant, c’est sa manière de laisser les crimes dans une opacité absolue, sans aucune tentative d’explication, y compris dans le fait de ne pas les dramatiser: les scènes de meurtres sont impressionnantes parce qu’il n’y a pas d’effets de mise en scène. Comment cette forme s’est-elle imposée?
12.   A partir du moment où je m’aventurais à l’ombre de ce grand fait divers, dans ses lointains, le prix à payer était de filmer les meurtres. C’était compliqué dans ce type de narration d’évoquer la série – alors que ce n’est pas compliqué pour John Woo. Il fallait qu’il y ait quand même répétition, froide et inexpliquée. Je suis arrivée à la solution des deux meurtres pour évoquer la série. Comme on ne peut pas échapper à ces scènes, on ne peut pas non plus masquer les meurtres derrière une porte, sous une table, dans un coin, il faut qu’ils soient filmés plein champ. En même temps, ces scènes interdisent le montage, il faut les filmer en un seul plan. Sinon, ou c’est dégueulasse ou ce n’est pas très moral, on embellit le crime. Les meurtres, c’est un travail de mise en scène à part, il faut se demander comment on va filmer la mort. C’est pour ça que j’aime beaucoup les films de John Woo, parce que c’est une vraie pensée par rapport à l’image de la mort.
13.   Dans ces scènes de meurtre, on ne peut pas se mettre à la place du tueur, qui serait la place d’une éventuelle jouissance dans la transgression, mais pas non plus à la place des victimes, qui serait celle d’une condamnation morale ou alors du suspense.
14.   La seule façon de m’approcher des victimes était de choisir une ou deux autres vieilles dames qui ne seraient pas attaquées mais potentiellement en danger, des personnages qui relaient l’idée de la victime. Il était important que la victime soit celle qu’on choisit dans la rue subitement, sans avoir le temps de réfléchir, sans avoir le temps de l’aimer un peu, probablement juste parce qu’elle n’est pas trop mal habillée et que l’immeuble est assez cossu. Je ne pouvais pas être avec la vieille dame avant le tueur.
15.   Après son arrestation, la presse avait présenté Thierry Paulin comme un garçon qui amait s’amuser, flambait l’argent qu’il volait à ses victimes en entretenant une sorte de cour, pour briller, comme l’exemple d’une jeunesse qui n’attache pas d’importance à la mort et veut faire la fête. Dans J’ai pas sommeil, même le bénéfice que le meutrier tire de ses meurtres reste très mystérieux.
16.   Si les mobiles des crimes sont opaques – et à mon avis ils le sont dans ce cas – je crois que le bénéfice qu’on en tire est aussi assez opaque. Ce qui intéressait Paulin, c’était d’aller dans des lieux dits branchés pour côtoyer des gens célèbres. Je me suis demandée s’il y aurait une scène pour montrer ça dans le film, et cela ne pouvait avoir de sens que si Camille était assis à côté de vraies célébrités car je ne supporte pas les scènes où l’on est censé voir du fric à l’image et où tout est truqué, avec de fausses belles robes, des smokings tocards et des stars bidons. J’ai demandé à Mylène Farmer, mais sur un scénario pareil les gens refusent et je les comprends. Jean-Paul Gaultier avait accepté et finalement, je me suis dit que je n’avais plus envie de ça. Je pouvais par contre imaginer des scènes plus quotidiennes, comme celle de l’anniversaire de la mère. L’idée même d’une jeunesse qui ne sait pas ce que c’est que la mort et tue pour trouver les moyens de s’amuser est opaque. Les deux psychiatres qui ont examiné Paulin, pour savoir s’il pouvait bénéficier de l’article 64, m’ont dit sur lui des choses très diverses et mon propre sentiment est encore différent. A Richard Courcet, un jeune homme de dix-huit ans, qui interprète le meurtrier dans mon film, j’étais obligée de donner des réponses par rapport à des choses qui le troublaient, comme la nudité ou le fait de jouer un homosexuel. Mais quand on travaille avec de la chair, face à un corps, c’est plus fort que tout et ce qui est opaque le reste parce qu’on ne peut pas demander à quelqu’un de faire de la psychologie de bazar avec des meurtres et avec la jouissance de l’argent qu’ils rapportent. C’était impossible pour moi de faire de la psychologie avec cette histoire.
17.   Comment avez-vous dirigé Richard Courcet?
18.   Ce que je ne voulais pas, c’était commencer le film sans qu’il ait compris qu’il allait peut-être être mal à l’aise à certains moments. Nous avons donc fait des lectures du scénario ensemble, il fallait qu’il sache ce qu’il aurait à jouer. Camille, qui était une ramification d’un fait divers sur le papier, est devenu un vrai jeune homme et là où je ne pouvais trancher dans l’opaque, je ne voulais pas que ce soit dans l’opaque, je ne voulais pas que ce soit lui qui tranche avec de faux sentiments. Il ne fallait pas tenter d’expliquer.
19.   Les autres personnages ont-ils été écrits en fonction de celui de Camille, le meurtrier?
20.   Dans les faits divers, même quand on lit les comptes-rendus de procès, l’opacité reste – même avec Touvier, rien ne passe – et c’est à travers ceux qui l’entourent qu’on parle le plus souvent du criminel, les témoins, les policiers et surtout les membres de sa famille. Les autres personnages du film ont tous eu un peu cette fonction. Je me suis toujours demandée: et si c’était mon frère, ma sœur ou mon enfant? Comment la chair de sa chair devient un monstre? L’idée du monstre est très vite liée à celle de l’enfantement – que ce soit dans les journaux où Paulin était, de fait, présenté comme un monstre, ou dans les pièces de Shakespeare – quelque chose qui a à voir avec l’idée de la conception. C’était important dans le film que la mère dise à son fils: «J’aurais dû te tuer dans mon ventre.» J’avais aussi un peu l’envie que chaque personnage ait ses petits meurtres personnels, ses petites vacheries, ses petits gestes meurtriers, comme dans ce couple qui ne se comprend pas au moment crucial.
21.   Tous ces personnages ne voient que Camille, le monstre est invisible.
22.   Pour moi, le monstre ne se voit pas. S’il y a un tout petit fil conducteur dans mon travail, c’est que le mal n’est jamais l’autre, tout est dedans et jamais dehors, ni le bien ni le mal. C’est la seule chose qui me meut.
23.   Les personnages de J’ai pas sommeil sont interprétés par des acteurs connus ou inconnus, la distribution donne un sentiment de liberté et de vérité, avec des compositions étonnantes, comme celle de Line Renaud.
24.   C’était important de trouver la bonne personne pour jouer la patronne de l’hôtel qui allait dire, à propos des tueurs, «Ils sont gentils mais gentils!», car c’est une phrase du fait divers. Je suis allée voir Line Renaud au théâtre, elle a une énergie positive incroyable, il émane d’elle quelque chose de rare. Dans la vie, elle a une façon d’empoigner les choses et les gens qui procure une énergie positive. C’était important que, dans le lieu où vivent Camille et son ami, quelqu’un dégage cette espèce d’énergie solaire.
25.   Il y a aussi Béatrice Dalle, dans un rôle secondaire qui est, de sa part, une belle preuve de confiance.
26.   Oui, du coup c’est moi qui n’avais plus confiance, tellement j’étais terrorisée par l’ampleur du cadeau qu’elle me faisait. C’est elle qui s’est proposée, après que l’actrice prévue se soit désistée, une semaine avant le début du tournage, et elle l’a fait d’autant plus généreusement qu’elle savait que ça nous permettrait d’avoir plus d’argent de Canal+.
27.   Elle fait exister son personnage en balayant la dimension anecdotique que son statut pouvait apporter, ce n’est pas une apparition de star. Et, d’une façon générale, le puzzle de corps que constitue le film a une grande homogénéité.
28.   Béatrice est vraiment entrée dans l’histoire, celle des personnages comme celle du tournage, et s’il y a en effet une homogénité, elle vient de la nature des gens qui ont travaillé dans ce film. Aucun des comédiens n’a tendance à porter un regard complaisant sur lui-même. J’aime tous les acteurs du film parce que ce sont de gens fiers. Je n’avais, je crois, jamais prononcé ce mot de ma vie, et son sens m’est apparu au montage. Alex Descas, par exemple, (qui joue le rôle du frère de Camille) avait senti dans le scénario le risque d’être le bon opposé au mauvais, et il trouvait à juste titre cette idée ridicule. Il a donc constamment ramené son personnage à la limite de l’antipathie ou de la dureté, et c’était bien. C’est ce qui donne une cohésion au film. De même pour Katherina Golubeva. Grâce à elle, Daïga n’est jamais une victime dans le film, je la vois même comme une gymnaste. J’ai découvert Katherina dans un film magnifique, Trois jours, le premier d’un cinéaste de Vilnius, Saruna Bartas, qui est d’ailleurs en train de commencer un nouveau tournage avec des difficultés de financement.
29.   La fierté est presque un thème du film.
30.   Oui, c’est curieux car autant je peux employer le mot veule, parce que c’est ce que je déteste, autant celui de fier m’était étranger et je l’ai vraiment vu apparaître. Puisqu’on parle de mots, j’ai prononcé tout à l’heure celui de correct. Il me travaille depuis un certain temps à cause de l’expression «politiquement correct» ou «politiquement incorrect», qui était constamment présente dans l’idée de ce film. Je sentais qu’il était impossible qu’on aille vers cette notion, dont la question se posait évidemment avec ce personnage qui tue plus de vingt vieilles dames, les êtres les plus fragiles de la société après les enfants, qui est noir, homosexuel et vaguement drogué. L’inverse absolu de ce que doivent être les personnages noirs au cinéma selon les schémas du «politiquement correct».
31.   Je pense que la question du «politiquement correct» est évacuée dans le film, qui n’est pas non plus «politiquement incorrect»: la question n’est simplement pas valide, c’est ce qui est réussi.
32.   Oui, c’est mieux d’évacuer carrément cette notion. Pour moi, elle n’est que le corollaire du racisme. J’ai aimé Philadelphia, mais le gros plan de Denzel Washington avec la musique de La Callas, quand on attend que la larme apparaisse, est un plan insultant pour un acteur noir, justement parce qu’il entre dans la catégorie du «correct».
33.   C’est un peu le problème des derniers films de Spike Lee qui, à force de vouloir ne donner qu’une image digne, politiquement correcte, des Noirs rendent cette image assez faible.
34.   Ça les diminue. Quand je suis allée présenter S’en fout la mort aux États-Unis, une partie du public noir m’agressait en disant, à propos de la mort de Jocelyn dans le film, que ce n’était pas bien de montrer un Noir faible et humilié, alors que c’était la chose la plus proche de Frantz Fanon [] que j’avais trouvée, c’est exactement à ça qu’il nous mène et il sait de quoi il parle. J’ai l’impression qu’on est dans une société presque pluls arriérée que celle de 1965, au moment de la mort de Malcolm X, où les choses étaient exprimées avec violence et avec rage, où les mots étaient dits. Le côté contenu, plus hurlé d’aujourd’hui me donne une impression bizarre de recul. Je trouve que c’est important que les gens puissent hurler, gueuler, tant qu’il y a des douleurs, alors que les angles se sont arrondis avec cette idée du «correct».
35.   Dans J’ai pas sommeil, la violence est présente, mais elle est contenue, des choses pourraient éclater, Camille pourrait se révolter contre son destin.
36.   Je ne raconte justement pas une histoire qui se passe dans les années 60. Je ne crois pas que Camille pourrait exploser; je ne suis pas dans une position de cinéaste, ni bien sûr de médecin. Quand il a été arrêté, Paulin s’est assis et a avoué ses crimes, comme dans le film. Qu’il n’ait jamais dit que ce n’était pas lui est une chose qui m’a intriguée. Cette absence de rage fait partie de l’opacité.
37.   Mais la violence qui s’exerce contre les gens est réelle dans le film, c’est une dureté quotidienne.
38.   C’est une dureté douce en même temps... Le film décrit des gens qui ont trouvé un mode de vie, je ne crois pas que des rebelles agissent comme ça. Un sentiment de rage, de rebellion contre la société ne mène pas à ce type de meurtres. Ils ne peuvent venir que d’une forme de passivité, une acceptation presque morbide de l’état social où l’on est. Quand j’étais aux États-Unis, toujours à l’époque de la sortie de S’en fout la mort, j’ai lu dans un journal de Philadelphie un article sur les problèmes de la délinquance juvénile; ni les médecins, ni les juges, ni les policiers ne savent plus sur quel terrain parler avec les adolescents meurtriers parce que la notion de remords, de regret, n’existe pas pour eux. Comme tout l’appareil de répression est fondé sur l’idée qu’on doit donner du remords, ils ne savent plus du tout comment rééduquer ces délinquants. L’article parlait notamment du cas d’un jeune garçon qui avait tué deux chauffeurs de taxi et qui expliquait qu’il était non violent, qu’il n’était pas un meurtrier, que c’est le chauffeur de taxi qui, en refusant de lui donner l’argent, avait cherché à mourir. Le raisonnement s’inverse, il n’y a pas de désir de rompre la démarcation entre le bien et le mal, entre le permis et l’interdit, mais au contraire une façon de vivre à la frontière, dans l’acceptation de la société. C’est pour ça que je parle de douceur, c’est une forme de soumission. C’est d’ailleurs un peu ce que disait Baudrillard dans l’entretien dont j’ai parlé, quand il évoquait cette chose qui ne peut plus faire figure de refus de la société et qui en devient au contraire presque la part la plus acceptante. Le film m’aurait moins intéressée si le personnage de Camille avait été une sorte de Robin des Bois moderne car ce sentiment, cette délinquance-là, je ne les vois nulle part aujourd’hui.
39.   La violence est par exemple chez les voisins: on ne comprend pas exactement ce qui se passe chez ce couple, mais tout ce qu’on peut imaginer est assez terrible...
40.   C’est la promiscuité, un peu pour inverser la fameuse histoire des odeurs sur les paliers. Il y a aussi les bruits. C’est ça les petits meurtres, comme dans la chanson de Jeanne Moreau sur un texte de Norge, Le Petit non, que j’aurais voulu pouvoir mettre dans le film.
41.   Est-ce que vous avez pensé à Fassbinder, qui est une filiation rare dans le cinéma français, en tournant J’ai pas sommeil?
42.   Nous y avons pensé. Jean-Pol Fargeau et moi, mais c’est très difficile de se référer à Fassbinder. C’est tellement fort que j’ai peur d’abîmer la relation que j’ai avec son cinéma si je me mets dans sa filiation. Comme les filiations avec Cassavetes, qu’on a un peu galvaudées, ont abîmé d’une certaine façon et l’image qu’on a de Cassavetes et des films qui ont aujourd’hui cette force. On ne peut pas prendre un morceau du travail de Fassbinder, c’est trop compact. Il faut y penser, aller revoir les films et savoir que ça travaille. Ce qui reste, je crois, de l’énergie des films de Fassbinder, c’est peut-être une forme de lucidité par rapport au désir de ne pas s’embarquer dans une recherche formelle excessive. C’était important dans J’ai pas sommeil. Il y avait pas mal de moments où il était tentant de faire des choses très belles, comme dans la scène du play-back. Ma réaction n’était pas de faire des choses laides mais de ne pas me laisser aspirer par ça, de rester simple. Il suffit de penser à Fassbinder et voilà, on reste simple.
43.   Il y a de la séduction quand même dans cette scène, de la sensualité.
44.   Oui, il y a du désir. C’est une scène où un homme s’offre aux regards, il faut que ce geste soit senti. Je pensais qu’il fallait aussi qu’il y ait un peu de danger, qu’on sente que dans l’offrande du corps, il y a la possibilité des coups. C’est pour ça qu’on parlait de corps, il faut les aimer on sachant qu’ils ont leur autonomie.
45.   J’ai pas sommeil commence dans un hélicoptère, comme Short Cuts...
46.   ... Je pense souvent aux nouvelles de Carver, aux courts instants de vie qu’il y raconte, ce n’est pas étranger à ce que j’aime.
47.   ...Ce que le film de Altman peut en tout cas avoir de commun avec le vôtre, c’est le fait de porter un regard presque documentaire sur une matière romanesque, avec des moments de pure légèreté, comme ceux qu’apporte dans J’ai pas sommeil le personnage de Daïga. Le documentaire et la fiction, ces deux aspects de votre travail, vous les mettez en relation?
48.   Ce serait difficile de ne pas le faire. Quand on tourne un documentaire on a envie que ça fictionne et inversement, c’est pour ça que, dans J’ai pas sommeil, j’avais par exemple cette envie de la canicule dans Paris, parce qu’il y a quelque chose qui vient dans la ville quand il fait chaud et qu’on capte, tout d’un coup la ville exhale quelque chose. Cela se rapproche peut-être d’une envie documentaire. Pour S’en fout la mort, le travail de caméra à l’épaule que l’on a fait avec Agnès [Godard] était une façon de se chorégraphier avec les acteurs en essayant de répéter le moins possible. Ce n’était pas une tentative d’approche documentaire de la fiction mais l’envie d’être dans l’œil du cyclone et pas à l’extérieur, ce qui était peut-être un peu le problème du film, être tellement au centre que finalement il ne se passe plus rien.
49.   Dans J’ai pas sommeil, la dimension documentaire vient au contraire plutôt d’une mise en scène qui ne souligne pas la tension mais nous y confronte simplement – on la subit – sans catharsis possible.
50.   C’est ma façon curieuse de m’approcher de la fiction: je suis, soit dedans, soit dehors. C’est difficile de trouver la place juste. Je suis assez sensible à l’air du temps. En tournant ce film, je pensais par exemple souvent aux émissions de Daniel Mermet sur France Inter, Là-bas si j’y suis. Il fait les reportages dont on rêve. Un jour, par exemple, il est allé dans le RER demander aux gens ce qu’ils lisaient et pourquoi ils lisaient tel livre plutôt qu’un autre. Comme c’est quelqu’un d’assez extraordinaire, cela ne reste pas du cueillage, quelque chose se passe, on finit par tomber sur des personnages incroyables et pour finir, ce jour-là, sur le conducteur d’un RER qui expliquait qu’il ne pouvait pas lire dans sa cabine, qu’il n’en avait pas le droit, mais qu’il aimait lire. Alors, Daniel Mermet sort un livre de son cabas et commence à lui en lire un passage, c’était Mars de Fritz Zorn. Soudain, la voix du conducteur du RER rejoint la sienne, il connaissait le texte par cœur. C’était hallucinant, on était dans un RER qui roulait à l’heure de pointe, avec le bruit de la machine, c’était magnifique. Des choses comme ça m’émeuvent tant, que l’abord du romanesque est forcément difficile.
51.   Dans Jacques Rivette, le veilleur, on sentait que la fiction aurait facilement pu surgir. Cette expérience de travail avec Serge Daney et Rivette a été importante pour vous?
52.   Oui, ça m’a apporté beaucoup mis ce n’est peut-être qu’aujourd’hui que je m’en rends compte. Il y a eu franchement une tentation de fiction mais elle venait de Jacques, je n’aurais pas osé lui demander de se prêter ça. J’avais fait avec Jacques les repérages d’un film qu’il n’a jamais pu terminer, Marie et Julien, avec Albert Finney et Leslie Caron, dont il parle dans le numéro des Cahiers de Wenders. C’était le troisième volet des Filles du feu [dont les premiers sont Duelle et Noroît], Albert Finney était un horlonger et Leslie Caron, un fantôme qui revenait. Quand on a commencé les repérages du Veilleur; c’était l’été à Paris, et j’ai senti que Jacques voulait, non pas qu’on fasse Marie et Julien, mais qu’on retrouve un peu comme un travail de préparation de film. Nous sommes allés sur les décors qu’il avait voulu pour Marie et Julien. Nous avons tourné des séquences de faux repérages où il cite Renoir, Agnès filmait, je conduisais une voiture, on était en train de faire un film! C’était fou. Il y avait bien sûr aussi la densité de la nuit qui a créé cet espace fictionnel.
53.   Vous avez été assistante, notamment de Wenders, avant de passer à la réalisation. C’était par volonté d’apprendre le métier de cinéaste ou d’abord pour gagner votre vie?
54.   J’ai été assistante de Wenders mais aussi de Bertrand van Effenterre, Dusan Makavejev, Robert Enrico, Costa-Gavras et assistante de Jacques. C’était une démarche très aléatoire. D’abord, je voulais gagner ma vie. Pendant toute une période, j’ai pensé que j’avais eu tort de faire l’IDHEC et de vouloir faire des films parce qu’en fait je voulais faire autre chose. En parlant avec Jacques, puis en travaillant sur Paris Texas, qui a été un film avec plein de problèmes de production résolus les uns après la dernière minute, je me suis aperçue que dans certaines conditions, je pourrais accepter de faire des films sans souffrir trop de ce que je croyais être l’état de la production. Je me racontais beaucoup d’histoires sur les rapports à la production. Au bout d’un moment, j’ai eu le sentiment d’apprendre, pas à faire des films mais à comprendre comment on pouvait trouver sa place par rapport à la production, trouver sa liberté. A mon avis, ce n’est pas la peine d’être assistant pour comprendre ça, mais c’est passé par là pour moi.
55.   Votre parcours de cinéaste fait le lien entre différents types de films, documentaires ou fictions, courts, moyens et longs, pour le cinéma ou la télévision, le prochain étant une fiction pour Arte dans la série Tous les Garçons et filles de leur âge. Cette diversité est assez rare dans le cinéma français, et vous tournez beaucoup, ce qui n’est pas courant non plus. Il y a même dans votre filmographie un titre dont on ne sait rien, Keep it for yourself. De quoi s’agit-il?
56.   C’est un film de fiction tourné à New York en anglais avec Sophie Simon. C’était presque une blague: des Japonais avaient demandé à Kies Kassender, le producteur de Greenaway, de produire des spots publicitaires pour une marque de voitures japonaises. On lui donnait beaucoup d’argent pour ça et il a eu l’idée de faire un long métrage de trois fois une demi-heure, avec un cinéaste japonais, Alejandro Agresti et moi. Le film est sorti au Japon, je n’ai jamais vu les deux autres parties. La mienne va passer je crois sur Arte dans une soirée thématique sur New York, c’est un drôle de parcours. mais je ne tourne pas vraiment beaucoup. J’ai pas sommeil, je l’ai tourné avec un an de retard, pendant lequel je n’ai pas fait grand-chose.
57.   L’ensemble de vos films ne donne pas l’impression d’un désir de forcer la reconnaissance et la progression de ce qu’on peut appeler une carrière, ce dont le cinéma français fournit pas mal d’exemples. On a au contraire le sentiment d’une liberté, affirmée par des choix très personnels...
58.   Je ne suis pas indépendante au point de pouvoir dire je suis comme ça, je fais ce que j’ai envie de faire. C’est plus compliqué. Je suis quand même mue par des idées directrices, alors j’essaie d’aller avec liberté dans ce qui me touche, mais je m’oblige à franchir des étapes. Je ne peux pas dire que je me sens tout le temps dans un espace libre où je vaque d’un fruit à l’autre... je ne le vis pas comme ça. Je le vis comme une quête.
59.   Mais pas comme une compétition.
60.   Non, franchement je ne peux pas. Je n’aime pas quand on compare les films, quand on les met au-dessus les uns des autres. C’est vrai qu’il y en a que je déteste et d’autres que j’aime énormément, mais j’essaie de ne pas faire de classement. Pour le cinéma, il y a une sanction terrible, ce sont les entrées. Cela suffit. Et il y une idée un peu mondaine dans la compétition.
61.   L’idée qu’être cinéaste aujoud’hui donne d’emblée un statut social.
62.   Oui, c’est drôle car je m’en suis aperçue il n’y a pas longtemps, en faisant le générique de J’ai pas sommeil. Les maquettes arrivent dans la salle de montage et je vois Un film de... Tout d’un coup, je n’en pouvais plus de voir cette formule. Maintenant, je préfère réalisation. Ce n’est pas par humilité. Il y a beaucoup de jours, de semaines et de mois qui passent pour faire un film, beaucoup de doutes aussi. Réalisation, c’est concret. Un film de, c’est comme la cellophane sur les bouquets.

Entretien réalisé par Thierry Jousse et Frédéric Strauss.

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