Michel Ciment et Hubert Niogret.
1.
Vous avez décidé une fois de plus de nous
surprendre avec votre troisième film, ce King of the Hill.
2.
Lorsque j’ai lu le livre en 1986, j’avais été
très attiré par le personnage du garçon, je me sentais par certains côtés
proche de lui. Le fait que l’histoire se passe dans les années trente était
pour moi secondaire bien que mon père ait grandi à cette époque. Il connaît
très bien la culture populaire, a gardé beaucoup de disques de l’époque, et mon
amour du cinéma vient de lui. Cette décennie m’était donc très accessible, je
m’y sentais à l’aise. En revanche, les parallèles sociaux – la crise, le
chômage – n’étaient pas aussi évidents, lorsque j’ai découvert le récit de
Hotchner, qu’ils ne le sont devenus aujourd’hui. Il y a donc là une heureuse
coïncidence. De même, lorsque j’ai monté le projet en 1989, je n’étais pas
encore marié et n’avais pas eu d’enfant. Et cela aussi, bien sûr, a influé sur
mon traitement du sujet. Je savais que le matériau était très différent de mes
deux films précédents, et cela faisait partie de son attrait.
3.
Quand le livre a-t-il paru?
4.
En 1972. Hotchner avait été contacté plusieurs
fois par des producteurs, mais il n’avait jamais voulul céder les droits car
c’était très personnel pour lui. Robert Redford, dont la compagnie était
impliquée dans le projet à un premier stade, vint voir Hotchner et réussit à le
convaincre qu’il ne serait pas déçu. Une fois qu’il eut accepté, il devint très
coopératif, très amical et ne nous reprocha jamais d’avoir choisi ou laissé de
côté tel ou tel passage. En fait, le livre n’est pas très long, il n’a pas une
forme épique, et je pense que vous trouverez que du point de vue du ton et de
l’émotion le film en est proche. Le récit était à la première personne et tout le
monde pensait que je me servirais d’un narrateur. Je savais au contraire, dès
le début, que je devrais m’en passer. A moins d’avoir un angle particulier pour
la narration comme dans Sunset Boulevard ou dans les deux films de Terrence
Malick, La Balade sauvage et Le Moissons du ciel, où sont utilisés de manières
brillante des narrateurs ni très conscients ni très éloquents, je n’en vois pas
la nécessité. Il me fallait donc arriver au même résultat d’une autre façon.
D’une part, j’ai utilisé dans le dialogue certaines phrases qui étaient dites
dans le récit à la première personne, pour mieux exprimer le caractère du
protagoniste. D’autre part, j’ai tout simplement inventé des choses, comme le
récit imaginaire qu’il fait en classe au début sur Charles Lindbergh. Cela nous
permettait, par ce discours, d’entrer dans son monde. Enfin, j’ai eu la chance
de trouver un jeune acteur qui a pu suggérer des pensées intérieures. Un
narrateur a tendance à encourager une lecture spécifique des événements, et de
cela je ne voulais pas. Je voulais que les spectateurs soient plus libres dans
leurs interprétations.
5.
Vous avez réalisé un film d’après votre scénario
original (Sexe, mensonges et vidéo), un second d’après le scénario d’un tiers
(Kafka), un troisième d’après un livre préexistant. Est-ce que cela vous pose
des problèmes différents?
6.
Il y a des problèmes inhérents à chaque projet,
mais je ne me sens pas plus proche de Sexe, mensonges et vidéo que de King of
the hill par exemple. Au début, il est vrai, j’étais terrifié à l’idée de
m’attaquer à l’œuvre d’un autre pour en faire une adaptation. J’ai adopté une
technique proposée par William Goldman qui est de faire une lecture du livre
avec un crayon de couleur en soulignant ce qui doit absolument rester à
l’écran, puis deux autres lectures avec des couleurs différentes. Chaque
passage qui est marqué des trois couleurs doit alors figurer dans le film. Je
suis arrivé à une version abrégée du livre sous la forme d’un scénario qui
était... infilmable! Cela m’a libéré pour inventer, établir des rapprochements
qui ne figuraient pas dans le récit de Hotchner. Mais cette première étape,
quoique infructueuse, m’a été utile car j’avais peur de m’éloigner du livre,
d’imaginer. Quand Hotchner a lu le scénario, il a admis que c’était à la fois
différent et la même chose que ce qu’il avait écrit. C’était fidèle
émotionnellement. Ce fut donc un processus difficile, mais moins difficile que
d’affronter une page blanche comme pour Sexe, mensonges et vidéo. Pour ce qui
est de Kafka, le problème était de filmer le scénario de quelqu’un de très
intelligent, de très têtu, comme un membre de votre famille sur lequel vous
n’avez aucun contrôle. Nous avons l’intention de retravailler ensemble, mais
j’ai dit à Lem Dobbs qu’auparavant il devra avoir mis en scène un film afin
d’avoir soit beaucoup plus, soit beaucoup moins de respect pour mon travail,
car il est dans la position idéale de n’avoir jamais tourné et de tout savoir.
Ces trois films ont donc posé des problèmes différents. Je suppose aussi que sur
Sexe, mensonges et vidéo, mes collaborateurs avaient moins tendance à m’envoyer
des notes, à me faire des commentaires; ils pensaient que le matériau m’était
très proche. Ils hésitaient pour cela à me dire quoi faire. Pour les deux
autres films, j’ai reçu beaucoup plus de suggestions!
7.
Comme le livre de Hotchner est un fragment
d’autobiographie, lui avez-vous demandé de vous parler des antécédents des
personnages, de ce qui ne figure pas dans le livre?
8.
Il a été, de ce point de vue aussi, très
coopératif. Je lui ai montré le scénario deux semaines avant le début du
tournage, et il m’a donné des informations sur des incidents qui ne sont pas
inclus dans son récit. Sur le plateau également, lors de ses visites, il
parlait aux comédiens de leurs personnages, et ces anecdotes, ces digressions,
ces détails sur l’arrière-plan furent très utiles. Par exemple, lorsqu’ils
visitent le nouvel appartement au début, le frère cadet crie à l’aîné: «Peux-tu
m’entendre.» Hotchner nous a indiqué que c’était fantastique pour eux car
jusque-là ils n’avaient vécu que dans une seule pièce, et s’appeler d’une pièce
à l’autre était insolite. Ses commentaires étaient toujours centrés sur le film
que je faisais et non sur celui que j’aurais dû faire selon lui. J’ai apprécié
son soutien à une époque où c’est la mode en Amérique, pour les auteurs, de
prétendre qu’on a bousillé leur œuvre. Je m’étais en effet permis certaines
licences. Le frère n’apparaît pas dans le livre, il était déjà parti avant le
début. Je sentais qu’il fallait qu’il apparaisse car la séparation d’avec son
frère est d’un grand poids émotionnel pour Aaron. Au cinéma, sa présence
physique me semblait nécessaire en ouverture puisque son frère cadet ne cessera
ensuite de parler de lui, et aussi à la fin, avec son retour. J’ai également
synthétisé deux personnages en un seul, comme c’est le cas pour Mr. Mungo, joué
par Spalding Gray, qui habite de l’autre côté du hall. J’ai dû inventer des
dialogues pour lui. J’aime beaucoup les séquences dans cette chambre, et
j’aurais aimé tourner un film entier avec cette atmosphère à la Fassbinder, où
un gosse est soudain confronté à une situation étrange qu’il ne comprend pas
vraiment, avec ces deux personnages qui semblent se haïr mais qui ont un
rapport physique fondé sur l’argent.
9.
Qu’est-ce qui, fondamentalement, vous a poussé à
tourner ce film?
10.
Je partageais les sentiments de cet enfant. Mes
parents sont divorcés et n’avaient pas de bons rapports, même si tout se
passait derrière des portes closes. J’ai retrouvé, dans la confusion des
sentiments de ce garçon face aux comportements des adultes, ce que j’avais
ressenti. Moi-même, je ne comprenais pas la logique de leurs actions. Je voyais
deux êtres qui de toute évidence ne s’entendaient pas et qui, pourtant,
vivaient et restaient ensemble. Je m’interrogeais: s’ils sont ensemble, ils
doivent s’aimer, et ils n’ont pas l’air de s’aimer. Cette idée à laquelle
s’ajoutait celle d’un enfant qui semblait être le seul adulte du récit
m’attirait beaucoup. J’aimais aussi tout l’aspect esthétique de l’époque, la
décoration, la musique. Ce qui me séduisait, c’est que ce garçon vit dans ses
pensées, ce qui était mon cas.
11.
Dans la reconstitution de l’époque, vous avez
choisi de ne pas montrer une réalité qui était souvent sordide, due aux
conditions économique de la Dépression.
12.
D’abord, le livre de Hotchner, quelle que soit
l’imagination dont on puisse faire preuve, n’est pas Les Raisins de la colère.
Ensuite, il y avait à cette époque un véritable optimisme. Les gens n’étaient
pas encore cyniques, ils n’avaient pas été trahis par leurs gouvernements, ni
plongés dans des conflits douteux qui s’étaient mal terminés. Comme me le
disait Hotchner, il n’avait jamais pensé qu’il ne pourrait pas s’en tirer. La
communauté avait une fois dans l’avenir – malgré l’adversité – qui n’existe
plus aujourd’hui. Il ne faut pas oublier non plus que, au moment de l’action,
Roosevelt était arrivé au pouvoir, de nombreux emplois étaient créés, il y
avait l’espoir d’un renouveau. Ce qui ne veut pas dire que mon point de vue soit
dépourvu de sinistrose. Le récit, pour moi, se dirigeait vers cette séquence
où, abandonné de tous, il se retrouve seul dans cette pièce à manger des pages
de journaux où figurent des aliments, ce qui le conduit à des hallucinations.
Ce devait être pour moi une scène assez éprouvante. L’étrangeté de sa situation
est qu’il ne mesure jamais le danger dans lequel il se trouve car les enfants
n’ont pas le sentiment de leur propre mortalité. Et je voulais filmer
l’histoire de son point de vue, celui d’un garçon de douze ans qui ne sait pas
très bien ce que la Dépression veut dire et qui pense que les choses sont
ainsi, d’autant que sa famille n’a sans doute jamais connu l’aisance, même
avant la Dépression. Je ne sais pas si j’ai réussi à faire passer l’idée que ce
qui le sauve à la fin d’une manière étrange, c’est cette sorte d’hallucination
qu’il a, étendu sur le plancher dans un état catatonique et quasiment prêt à
mourir, quand il voit ces chandelles. La colère qu’il sent monter en lui contre
son père le sort de son état de stupeur. Une fois que cette colère s’exprimer,
sa situation s’améliore, son père et son frère reviennent.
13.
Comme le personnage de James Spader dans Sexe,
mensonges et vidéo, comme Kafka, il n’est pas en accord avec le monde.
14.
Absolument. S’il y a un rapport entre les trois
films, il se situe chez le protagoniste qui est en décalage par rapport à son
environnement. Je suis attiré par ces états mentaux. Ce qui m’a frappé, c’est
le petit jeu auquel se sont livrés les critiques et les gend de cinéma au
festival pour savoir si j’étais vraiment un «auteur». Cela m’amuse parce que je
pense que l’on peut décider de cela quand un cinéaste a tourné vingt films. Un
Huston ou un Hawks n’ont jamais été à la mode et se sont exprimés dans les
genres les plus divers. Je ne suis pas un visionnaire, parfois j’aimerais
l’être, mais je ne fais pas partie de la catégorie des Kubrick, des Altman ou
des Fellini, sans parler de leur talent. Ces artistes ont changé le langage
cinématographique, leurs films ne ressemblent à aucun autre. Je suis plus
proche de ceux qui réagissent à un type de sujet et cherchent un style pour
l’exprimer le mieux possible. Je ne vise pas à imposer mon style. C’est comme
l’opposition entre les films des grands studios et les films indépendants,
comme si ces derniers étaient toujours de qualité tandis que les patrons des
grandes compagnies seraient tous des méchants. Je pense que certains critiques,
au lieu de vouloir paraître sûrs d’eux-mêmes, devraient admettre leur
perplexité devant les choix des metteurs en scène. Evidemment, c’est plus
facile de trancher en déclarant que l’on n’attend pas cela de vous et qu’en
conséquence l’on n’est pas intéressé. L’être humain est une mécanique assez
complexe. Il y a des jours où je me sens plus proche de Kafka, d’autres de ce
jeune garçon. Je change de jour en jour.
15.
Comment avez-vous conçu cet hôtel qui est
différent de celui de Barton Fink?
16.
Il est certainement très présent dans le livre.
Dans Barton Fink, les frères Coen ont davantage fait de l’hôtel un personnage,
mais leur projet était différent. Leur hôtel devait s’affirmer progressivement,
et sa présence culminait dans une scène qui appartenait à une intrigue
secondaire que j’ai complètement éliminée. Aaron était enfermé dans sa chambre
vers la fin du film, puis il descendait dans la salle de danse située au
sous-sol et demandait un emploi au «service des clients», une expression qu’il
avait entendue dans la bouche de la prostituée. C’était une séquence très
baroque, avec tous les gens en sueur et une dominante bleue, couleur qui
n’apparaît jamais dans le film. C’était très frappant visuellement, mais j’ai
dû la supprimer: d’abord parce que le film était trop long, ensuite on se
demandait pourquoi il pouvait sortir de sa chambre pour faire cette demande et
non pour voler de la nourriture puisqu’il mourait de faim. Je ne pouvais pas
non plus placer cette séquence ailleurs car elle correspondait à son état
physique et mental.
17.
Quelle durée avait le premier montage?
18.
Deux heures quinze. C’était
très long et j’ai coupé trente-cinq minutes. Je n’aime pas les films qui ne
sont longs que parce que le metteur en scène est amoureux de ce qu’il a filmé.
La longueur de lawrence d’Arabie est justifiée, mais King of the hill n’est pas
une épopée. J’aime sortir d’un film et avoir envie de le revoir. J’ai eu
beaucoup de mal à couper, entre autres cette séquences, mais je pense que j’ai
eu raison de le faire pour le bien du film. Il est intéressant de noter combien
le public est souvent en avance sur vous et sait faire des rapprochements, et
combien parfois il ne comprend pas du tout certaines intentions trop intimes
pour le réalisateur. Je ne veux pas à tout prix que les spectateurs aiment ce
que j’ai fait, mais je tiens à ce qu’ils le comprennent.
19.
Vous avez choisi des couleurs chaudes – des
marrons, des jaunes, des tons ambrés.
20.
Nous avons cherché du côté d’Edward Hopper, où
les rouges sont bourgogne, les jaunes moutarde. Le quartier de St. Louis où
nous avons tourné avait ces couleurs, les briques étaient d’un rouge soutenu.
Je n’ai jamais vu autant de briques de ma vie. Nous avons volontairement
restreitn la palette, et beaucoup de soin a été apporté aux textures, celles
des murs et des plafonds avec leurs surfaces lisses qui reflétaient la lumière.
C’était très différent des tons «réalistes» de Sexe, mensonges et vidéo ou du
noir et blanc de Kafka, sans parler des couleurs étranges et froides des
séquences finales de ce dernier film. Il est intéressant de voir comment on
peut influencer le public indirectement avec les sons et les couleurs. Cela me
rend malade quand je vois des films où le décorateur et l’ingénieur du son
n’ont pas vraiment apporté leur contribution, ce qui, bien sûr, en dernière
analyse, est la faute du metteur en scène. Evidemment, les décors coûtent cher
et le directeur artistique est plus limité par les questions d’argent que le
chef opérateur. Pour bien éclairer, on n’a pas besoin de beaucoup de lumière,
comme le prouve Philippe Rousselot. Le réalisateur se doit d’être très
spécifique dans ce qu’il demande à son décorateur pour que celui-ci ne fasse
pas un travail qui n’apparaîtra pas à l’image. J’ai tendance, pour cela, à bien
préparer et à construire les scènes à l’avance. Je ne tourne pas des milliers
de mètres de pellicule pour me débrouiller ensuite au montage. Je dois être
capable de dire que je n’aurai pas besoin de plafond dans cette scène ou qu’il
me faudra une moitié de plafond dans une autre. De petits détails comme cela
vous permettent de venir dans le décor la veille du tournage et de demander que
l’on repeigne cette surface. Des modifications de ce genre peuvent se faire si
l’on a par ailleurs su gérer son budget. Pour King of the hill, il a été de
huit millions de dollars pour huit semaines de tournage. L’hôtel a été
construit dans un entrpôt. Dans l’ensemble, nous avons essayé d’être fidèles au
style de l’époque en évitant les couleurs trop familières aux spectateurs
d’aujourd’hui. Nous ne recherchions pas non plus un style de photo à la Walker
Evans. Le fait qu’il s’agissait de réminiscences nous donnait aussi plus de
liberté. Les temps étaient difficiles, mais en même temps le souvenir était
teinté de nostalgie. Mon père, par exemple, est toujours attiré par cette
époque.
21.
Avez-vous visionné des films de cette période?
22.
Pas vraiment. Nous recherchions plutôt un
registre d’émotions lié à l’enfance. Nous avons évoqué Les Quatre cents coups,
Le Voleur de bicyclette, Ma vie avec mon chien ou encore Hope and glory, qui
évoque également de manière étrange une période dramatique.
23.
Comment expliquez-vous la tendance contemporaine
à filmer des souvenirs d’enfance, de Radio Days à L’Ami retrouvé, de L’Empire
de solei au prochain film de Kubrick, Wartime Lies?
24.
Cela a peut-être à voir avec la désintégration
de la famille, le nombre croissant de divorces, les enfants nés de mariages
différents. Ma génération, fracturée, déboussolée, en est le résultat. J’ai été
amené à étudier l’impact psychologique considérable que peut avoir une
éducation instable, imprévisible, incertaine. Je ne sais pas si les autres cinéastes
ont eu la même réaction, mais cela a certainement joué pour moi. Je pense que
la génération de mon père accordait plus de prix au sacrifice. Aujourd’hui, de nombreux adultes en Amérique, à un certain
stade de leur vie, décident de penser avant tout à eux-mêmes, d’avoir une
nouvelle femme, etc. Je ne porte aucun jugement moral sur ces comportements, mais
je suis sûr que cela a eu des conséquences sur les enfants de ces parents. Longtemps, les
effets en ont été cachés, mais aujourd’hui ils remontent à la surface. On a une
génération de gosses qui n’attachent pas beaucoup d’importance aux autres êtres
humains, qui ne sentent pas les rapports avec les autres car dans leur vie, ces
rapports ont été brisés très tôt.
25.
Comment avez-vous travaillé avec Jesse Bradford
qui joue Aaron?
26.
Il a été étonnant, indépendamment de son
expérience professionelle. Il y a un cliché à Hollywood qui veut qu’il ne faut
pas travailler avec de l’eau, des avions, des animaux et des enfants. Après
Sexe, mensonges et vidéo, il n’y avait pas de défi plus grand pour moi que de
réaliser Kafka. Après Kafka, ce fut un autre défi que de tirer une grande
interprétation d’un comédien enfant. Il est dans chaque scène et porte le film
sur ses épaules. Avec notre budget minuscule, nous avons fait une recherche «à
la Autant en emporte le vent» dans
trois grandes villes. Le premier gosse que j’ai auditionné pour le rôle fut
Jesse Bradford. J’ai dit à la directrice du casting:
«C’est lui.» Vingt minutes après, j’avais choisi l’interprète de Lester. Elle
m’a dit: «Arrêtez! Je ne vais pas vous laisser faire la distribution après une
seule audition!» D’autant qu’il nous restait trois semaines pour choisir! Je
lui ai dit que ce n’était pas ma faute, qu’elle avait bien fait son travail.
N’empêche qu’elle commençait à paniquer! Et ça a continué: Jeroen Krabbe, Lisa
Eichhorn, Spalding Gray, Elizabeth McGovern, Karen Allen ont été mes premiers
choix. Ils étaient libres et j’ai pu les engager. Ce qui m’a frappé avec Jesse
Bradford, c’est qu’en lisant le scénario et en parlant avec moi, il y avait
comme un voile sur son visage. Il était très curieux et professionel, mais il
ne me laissait pas savoir ce qu’il pensait vraiment de ce qui lui arrivait dans
l’histoire ni de l’expérience qu’allait représenter ce film pour lui. Il
portait un masque pour cette audition, et c’était exactement ce que son
personnage aurait fait. Mon seule problème était sa beauté qui risquait de ne
pas lui attirer la sympathie du public, à moins qu’il ne compense cela par un
jeu inhabituel. Ce qu’il est parvenu à faire.
27.
Le titre, King of the Hill, est très mystérieux.
28.
J’aime son ironie. Il y a un moment dans le
livre qui est lié à cette expression. Lorsqu’il mange du papier et a des
hallucinations, il rêve qu’il joue à ce jeu connu en Amérique: un enfant, au
sommet d’un monticule, doit se défendre contre d’autres gosses qui essaient de
le faire tomber et de devenir à leur tour le «roi de la colline». Dans son
rêve, qui devient cauchemar, il est sur une montagne de boue et un glissement
de terrain ensevelit deux garçons qui voulaient le déloger. Cela faisait partie
d’une des premières version du scénario: j’ai dû y renoncer. Mais j’ai gardé ce
titre par antiphrase car il est tout sauf le roi de la colline. Cela sonne bien
aussi à l’oreille.
29.
Ce n’est pas une tradition américaine pour un
réalisateur d’être son propre monteur. Pourtant, c’est ce que vous faites.
30.
Je crois que si les metteurs en scène le
voulaient, ils le pourraient. D’ailleurs la plupart vont à la salle de montage.
Il est vrai que d’un point de vue pratique les syndicats n’aiment pas cela, et
il est hors de question que je reçoive un jour une récompense pour mon travail
de monteur. Ces prix sont donnés par la Guilde des monteurs et elle n’apprécie
pas que je fasse mon propre montage. Mais, pour moi, c’est au montage que le
cinéma est un art. Vous rassemblez tous les éléments et vous bâtissez votre
film. C’est le moment que je préfère. Je déteste écrire. Parfois j’aime mettre en scène, mais j’adore le
montage. Quand je monte, j’en veux parfois beaucoup au metteur en scène,
mais j’aime cela néanmois!
31.
De ce point de vue, quel genre d’expérience a
été pour vous King of the Hill?
32.
King of the hill a été un dur labeur. J’en ai
commencé l’adaptation en terminant Kafka. Puis jel ‘ai mis en scène en tournant
plus de pellicule que je ne l’ai jamais fait, avec un scénario plus long que
d’ordinaire. Le film avait une structure plus que les deux précédents, et
j’avais sans cesse à résoudre des problèmes différents. Ce fut un tournage
épuisant car je n’avais vraiment personne pour me seconder, sans que je puisse
dire que des pressions se soient exercées sur moi. Et ensuite il a fallu que je
m’assoie chaque jour pendant des mois à la table de montage. J’ai deux projets,
l’un modeste, l’autre de plus grande ampleur. Cette fois, je songe pour le
second à engager un monteur qui pourra travailler pendant le tournage, cela
m’évitera d’avoir à refaire des scènes, ce qui est très coûteux. Je viens de
tourner un film «noir» d’une demi-heure, The Quiet room, d’après un romancier que j’ignorais
complètement et qui écrit sous le pseudonyme de Jonathan Craig, un nom qui
m’était également inconnu! J’avais aimé son récit et je l’ai proposé à une
chaîne câblée, Show Time, qui produisait une série de six courts métrages,
Fallen Angels, d’après des romanciers
comme Chandler, Hammett ou Cain, et mis en scène par Jonathan Kaplan, Phil
Jouanou, Alfonso Queiro, Tom Hanks et Tom Cruise. Ils avaient engagé un monteur
et j’ai été très désorienté. En effet, si je tourne une scène de dialogues avec
trois plans qui se suivent, je sais exactement à quel moment précis je vais les
relier. Cela m’intéressait de savoir s’il saurait trouver ce moment, et la
plupart du temps il ne le trouvait pas. Ce n’était pas un mauvais monteur, mais
j’ai compris à quel point je montais dans la caméra.
33.
Pouvez-vous nous parler de ces deux projets?
34.
Le projet le plus important du point de vue du
budget traite des débuts du football professionnel dans les années vingt. Le
second est une idée originale que je vais essayer de développer cet été. Ce
sera très étrange et contemporain, c’est tout ce que je peux vous en dire. Cela
fait longtemps que j’y pense, je n’ai cessé de prendre des notes sans savoir si
cela boutirait à quelque chose. Je ne voulais pas que le film exprime directement
le thème que j’avais trouvé. C’est un projet sans doute encore plus personnel
que Sexe, mensonges et vidéo, mais je souhaite que l’histoire ne soit pas trop
contraignante. Quand je regarde Sexe, mensonges et vidéo, ce qui me déçoit,
c’est que les idées du film sont les idées dans le film. Fondamentalement, ce
sont des personnages qui articulent des idés. Je voudrais arriver à quelque
chose de plus oblique. Un jour, je me promenais dans la rue à New York, et
soudain j’ai entrevu la manière d’accomplir cela. En même temps j’étais frustré
parce que j’étais en train de terminer le montage de King of the hill, il me
fallait tourner cet épisode pour la télévision, et ensuite venir à Cannes sans
avoir le temps de m’atteler au scénario. Je n’ai plus qu’une envie maintenant,
c’est de me mettre au travail. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas encore fait un
grand film, une œuvre qui corresponde à mon idée de l’art cinématographique. Ce
projet, je l’espère, me permettra d’explorer un territoire d’expression
personnelle que l’on peut seulement aborder après quelques années de pratique
et d’expérience.
(Entretien réalisé à Cannes le 22 mai 1993 et traduit et l’anglais par
Michel Ciment.) [A shitty job.]
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