Wednesday, February 11, 2015

Soderbergh. Entretien. KingOfTheHill1993. Positif. n. 392. oct 1993.



  Michel Ciment et Hubert Niogret.

1.      Vous avez décidé une fois de plus de nous surprendre avec votre troisième film, ce King of the Hill.
2.      Lorsque j’ai lu le livre en 1986, j’avais été très attiré par le personnage du garçon, je me sentais par certains côtés proche de lui. Le fait que l’histoire se passe dans les années trente était pour moi secondaire bien que mon père ait grandi à cette époque. Il connaît très bien la culture populaire, a gardé beaucoup de disques de l’époque, et mon amour du cinéma vient de lui. Cette décennie m’était donc très accessible, je m’y sentais à l’aise. En revanche, les parallèles sociaux – la crise, le chômage – n’étaient pas aussi évidents, lorsque j’ai découvert le récit de Hotchner, qu’ils ne le sont devenus aujourd’hui. Il y a donc là une heureuse coïncidence. De même, lorsque j’ai monté le projet en 1989, je n’étais pas encore marié et n’avais pas eu d’enfant. Et cela aussi, bien sûr, a influé sur mon traitement du sujet. Je savais que le matériau était très différent de mes deux films précédents, et cela faisait partie de son attrait.
3.      Quand le livre a-t-il paru?
4.      En 1972. Hotchner avait été contacté plusieurs fois par des producteurs, mais il n’avait jamais voulul céder les droits car c’était très personnel pour lui. Robert Redford, dont la compagnie était impliquée dans le projet à un premier stade, vint voir Hotchner et réussit à le convaincre qu’il ne serait pas déçu. Une fois qu’il eut accepté, il devint très coopératif, très amical et ne nous reprocha jamais d’avoir choisi ou laissé de côté tel ou tel passage. En fait, le livre n’est pas très long, il n’a pas une forme épique, et je pense que vous trouverez que du point de vue du ton et de l’émotion le film en est proche. Le récit était à la première personne et tout le monde pensait que je me servirais d’un narrateur. Je savais au contraire, dès le début, que je devrais m’en passer. A moins d’avoir un angle particulier pour la narration comme dans Sunset Boulevard ou dans les deux films de Terrence Malick, La Balade sauvage et Le Moissons du ciel, où sont utilisés de manières brillante des narrateurs ni très conscients ni très éloquents, je n’en vois pas la nécessité. Il me fallait donc arriver au même résultat d’une autre façon. D’une part, j’ai utilisé dans le dialogue certaines phrases qui étaient dites dans le récit à la première personne, pour mieux exprimer le caractère du protagoniste. D’autre part, j’ai tout simplement inventé des choses, comme le récit imaginaire qu’il fait en classe au début sur Charles Lindbergh. Cela nous permettait, par ce discours, d’entrer dans son monde. Enfin, j’ai eu la chance de trouver un jeune acteur qui a pu suggérer des pensées intérieures. Un narrateur a tendance à encourager une lecture spécifique des événements, et de cela je ne voulais pas. Je voulais que les spectateurs soient plus libres dans leurs interprétations.
5.      Vous avez réalisé un film d’après votre scénario original (Sexe, mensonges et vidéo), un second d’après le scénario d’un tiers (Kafka), un troisième d’après un livre préexistant. Est-ce que cela vous pose des problèmes différents?
6.      Il y a des problèmes inhérents à chaque projet, mais je ne me sens pas plus proche de Sexe, mensonges et vidéo que de King of the hill par exemple. Au début, il est vrai, j’étais terrifié à l’idée de m’attaquer à l’œuvre d’un autre pour en faire une adaptation. J’ai adopté une technique proposée par William Goldman qui est de faire une lecture du livre avec un crayon de couleur en soulignant ce qui doit absolument rester à l’écran, puis deux autres lectures avec des couleurs différentes. Chaque passage qui est marqué des trois couleurs doit alors figurer dans le film. Je suis arrivé à une version abrégée du livre sous la forme d’un scénario qui était... infilmable! Cela m’a libéré pour inventer, établir des rapprochements qui ne figuraient pas dans le récit de Hotchner. Mais cette première étape, quoique infructueuse, m’a été utile car j’avais peur de m’éloigner du livre, d’imaginer. Quand Hotchner a lu le scénario, il a admis que c’était à la fois différent et la même chose que ce qu’il avait écrit. C’était fidèle émotionnellement. Ce fut donc un processus difficile, mais moins difficile que d’affronter une page blanche comme pour Sexe, mensonges et vidéo. Pour ce qui est de Kafka, le problème était de filmer le scénario de quelqu’un de très intelligent, de très têtu, comme un membre de votre famille sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Nous avons l’intention de retravailler ensemble, mais j’ai dit à Lem Dobbs qu’auparavant il devra avoir mis en scène un film afin d’avoir soit beaucoup plus, soit beaucoup moins de respect pour mon travail, car il est dans la position idéale de n’avoir jamais tourné et de tout savoir. Ces trois films ont donc posé des problèmes différents. Je suppose aussi que sur Sexe, mensonges et vidéo, mes collaborateurs avaient moins tendance à m’envoyer des notes, à me faire des commentaires; ils pensaient que le matériau m’était très proche. Ils hésitaient pour cela à me dire quoi faire. Pour les deux autres films, j’ai reçu beaucoup plus de suggestions!
7.      Comme le livre de Hotchner est un fragment d’autobiographie, lui avez-vous demandé de vous parler des antécédents des personnages, de ce qui ne figure pas dans le livre?
8.      Il a été, de ce point de vue aussi, très coopératif. Je lui ai montré le scénario deux semaines avant le début du tournage, et il m’a donné des informations sur des incidents qui ne sont pas inclus dans son récit. Sur le plateau également, lors de ses visites, il parlait aux comédiens de leurs personnages, et ces anecdotes, ces digressions, ces détails sur l’arrière-plan furent très utiles. Par exemple, lorsqu’ils visitent le nouvel appartement au début, le frère cadet crie à l’aîné: «Peux-tu m’entendre.» Hotchner nous a indiqué que c’était fantastique pour eux car jusque-là ils n’avaient vécu que dans une seule pièce, et s’appeler d’une pièce à l’autre était insolite. Ses commentaires étaient toujours centrés sur le film que je faisais et non sur celui que j’aurais dû faire selon lui. J’ai apprécié son soutien à une époque où c’est la mode en Amérique, pour les auteurs, de prétendre qu’on a bousillé leur œuvre. Je m’étais en effet permis certaines licences. Le frère n’apparaît pas dans le livre, il était déjà parti avant le début. Je sentais qu’il fallait qu’il apparaisse car la séparation d’avec son frère est d’un grand poids émotionnel pour Aaron. Au cinéma, sa présence physique me semblait nécessaire en ouverture puisque son frère cadet ne cessera ensuite de parler de lui, et aussi à la fin, avec son retour. J’ai également synthétisé deux personnages en un seul, comme c’est le cas pour Mr. Mungo, joué par Spalding Gray, qui habite de l’autre côté du hall. J’ai dû inventer des dialogues pour lui. J’aime beaucoup les séquences dans cette chambre, et j’aurais aimé tourner un film entier avec cette atmosphère à la Fassbinder, où un gosse est soudain confronté à une situation étrange qu’il ne comprend pas vraiment, avec ces deux personnages qui semblent se haïr mais qui ont un rapport physique fondé sur l’argent.
9.      Qu’est-ce qui, fondamentalement, vous a poussé à tourner ce film?
10.   Je partageais les sentiments de cet enfant. Mes parents sont divorcés et n’avaient pas de bons rapports, même si tout se passait derrière des portes closes. J’ai retrouvé, dans la confusion des sentiments de ce garçon face aux comportements des adultes, ce que j’avais ressenti. Moi-même, je ne comprenais pas la logique de leurs actions. Je voyais deux êtres qui de toute évidence ne s’entendaient pas et qui, pourtant, vivaient et restaient ensemble. Je m’interrogeais: s’ils sont ensemble, ils doivent s’aimer, et ils n’ont pas l’air de s’aimer. Cette idée à laquelle s’ajoutait celle d’un enfant qui semblait être le seul adulte du récit m’attirait beaucoup. J’aimais aussi tout l’aspect esthétique de l’époque, la décoration, la musique. Ce qui me séduisait, c’est que ce garçon vit dans ses pensées, ce qui était mon cas.
11.   Dans la reconstitution de l’époque, vous avez choisi de ne pas montrer une réalité qui était souvent sordide, due aux conditions économique de la Dépression.
12.   D’abord, le livre de Hotchner, quelle que soit l’imagination dont on puisse faire preuve, n’est pas Les Raisins de la colère. Ensuite, il y avait à cette époque un véritable optimisme. Les gens n’étaient pas encore cyniques, ils n’avaient pas été trahis par leurs gouvernements, ni plongés dans des conflits douteux qui s’étaient mal terminés. Comme me le disait Hotchner, il n’avait jamais pensé qu’il ne pourrait pas s’en tirer. La communauté avait une fois dans l’avenir – malgré l’adversité – qui n’existe plus aujourd’hui. Il ne faut pas oublier non plus que, au moment de l’action, Roosevelt était arrivé au pouvoir, de nombreux emplois étaient créés, il y avait l’espoir d’un renouveau. Ce qui ne veut pas dire que mon point de vue soit dépourvu de sinistrose. Le récit, pour moi, se dirigeait vers cette séquence où, abandonné de tous, il se retrouve seul dans cette pièce à manger des pages de journaux où figurent des aliments, ce qui le conduit à des hallucinations. Ce devait être pour moi une scène assez éprouvante. L’étrangeté de sa situation est qu’il ne mesure jamais le danger dans lequel il se trouve car les enfants n’ont pas le sentiment de leur propre mortalité. Et je voulais filmer l’histoire de son point de vue, celui d’un garçon de douze ans qui ne sait pas très bien ce que la Dépression veut dire et qui pense que les choses sont ainsi, d’autant que sa famille n’a sans doute jamais connu l’aisance, même avant la Dépression. Je ne sais pas si j’ai réussi à faire passer l’idée que ce qui le sauve à la fin d’une manière étrange, c’est cette sorte d’hallucination qu’il a, étendu sur le plancher dans un état catatonique et quasiment prêt à mourir, quand il voit ces chandelles. La colère qu’il sent monter en lui contre son père le sort de son état de stupeur. Une fois que cette colère s’exprimer, sa situation s’améliore, son père et son frère reviennent.
13.   Comme le personnage de James Spader dans Sexe, mensonges et vidéo, comme Kafka, il n’est pas en accord avec le monde.
14.   Absolument. S’il y a un rapport entre les trois films, il se situe chez le protagoniste qui est en décalage par rapport à son environnement. Je suis attiré par ces états mentaux. Ce qui m’a frappé, c’est le petit jeu auquel se sont livrés les critiques et les gend de cinéma au festival pour savoir si j’étais vraiment un «auteur». Cela m’amuse parce que je pense que l’on peut décider de cela quand un cinéaste a tourné vingt films. Un Huston ou un Hawks n’ont jamais été à la mode et se sont exprimés dans les genres les plus divers. Je ne suis pas un visionnaire, parfois j’aimerais l’être, mais je ne fais pas partie de la catégorie des Kubrick, des Altman ou des Fellini, sans parler de leur talent. Ces artistes ont changé le langage cinématographique, leurs films ne ressemblent à aucun autre. Je suis plus proche de ceux qui réagissent à un type de sujet et cherchent un style pour l’exprimer le mieux possible. Je ne vise pas à imposer mon style. C’est comme l’opposition entre les films des grands studios et les films indépendants, comme si ces derniers étaient toujours de qualité tandis que les patrons des grandes compagnies seraient tous des méchants. Je pense que certains critiques, au lieu de vouloir paraître sûrs d’eux-mêmes, devraient admettre leur perplexité devant les choix des metteurs en scène. Evidemment, c’est plus facile de trancher en déclarant que l’on n’attend pas cela de vous et qu’en conséquence l’on n’est pas intéressé. L’être humain est une mécanique assez complexe. Il y a des jours où je me sens plus proche de Kafka, d’autres de ce jeune garçon. Je change de jour en jour.
15.   Comment avez-vous conçu cet hôtel qui est différent de celui de Barton Fink?
16.   Il est certainement très présent dans le livre. Dans Barton Fink, les frères Coen ont davantage fait de l’hôtel un personnage, mais leur projet était différent. Leur hôtel devait s’affirmer progressivement, et sa présence culminait dans une scène qui appartenait à une intrigue secondaire que j’ai complètement éliminée. Aaron était enfermé dans sa chambre vers la fin du film, puis il descendait dans la salle de danse située au sous-sol et demandait un emploi au «service des clients», une expression qu’il avait entendue dans la bouche de la prostituée. C’était une séquence très baroque, avec tous les gens en sueur et une dominante bleue, couleur qui n’apparaît jamais dans le film. C’était très frappant visuellement, mais j’ai dû la supprimer: d’abord parce que le film était trop long, ensuite on se demandait pourquoi il pouvait sortir de sa chambre pour faire cette demande et non pour voler de la nourriture puisqu’il mourait de faim. Je ne pouvais pas non plus placer cette séquence ailleurs car elle correspondait à son état physique et mental.
17.   Quelle durée avait le premier montage?
18.   Deux heures quinze. C’était très long et j’ai coupé trente-cinq minutes. Je n’aime pas les films qui ne sont longs que parce que le metteur en scène est amoureux de ce qu’il a filmé. La longueur de lawrence d’Arabie est justifiée, mais King of the hill n’est pas une épopée. J’aime sortir d’un film et avoir envie de le revoir. J’ai eu beaucoup de mal à couper, entre autres cette séquences, mais je pense que j’ai eu raison de le faire pour le bien du film. Il est intéressant de noter combien le public est souvent en avance sur vous et sait faire des rapprochements, et combien parfois il ne comprend pas du tout certaines intentions trop intimes pour le réalisateur. Je ne veux pas à tout prix que les spectateurs aiment ce que j’ai fait, mais je tiens à ce qu’ils le comprennent.
19.   Vous avez choisi des couleurs chaudes – des marrons, des jaunes, des tons ambrés.
20.   Nous avons cherché du côté d’Edward Hopper, où les rouges sont bourgogne, les jaunes moutarde. Le quartier de St. Louis où nous avons tourné avait ces couleurs, les briques étaient d’un rouge soutenu. Je n’ai jamais vu autant de briques de ma vie. Nous avons volontairement restreitn la palette, et beaucoup de soin a été apporté aux textures, celles des murs et des plafonds avec leurs surfaces lisses qui reflétaient la lumière. C’était très différent des tons «réalistes» de Sexe, mensonges et vidéo ou du noir et blanc de Kafka, sans parler des couleurs étranges et froides des séquences finales de ce dernier film. Il est intéressant de voir comment on peut influencer le public indirectement avec les sons et les couleurs. Cela me rend malade quand je vois des films où le décorateur et l’ingénieur du son n’ont pas vraiment apporté leur contribution, ce qui, bien sûr, en dernière analyse, est la faute du metteur en scène. Evidemment, les décors coûtent cher et le directeur artistique est plus limité par les questions d’argent que le chef opérateur. Pour bien éclairer, on n’a pas besoin de beaucoup de lumière, comme le prouve Philippe Rousselot. Le réalisateur se doit d’être très spécifique dans ce qu’il demande à son décorateur pour que celui-ci ne fasse pas un travail qui n’apparaîtra pas à l’image. J’ai tendance, pour cela, à bien préparer et à construire les scènes à l’avance. Je ne tourne pas des milliers de mètres de pellicule pour me débrouiller ensuite au montage. Je dois être capable de dire que je n’aurai pas besoin de plafond dans cette scène ou qu’il me faudra une moitié de plafond dans une autre. De petits détails comme cela vous permettent de venir dans le décor la veille du tournage et de demander que l’on repeigne cette surface. Des modifications de ce genre peuvent se faire si l’on a par ailleurs su gérer son budget. Pour King of the hill, il a été de huit millions de dollars pour huit semaines de tournage. L’hôtel a été construit dans un entrpôt. Dans l’ensemble, nous avons essayé d’être fidèles au style de l’époque en évitant les couleurs trop familières aux spectateurs d’aujourd’hui. Nous ne recherchions pas non plus un style de photo à la Walker Evans. Le fait qu’il s’agissait de réminiscences nous donnait aussi plus de liberté. Les temps étaient difficiles, mais en même temps le souvenir était teinté de nostalgie. Mon père, par exemple, est toujours attiré par cette époque.
21.   Avez-vous visionné des films de cette période?
22.   Pas vraiment. Nous recherchions plutôt un registre d’émotions lié à l’enfance. Nous avons évoqué Les Quatre cents coups, Le Voleur de bicyclette, Ma vie avec mon chien ou encore Hope and glory, qui évoque également de manière étrange une période dramatique.
23.   Comment expliquez-vous la tendance contemporaine à filmer des souvenirs d’enfance, de Radio Days à L’Ami retrouvé, de L’Empire de solei au prochain film de Kubrick, Wartime Lies?
24.   Cela a peut-être à voir avec la désintégration de la famille, le nombre croissant de divorces, les enfants nés de mariages différents. Ma génération, fracturée, déboussolée, en est le résultat. J’ai été amené à étudier l’impact psychologique considérable que peut avoir une éducation instable, imprévisible, incertaine. Je ne sais pas si les autres cinéastes ont eu la même réaction, mais cela a certainement joué pour moi. Je pense que la génération de mon père accordait plus de prix au sacrifice. Aujourd’hui, de nombreux adultes en Amérique, à un certain stade de leur vie, décident de penser avant tout à eux-mêmes, d’avoir une nouvelle femme, etc. Je ne porte aucun jugement moral sur ces comportements, mais je suis sûr que cela a eu des conséquences sur les enfants de ces parents. Longtemps, les effets en ont été cachés, mais aujourd’hui ils remontent à la surface. On a une génération de gosses qui n’attachent pas beaucoup d’importance aux autres êtres humains, qui ne sentent pas les rapports avec les autres car dans leur vie, ces rapports ont été brisés très tôt.
25.   Comment avez-vous travaillé avec Jesse Bradford qui joue Aaron?
26.   Il a été étonnant, indépendamment de son expérience professionelle. Il y a un cliché à Hollywood qui veut qu’il ne faut pas travailler avec de l’eau, des avions, des animaux et des enfants. Après Sexe, mensonges et vidéo, il n’y avait pas de défi plus grand pour moi que de réaliser Kafka. Après Kafka, ce fut un autre défi que de tirer une grande interprétation d’un comédien enfant. Il est dans chaque scène et porte le film sur ses épaules. Avec notre budget minuscule, nous avons fait une recherche «à la Autant en emporte le vent» dans trois grandes villes. Le premier gosse que j’ai auditionné pour le rôle fut Jesse Bradford. J’ai dit à la directrice du casting: «C’est lui.» Vingt minutes après, j’avais choisi l’interprète de Lester. Elle m’a dit: «Arrêtez! Je ne vais pas vous laisser faire la distribution après une seule audition!» D’autant qu’il nous restait trois semaines pour choisir! Je lui ai dit que ce n’était pas ma faute, qu’elle avait bien fait son travail. N’empêche qu’elle commençait à paniquer! Et ça a continué: Jeroen Krabbe, Lisa Eichhorn, Spalding Gray, Elizabeth McGovern, Karen Allen ont été mes premiers choix. Ils étaient libres et j’ai pu les engager. Ce qui m’a frappé avec Jesse Bradford, c’est qu’en lisant le scénario et en parlant avec moi, il y avait comme un voile sur son visage. Il était très curieux et professionel, mais il ne me laissait pas savoir ce qu’il pensait vraiment de ce qui lui arrivait dans l’histoire ni de l’expérience qu’allait représenter ce film pour lui. Il portait un masque pour cette audition, et c’était exactement ce que son personnage aurait fait. Mon seule problème était sa beauté qui risquait de ne pas lui attirer la sympathie du public, à moins qu’il ne compense cela par un jeu inhabituel. Ce qu’il est parvenu à faire.
27.   Le titre, King of the Hill, est très mystérieux.
28.   J’aime son ironie. Il y a un moment dans le livre qui est lié à cette expression. Lorsqu’il mange du papier et a des hallucinations, il rêve qu’il joue à ce jeu connu en Amérique: un enfant, au sommet d’un monticule, doit se défendre contre d’autres gosses qui essaient de le faire tomber et de devenir à leur tour le «roi de la colline». Dans son rêve, qui devient cauchemar, il est sur une montagne de boue et un glissement de terrain ensevelit deux garçons qui voulaient le déloger. Cela faisait partie d’une des premières version du scénario: j’ai dû y renoncer. Mais j’ai gardé ce titre par antiphrase car il est tout sauf le roi de la colline. Cela sonne bien aussi à l’oreille.
29.   Ce n’est pas une tradition américaine pour un réalisateur d’être son propre monteur. Pourtant, c’est ce que vous faites.
30.   Je crois que si les metteurs en scène le voulaient, ils le pourraient. D’ailleurs la plupart vont à la salle de montage. Il est vrai que d’un point de vue pratique les syndicats n’aiment pas cela, et il est hors de question que je reçoive un jour une récompense pour mon travail de monteur. Ces prix sont donnés par la Guilde des monteurs et elle n’apprécie pas que je fasse mon propre montage. Mais, pour moi, c’est au montage que le cinéma est un art. Vous rassemblez tous les éléments et vous bâtissez votre film. C’est le moment que je préfère. Je déteste écrire. Parfois j’aime mettre en scène, mais j’adore le montage. Quand je monte, j’en veux parfois beaucoup au metteur en scène, mais j’aime cela néanmois!
31.   De ce point de vue, quel genre d’expérience a été pour vous King of the Hill?
32.   King of the hill a été un dur labeur. J’en ai commencé l’adaptation en terminant Kafka. Puis jel ‘ai mis en scène en tournant plus de pellicule que je ne l’ai jamais fait, avec un scénario plus long que d’ordinaire. Le film avait une structure plus que les deux précédents, et j’avais sans cesse à résoudre des problèmes différents. Ce fut un tournage épuisant car je n’avais vraiment personne pour me seconder, sans que je puisse dire que des pressions se soient exercées sur moi. Et ensuite il a fallu que je m’assoie chaque jour pendant des mois à la table de montage. J’ai deux projets, l’un modeste, l’autre de plus grande ampleur. Cette fois, je songe pour le second à engager un monteur qui pourra travailler pendant le tournage, cela m’évitera d’avoir à refaire des scènes, ce qui est très coûteux. Je viens de tourner un film «noir» d’une demi-heure, The Quiet room, d’après un romancier que j’ignorais complètement et qui écrit sous le pseudonyme de Jonathan Craig, un nom qui m’était également inconnu! J’avais aimé son récit et je l’ai proposé à une chaîne câblée, Show Time, qui produisait une série de six courts métrages, Fallen Angels, d’après  des romanciers comme Chandler, Hammett ou Cain, et mis en scène par Jonathan Kaplan, Phil Jouanou, Alfonso Queiro, Tom Hanks et Tom Cruise. Ils avaient engagé un monteur et j’ai été très désorienté. En effet, si je tourne une scène de dialogues avec trois plans qui se suivent, je sais exactement à quel moment précis je vais les relier. Cela m’intéressait de savoir s’il saurait trouver ce moment, et la plupart du temps il ne le trouvait pas. Ce n’était pas un mauvais monteur, mais j’ai compris à quel point je montais dans la caméra.
33.   Pouvez-vous nous parler de ces deux projets?
34.   Le projet le plus important du point de vue du budget traite des débuts du football professionnel dans les années vingt. Le second est une idée originale que je vais essayer de développer cet été. Ce sera très étrange et contemporain, c’est tout ce que je peux vous en dire. Cela fait longtemps que j’y pense, je n’ai cessé de prendre des notes sans savoir si cela boutirait à quelque chose. Je ne voulais pas que le film exprime directement le thème que j’avais trouvé. C’est un projet sans doute encore plus personnel que Sexe, mensonges et vidéo, mais je souhaite que l’histoire ne soit pas trop contraignante. Quand je regarde Sexe, mensonges et vidéo, ce qui me déçoit, c’est que les idées du film sont les idées dans le film. Fondamentalement, ce sont des personnages qui articulent des idés. Je voudrais arriver à quelque chose de plus oblique. Un jour, je me promenais dans la rue à New York, et soudain j’ai entrevu la manière d’accomplir cela. En même temps j’étais frustré parce que j’étais en train de terminer le montage de King of the hill, il me fallait tourner cet épisode pour la télévision, et ensuite venir à Cannes sans avoir le temps de m’atteler au scénario. Je n’ai plus qu’une envie maintenant, c’est de me mettre au travail. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas encore fait un grand film, une œuvre qui corresponde à mon idée de l’art cinématographique. Ce projet, je l’espère, me permettra d’explorer un territoire d’expression personnelle que l’on peut seulement aborder après quelques années de pratique et d’expérience.

(Entretien réalisé à Cannes le 22 mai 1993 et traduit et l’anglais par Michel Ciment.) [A shitty job.]

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