Le troublion Harmony Korine revient en force avec
Spring Breakers, exemple rare d’un film qui risque de réunir les cinéphiles
ardents et les fans d’idoles Disney. Visite chez lui à Nashville, berceau d’un
des imaginaires les plus débridés du cinéma américain.
Korine, mort ou vif
2h54, Nashville, Tennessee. Les arbres s’inclinent
vers le bitume. Les feux rouges clignotent à un rythme épileptique. Une sirène
se mêle au bruit furieux du vent dans un grondement d’outretombe. J’appelle la
réception de l’hôtel pour demander s’il faut s’inquiéter. Oui, il faut
s’inquiéter: «Il y a des tornades dans la
région. Veuillez descendre au rez-de-chaussée.» Bientôt tous les clients du
Holiday Inn sont réunis en pyjama dans une salle de conférence sans fenêtres.
Pendant que d’autres suivent la météo sur leur iPad, je suis hanté par la
première scène de Gummo, le premier
film d’Harmony Korine: sur un collier de plans secoués, une voix off marmonne
qu’on regarde les dernières images de Xenia, Ohio, bourgade décimée par les tornades.
Mon premier contact avec Harmony Korine remonte à la
sortie en 2009 de Trash Humpers («les baiseurs de
poubelle», en VF), son long métrage le plus «fait maison», vadrouille vidéo où
Korine, sa femme Rachel et quelques-uns de leurs amis s’affublent de grotesques
masques de vieillards pour se comporter comme des ados déchaînés, fracassant
des téléviseurs, murmurant des chansons démoniaques et se frottant à des
poubelles comme des pantins lubriques. Harmony avait accueilli mon mail
proposant une rencontre chez lui à Nashville avec enthousiasme. Mais la
première fois que j’ai composé son numéro, la voix à l’autre bout du fil m’a
presque autant effrayé qu’une alerte à la tornade: un rugissement guttural
répétant «Allo? Allo?»
par-dessus mes explications de plus en plus intimidées, une voix de plus en
plus méfiante - «Mais qui est là,
putain?!» - qui a fini par me raccrocher au nez. Je m’assure que j’ai le
bon numéro, je rapelle, même voix enragée dans le combiné, mais je persiste et
finalement le vieux furax et sourd laisse place à un ado excité: «Eh, mec, comment ça va?» Bonjour,
Harmony Korine, et félicitations pour le standardiste. «Ah, c’est le vieux Lamont. Je lui donne une poignée de dollars par jour
pour répondre au téléphone. Il creuse aussi des fossés autour de la maison. Je
te le présenterai.»
Malheureusement cette première visite tombera à
l’eau car Trash Humpers ne sera pas
distribué en France. Si le film était un retour encourageant vers la liberté
sauvage de son auteur après le pesant Mister Lonely, son
succès fut modeste. Sorti aux États-Unis par le label de rock indé Drag City
(cf. Cahiers n. 659), Trash Humpers fut distribué sur le modèle d’une tournée rock, passant pour une ou
deux soirées dans des salles hétéroclites. Spring Breakers joue sur un tout
autre terrain: en compétition à Venise, le film sort sur 250 écrans aux
États-Unis, distribué par Annapurna Pictures, société de l’héritière
milliardaire Megan Ellison (voir
portrait ci-après), par ailleurs productrice de The Master et Zero Dark Thirty.
Ceci explique peut-être que, au moment de reprendre contact avec Korine, tout a
changé: plus de Lamont au téléphone, pas de réponse du tout d’ailleurs. Jusqu’à
ce lundi où j’apprends finalement qu’Harmony m’attend à Nashville mercredi.
Mythologies
C’est avec les yeux rouges d’une nuit sans sommeil
que je rencontre finalement le cinéaste, lui aussi en mauvais état après une
nuit passé à réconfronter sa fille. On décide quand même de faire un tour en
voiture du côté de The Nations, quartier «difficile» à trois minutes de chez
lui, mais comme il le dit, «de l’autre côté du monde». Harmony aime The Nations
parce que «ça [lui] rappelle le Nashville
de [son] enfance». «Maintenant, tout
se ressemble. On démolit tout ce qui est vieux ou délabré. Ce quartier
ressemble au vieux Nashville.» Le Xenia, Ohio de Gummo a
été tourné dans The Nations. Pour Trash Humpers, Harmony et ses amis «se levaient le matin, erraient dans The
Nations et se filmaient en train de baiser des poubelles.»
Ces petits terrains entourés de grillage où la maison
principale est à peine plus grande que les innombrables niches des chiens qui
hurlent à l’approche du moindre passant ne sont pas particulièrement exotiques
pour qui s’est déjà éloingé des centres urbains américains. L’accumulation de
véhicules se fondant dans la terre, les montagnes de canapés abandonnés en bord
de route et l’odeur âcre qui signale la présence d’un labo clandestin de
méthamphétamine sont plus folkloriques. Pourtant certaines rues, comme celle
sillonnée par les chasseurs de chats au début de Gummo, ressemblent à de modestes parcelles du rêve américain, avec
leur petit bout de gazon, leur boîte aux lettres plantée sur un poteau et leur
porche avec balançoire. Mais en traversant The Nations, Korine me fait voir ce
qu’il voit. Ou plutôt ce qu’il imagine. Ça commence près du terrain de basket:
«L’autre jour on jouait au basket avec
deux jeunes blacks, et tout d’un coup ils se retrouvent tous les deux par
terre, le premier à se tortiller et l’autre à se tenir le coude. Ils s’étaient
rentrés dedans et les dents du premier étaient restées dans le coude de son
pote! J’ai dû les extraire comme si j’éclatais un bouton!» Bientôt, tout ce
que je remarque est matière à élucubration. Le salon de coiffure Club Hacienda? Ce
serait un bordel célèbre. Ce jardin avec un grillage particulièrement imposant?
Une arène pour combats de coqs. Et ce graffiti «RIP TRAV» sur le flanc d’un
garage? Il se référerait à un certain Travis, «un dealer
qui a bossé avec nous. Ils l’ont brûler dans un baril à ordures.» Plus
loin, un hangar en brique et Korine s’emballe: «Tu vois là-bas? C’est un studio porno, le Ranch de la Double Pénétration. La plupart des pornos redneck sortent de là.
Dieu sait ce qu’ils y font. C’est comme Sodome et Gomorrhe, dans ce putain de
trou. À l’époque, les intégristes cathos manifestaient devant, mais un jour
quelqu’un leur a balancé un cocktail Molotov et depuis ils les laissent tourner
en paix.» Qu’importe si mes amis de Nashville m’assurent que l’histoire du Ranch de la Double Pénétration est aussi
vraie que l’existence de Lamont le creuseut de fossés – c’est-à-dire pas du
tout, Korine me fait rentrer dans son jeu. Je commence même à voir les bennes à
ordures alignées le long des allées comme un appel à la volupté.
«Vas-y, fonce!»
Korine choisit le moment où je sors prendre une photo
pour me raconter comment, sur le tournage de Gummo, les habitants du quartier ont reçu le chef opérateur
Jean-Yves Escoffier avec des volées de briques. Mais pas de panique: «Vas-y, fonce! J’assure tes arrières!» «Vas-y, fonce!» pourrait bien être sa
device. Il s’agit après tout d’un cinéaste qui entreprit en 1999 le projet Fight Harm, dont le
principe était de le filmer en train d’insulter des inconnus baraqués jusqu’à
ce qu’ils en viennent aux poings. Son équipe ne pouvait intervenir qu’en cas
d’évanouissement. Le film fut abandonné après que Korine s’était fait baiser
quelques os. Aujourd’hui il est moins susceptible de mettre son propre corps en
danger, mais il continue à foncer. Un exemple notoire est survenu pendant le
tournage des bacchanales de Spring Breakers, filmées en Floride pendant le
vrai Spring Break, cette débauche annuelle des étudiants américains au soleil
immortalisée par la série de vidéos Girls
Gone Wild, pour permettre aux actrices du film d’être entourées par de
vrais fêtards. «Je voulais une caméra qui
semblait tomber ou flotter, donc il fallait composer les plans. Mais une fois
que c’était mis au point, on y allait à fond. Ils font des bubble parties pour lesquelles ils louent des machines qui
remplissent leur chambre d’hôtel de bulles. Et les gosses deviennent dingues.
C’était la dernière scène de la journée, alors je leur ai dit: “Très bien,
si vous voulez y aller, on y va, je veux que vous détruisiez cet hôtel!” C’était comme des termites, ils arrachaient
même le plafond. Et puis un mec a pris une peinture sous verre et se l’est
cassée sur la tête. J’étais face à une chambre d’hôtel remplie de bulles, de
gosses à poil et d’éclats de verre. C’est devenu très effrayant. Très vite, le
mec était couvert de sang et il se léchait. Mais ça s’est intégré dans la
fête.»
Spring Breakers
raconte la virée de quatre étudiantes qui font un hold-up pour financer
leur spring break en Floride. Autrement
dit, c’est le plus grand étalage de formes féminines en maillot de bain depuis Alerte à Malibu, et sans doute le plus
déprimant. Si les films précédents de Korine traitaient de groupes isolés –
chasseurs de chats, imitateurs de célébrités, culbuteurs de poubelles – ces
jeunes femmes pourraient être nos filles ou nos petites sœurs. Trois d’entre
elles sont d’ailleurs interprétées par de jeunes actrices adulées par les ados
et les préados – Selena Gomez et Vanessa Hudgens de Disney Channel, et Ashley
Benson de la série Pretty Little Liars.
Par son portrait d’une jeunesse dissolue, Spring
Breakers rejoint Kids (1995),
scénario qui rendit Korine célèbre à l’âge de 22 ans. Mais dans Kids, Korine décrivait ses propres
comparses sur la scène skate new-yorkaise, et la msie en scène de Larry Clark
apportait une caution morale. Aujourd’hui, Korine a 40 ans et Spring Breakers regarde vers la
prochaine génération, dépeignant une jeunesse droguée qui s’ennuie si ferme
qu’elle cherche à tout prix à échapper à un monde où vie et jeux vidéo semblent
indifférenciables et où la chair fraîche est si disponible qu’on se tourne vers
les flingues pour retrouver le frisson de l’interdit.
Que des starlettes Disney se soient prêtées à un jeu
pareil fait rire: «Le monde a vraiment
changé... Quelque part, ce film je l’ai fait pour leur fans. Je veux pénétrer
dans l’esprit des jeunes. Je veux qu’ils fassent l’expérience de ce film. Mais
j’ai vu beaucoup de filles. Il fallait qu’elles soient audacieuses, qu’elles
aillent là où elles n’étaient jamais allées, où elles n’étaient pas à l’aise.
J’étais très clair sur le fait que ce film se démarquerait par rapport à ce
qu’elles avaient fait auparavant. Je ne ressens pas le besoin de convaincre ou
de cajoler. Les gens savent qui je suis et ce que je vais faire. Ça fait un bon
moment que je fais des films, on sait que je vais y aller à fond.»
Dans la cave du trash
humper
Nous rentrons chez Korine à Richland, joli quartier
résidentiel caché à quelques minutes du centre de Nashville. Depuis cinq ans,
Korine est devenu un réalisateur de pubs prisé. Quand il a besoin de «rue
emblématiques de l’Amérique» pour des projets comme sa série de publicités,
étonnamment tendre et contemplative pour l’assurance Liberty Mutual, c’est ici
qu’il tourne Pas de poubelles en vue.
La famille Korine vient d’emménager dans une grande
maison en pierre, quittant le quartier branché de Belmont où Korine a été
élevé, mais où il devait supporter trop de visiteurs inopportuns. On entre par deux
grandes salles illuminées et quasi vides, mis à part un accrochage d’art
contemporain où on reconnaît des œuvres d’artistes tels que Mike Kelley, Raymond
Pettibon, Boris Mikhaïlov ou l’ami Larry Clark. En attendant d’emménager
dans un vrai atelier d’artiste, Korine est revenu à l’underground: une salle de
chaudières dans sa cave. Quand il n’est pas en tournage, c’est ici qu’on le
trouve. Ses peintures gribouillées sur des boîtiers VHS de vieux films comme
Speed rappellent les couleurs criantes de Spring Breakers. «Je collectionnais de l’imagerie de Spring
Break avant même de savoir que j’allais faire ce film. J’ai des milliers de
photos allant du porno genre écolières à des images de fêtes, de gosses qui
pissent dans des voiturettes de golf ou se dégueulent dessus. Graphiquement,
c’est génial. On retrouve toujours ces couleurs fluo, presque des couleurs de
célébration. Du vernis à ongles fluo, des couleurs bonbon, ce qui ramenait au
monde du rap, avec ses bagnoles peintes avec ce genre de couleurs.»
Comme ses peintures, les films de Korine sont des
objets hétéroclites. Déjà, Trash Humpers était conçu comme
une cassette vidéo découverte dans un fossé – Korine voulait même sortir le
film anonymement en le déposant au hasard dans les magasins avant de se rendre
compte que cette méthode l’empêcherait de détenir le copyright du film. Spring Breakers est un jeu vidéo, une
chanson pop, ou un mélange de tout ce qui peut passer par les téléphones de ses
héroïnes. En créant ses objets non identifiés, Korine prend les risques d’un
pionnier. Il admet qu’il a passé les dix premiers jours de tournage de Spring Breakers terrifié à l’idée que le film tourne au désastre, se
réveillant plus d’une fois au milieu de la nuit, trempé de sueur. Le
réalisateur avait expérimenté son concept de «micro-scènes» sur des pubs, mais
n’était pas certain qu’il tiendrait l’épreuve du long métrage. Et il devait
composer avec une nouvelle équipe, le chef opérateur Janusz Kaminski, fidèle
collaborateur de Steven Spielberg, ayant dû se désister au dernier moment pour
être remplacé par Benoît
Debie, chef opérateur de Gaspard Noé. Le monteur Douglas Crise, que
Korine n’avait jamais rencontré en personne, montait à Los Angeles pendant que
le tournage avançait en Floride. Les premières scènes montées sont arrivées
après une semaine: «C’était tout faux.
J’ai appelé Douglas et je lui ai dit: “Jette tout ça, voilà ce que je veux.” Ça
avait rapport avec la musique. Je lui ai dit que je voulais sauter en avant et
en arrière dans le temps. Il m’a renvoyé les scènes quelques jours plus tard
et, même si c’était loin d’être parfait, je savais que ça allait marcher. Il
fallait que je sois là avec lui pour vraiment composer le film, mais je savais
qu’au niveau narratif et esthétique, ça allait fonctionner.»
Le temps
dans Spring Breakers se perd et se
retrouve, glisse, les scènes se fragmentent, s’éparpillent, se rattachant à
travers l’épaisse couche de musique qui recouvre le film du début à la fin. «Je ne pensais pas à d’autres films en
préparant Spring Breakers. Le langage
du film était plus proche de la musique, du clip – la musique électronique, le
rap, tout ce qui utilise le sampling. C’est pour ça que les séquences se
répètent, et le son est en boucle. Je voulais faire un film qui avance comme
une chanson pop violente, avec des refrains et des accroches. C’est comme la
chanson de Britney Spears que reprennent les filles: c’est beau, c’est lisse
comme un bonbon, hermétique, froid, pop, et séducteur. Et en même temps, il y a
quelque chose d’étrange et de violent en dessous. Ça faisait un moment que je jouais
avec l’idée de micro-scènes dans mes pubs. Je voulais raconter une histoire
très vite mais que cette vitesse ait du cœur. Avec Spring Breakers, les micro-scènes étaient plutôt comme des boucles. Si un dialogue
durait une minute, j’essayais de l’étirer ou de le réduire à quelque chose de
très simple ou de le répandre à cinq ou six endroits comme une accroche
musicale ou un mantra. Je voulais que la musique ressemble au sound design et
vice versa. Je ne voulais pas une BO normale, mélodique et rythmique, je
voulais quelque chose de plus angulaire, tonal, ambiant. Je répétais sans cesse
aux compositeurs Skrillex et Cliff Martinez que la musique devait être
physique, avec une présence physique aussi forte que les images. D’ailleurs les
quatre-vingt minutes du film sont presque purement musicales. Et le volume est
au maximum. C’est aussi agressif et intense que possible. Je travaille toujours
avec le sound designer pour que le public ne soit jamais à l’aise, ne puisse
jamais se reposer dans son siège et se dire: “C’est juste un film.” Si on y
réfléchit, à part les dialogues de James Franco, il y a très peu de texte. Les
filles ne parlent quasiment pas. Qu’est-ce qu’elles auraient pu dire? Ce n’est
pas un film pour “dire”, c’est une expérience. Je voulais qu’il soit comme un
trip ou un jeu vidéo. Quelque chose qui fonctionne sur sa propre logique mais
soit presque “post-dialogues”.»
Toujours connecté
En regardant Spring
Breakers, on pense aussi à une session Internet avec dix fenêtres ouvertes
et iTunes en boucle, métaphore peu suprenante quand on sait que Korine va
trouver l’inspiration dans les coins les plus mal famés d’Internet. Pour
prépaper James Franco, qui n’avait pas le temps de se prêter à de longues
répétitions, à son rôle d’Alien, le rappeur dealer surexcité, Korine lui
envoyait des centaines de clips pris sur YouTube, de chansons et de photos. Il
me donne un aperçu de ses ressources en me recommandait Ghetto MySpace, un site Internet
hallucinant, limite raciste, où un comique blanc archive des centaines de
photos de blacks trouvées sur MySpace: en matière de sexe, drogues et flingues,
on ne peut pas imaginer plus trash. Le plan extraordinaire du conseil de guerre
réunissant Archie (le rival d’Alien), femmes, enfants et gardes surarmés autour
d’une montagne de marijuana est un concentré de Ghetto MySpace.
Si Archie, Alien et les autres sont indubitablement
des freaks, se limiter à penser le cinéma de Korine comme un freak show serait
passer à côté de cette poésie inexplicable qui a toujours habité ses films, du
dîner aux spaghettis dans l’eau noire de Gummo
jusqu’à la caméra qui se renverse à la fin de Spring Breakers pour montrer deux filles en bikini et
passe-montagne rose embrasser un mort et disparaître dans la nuit. Avec Spring Breakers, les abstractions
poétiques de Korine se heurtent à la réalité de manière inattendue: du casting
à la forme, le film atteint un état survolté recherché par son auteur, mais
reste sans cesse en dialogue avec le réel.
«Les actrices
sont de cette génération. Elles la représentent. Jouer ces rôles, c’était un
très petit pas pour la plupart d’entre elles, même si les actions sont plus
extrêmes. Elles envoyaient des textos et des tweets et tout ce bordel jusqu’à
la seconde où on tournait. D’habitude je ne permettrais pas ce genre de choses
sur un plateau mais je me suis rendu compte que c’est ce qu’elles sont, dans le
film et en dehors. Parfois elles étaient sur Facebook ou Instagram pendant la
scène. J’ai commencé à admirer cette attitude et finalement je leur disais de
prendre leurs téléphones devant la caméra. J’ai vécu des choses avec ces filles
que je n’avais jamais vues avec d’autres comédiens. Leur célébrité est très
précise – cette espèce d’idolâtrie adolescente très intense. Quand on tournait,
il y avait parfois plus de paparazzis que de membres de l’équipe. Pour le
hold-up tourné en plan-séquence, on était à découvert toute la journée. Les
paparazzi étaient en face. Un de mes assistants est venu me montrer un blog
consacré au tournage et des photos en temps réel. C’était incroyable. D’un côté
c’était terrifiant, mais d’un autre excitant parce qu’il y avait deux films en
train d’être réalisés, celui que je tournais et le film public. Comme s’il y
avait un univers parallèle.»
Harmony Korine, moraliste?
Je profite du silence ouvert par cette idée d’univers
parallèle pour poser la question qui me brûle, sachant que je risque de passer
pour saugrenu.
«Harmony, es-tu
un moraliste?
- Qu’est-ce que
tu veux dire?
- Est-ce que tu
vois tes films comme des réflexions morales?
- Je n’ai
jamais compris cette idée par laquelle les gens mauvais ne font que de
mauvaises choses et les gens bien ne font que de bonnes choses. Alors, non, je
dirais que je ne suis pas vraiment un moraliste parce que mes films se situent
dans cette zone floue, au-delà des questions morales inattaquables qu’on trouve
d’habitude au cinéma. Dans mes films, et surtout dans Spring Breakers, on trouve le mal dans le bien et vice versa.
Je ne ressens pas le besoin de voir mes personnages aller en taule ou mourir simplement
parce qu’ils le méritent. Je n’aime pas quand les choses – les personnages ou
même l’interprétation des personnages – n’ont qu’une facette. J’essaie de
rendre tout cela plus abstrait. Quand je tourne, ce qui m’intéresse surtout,
c’est l’énergie. Mes films parlent d’énergie et d’émotion. Je suis toujours
attiré par l’inexplicable et le déroutant. On peut partir dans n’importe quelle
direction. J’appelle ça un art mistakist
[«erreuriste»], où je m’intéresse plus aux erreurs, à l’aléatoire, à ce qui est
humain et bancal dans la situation.»
Je réponds que si je lui pose
cette question relative au jugement moral dans son cinéma, c’est en partie
parce que j’ai vu Gummo dans une
salle parisienne, entourné de spectateurs français ricanant. Beaucoup – surtout
ceux qui ne connaissent l’Amérique que par le cinéma – prennent le portrait des
États-Unis de Korine pour argent comptant, s’imaginant qu’entre New York et Los
Angeles, c’est le règne des freaks, des losers et autres énergumènes
white trash. Le portrait d’une jeunesse écervelée se remuant sur un
rythme électronique dans Spring Breakers
me laisse anticiper avec horreur ce que ces mêmes spectateurs penseront de nos
jeunes. Mais la série de messages téléphoniques que les filles laissent à leurs
familles tout au long du film laisse une impression moins sombre. Au départ, le
grand écart entre leurs aspirations – éloge de la liberté et de la connaissance
de soi – et leurs actes – bière à gogo et triolisme en piscine – semble
ridicule, mais l’accumulation des appels sans réponse finit par toucher. On se
souvient des parents de Kids, ou
plutôt de leur absence. Ces filles sont des enfants. Devrions-nous nous sentir
responsables pour leurs méfaits? Spring
Breakers est-il un réquisitoire?
«Je ne sais pas
si c’est un réquisitoire. Je comprends et je viens de ce monde-là. De cette
façon, je suis purement américain. À part Clint Eastwood, le cinéaste le plus
américain sur terre, c’est moi. Vraiment. D’autres ont peut-être vécu aux
États-Unis plus longtemps, mais ils ne font pas ce que je fais. Je ne vous
raconte pas l’Amérique, je vous la montre. Et je ne veux même pas dire toute
l’Amérique, parce que qu’est-ce que j’en sais, moi? Je vous montre mon
expérience telle que je la vis. Alors je ne peux pas dire que je mets en cause
cette jeunesse. C’est la jeunesse que je connais. Mais ce n’est jamais censé
être ceci ou cela – par certains aspects, mes films sont ambigus d’un point de
vue moral. J’aime ce qui a deux ou trois significations ou ce qui fait rire
tout en faisant honte de rire. Je ne réaliserai jamais un film qui serait un
strict réquisitoire. Spring Breakers,
c’est plutôt une célébration bizarre. Bien sûr qu’il se passe des choses
horribles, ce n’est pas ça que je célèbre, mais j’essaie d’atteindre une
certaine poésie pop. C’est comme le monde réel, mais j’essaie de le pousser
vers quelque chose de survolté. j’essaie de ne pas trop analyser, de ne pas
être obsédé par la signification de chaque élément. Souvent l’essentiel, c’est
l’image et le son, et le sens c’est plutôt un résidu de l’image. Beaucoup de
scénaristes partent d’un sens précis et vont vers l’image. Je ne travaille pas comme
ça. Les films veulent dire tout et rien. C’est comme la vie, je ne sais pas ce
que ça veut dire.»
Si on lui décrit Spring
Breakers comme un récit d’initiation où des jeunes filles blanches
descendent s’éclater en Floride, tuent plein de blacks et rentrent à la maison
l’air un peu triste, que pense-t-il de ce résumé? «Ça fait partie du film, oui. Mais je ne pense pas que ce soit le
message. Spring Breakers tourne
plutôt sur la mystique du gangster, ou sur l’idée que la différence entre
regarder et participer devient de plus en plus abstraire. Le Spring Break,
c’est une métaphore de l’idée de liberté absolue, au-delà de la rédemption. Et
ce qui m’intéresse vraiment, c’est que le film se transforme, qu’il devienne
autre chose, quelque chose comme un film noir de plage. Qu’il traite d’une
Amérique perdue, cachée, du sordide et du sinistre à quelques pas de la plage,
loin des touristes et des néons. Dans ces coins-là, on dirait que tout le monde
est dans le Witness Protection
Program. C’est à ça que je voulais
arriver: le monde d’Alien.»
Si je ne le savais pas avant, le Ranch de la Double
Pénétration m’aurait confirmé que la réalité n’est qu’une matière brute pour
Korine. Il dirige sa caméra vers l’Amérique, mais ce sont ses propres mythes
qu’il enregistre, réunissant de manière insolite observation et imagination.
Dans chacun de ses films, ses mythes brassent des bouts d’Amérique avec un
regard fasciné, parfois euphorique, souvent tendre. Et nous laisse seul à nous
débattre avec leurs aspects les plus dérangeants.
Nous remontons à l’étage. À l’arrière de la maison,
une jolie véranda a été transformée en piscine par la pluie torrentielle
accompagnant la tornade. Des ballons roses flottent un peu partout dans la
cuisine, reliques du quarantième anniversaire du cinéaste. Je lui demande si je
peux le prendre en photo devant un tableau abstrait explosif de l’actionniste viennois
Hermann Nitsch et
il prend place entre la toile et la table à repasser sur laquelle sa fille
dessine: «C’est une métaphore parfaite de
ma vie, de mon passé et de mon présent – entre Herman Nitsch et
ma fille.» Tout cela composerait un parfait intérieur domestique si une
photo de Nobuyoshi
Araki montrant une jeune femme nue sanglée dans sa chaise roulante
n’était pas accrochée en face de la table à repasser.
Propos recueillis à Nashville, le 30 janvier.
Remerciements à Martin Marquet et Scott Pierce.
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