Peut-être attendions-nous trop des Salauds, le
nouveau film de Claire Denis au titre si prometteur. Un titre direct et tranché
pour un film au final nébuleux et elliptique laissant beaucoup de questions
informulées. Le film a été assez mal reçu par la presse française à Cannes où
il était présenté à Un Certain regard, et la rédaction des Cahiers s’est
trouvée divisée (cf. critique p. 54). Claire Denis, qui
entretient un dialogue depuis longtemps avec la revue, a accepté le principe
d’un entretien contradictoire afin que nous puissions débattre du film. Qu’elle
en soit chaleureusement remerciée, c’est un exercise rare auquel peu de
cinéastes acceptent de se prêter.
1.
Delorme: La rédaction des Cahiers est assez
divisée sur votre film...
2.
Vous n’êtes pas les seuls. Et certains sont
unanimement contre. J’essaie de comprendre pourquoi. Je ne pense pas que Les Salauds soit moins violent que mes
autres films. Je suppose qu’il doit avoir quelque chose d’antipathique en lui.
3.
Delorme: Vous avez été surprise par l’accueil
négatif à Cannes?
4.
Très peu de choses. J’ai essayé de changer
plus mais et ça ne me plaisait pas. En revanche j’ai enlevé le dernier plan,
celui où on voyait la scène du dessus, en plongée sur le couple, comme au début
de la séquence. Je n’aime pas utiliser deux fois le même plan. Et je trouvais
que le plan de profil était plus beau.
5.
Chauvin: Qu’avez-vous changé entre la version
cannoise et celle qui va sortir en salles?
6.
Non. En fait on m’avait conseillé d’enlever
toute la film. Mais alors, pour moi, il n’y avait plus de film. Je dois dire
que je ne l’ai jamais pensé possible sans cette fin.
7.
Delorme: C’est donc une décision esthétique
de votre part. Ce n’est pas par contrainte que vous avez enlevé ce plan.
8.
On me disait qu’on avait compris et que ce
n’était pas la peine d’en remettre une louche. Je pense au contraire qu’on n’a
pas forcément compris. C’est une allusion à l’inceste. Ces images-là comptent
quand même.
9.
Chauvin: Quels étaient les reproches au sujet
de cette fin?
10.
Il aurait peut-être fallu le mettre au début?
11.
Delorme: Elles révèlent l’inceste. Le film va
quand même très loin dans la violence, et ce qui m’étonne c’est que tout
fonctionne comme si le film ne prenait pas vraiment en charge l’infinie
violence de tout ça.
12.
Il aurait peut-être fallu le mettre au début?
13.
Delorme: Je ne sais pas. Il s’agit quand même
d’un père qui livre sa fille en pâture à des jeux sexuels. Le sujet du film, au
fond, c’est quand même le père et sa fille.
14.
Pour moi non. C’est davantage le parcours de
quelqu’un, Marco (Vincent Lindon) qui revient pour aider sa sœur, sans se
douter que le problème est dans sa propre famille. Qu’il en est aussi la
victime. Il apparaît au-dessus des problèmes familiaux, comme peut l’être un
marin qui n’a pas vraiment de soucis de quotidien, et qui se retrouve confronté
au pire. Je n’avais pas envie de faire un film sur l’inceste. J’avais envie de
faire un film sur quelqu’un qui n’arrive pas à comprendre qu’il s’agit de ça et
que personne n’arrive à le lui dire. Être un peu comme quelqu’un qui conduit et
qui voit apparaître une chose dans le rétroviseur qui lui arrive dans la
figure, qu’il n’a pas vue à cause de l’angle mort. Je n’aime pas l’idée qu’on
puisse faire un film «sur» l’inceste. Le sujet de l’inceste doit venir d’une
manière incertaine, que même la mère ne puisse pas l’envisager. Les faits
invisibles. Je n’aurais pas eu envie que cette phase occupe plus de place dans
le film. Je pensais qu’elle devait rester obscure jusqu’à la fin, car pour moi
les intentions – ce qui fait que ça arrive ou pas – restaient obscures. En tout
cas c’est comme ça que je l’avais imaginé, à tort ou a raison. Que ce soit son
père ne change pas grand-chose. C’est une histoire possible et du reste je
pense qu’elle aime son père.
15.
Chauvin: C’est une histoire d’amour?
16.
Disons plutôt que c’est une histoire de
maladie d’amour. Ces images en tout cas ne m’ont jamais choquée. Je ne suis pas
quelqu’un de brave ni de vaillant, mais ça ne me choque pas parce que je sais
que c’est du cinéma. Ça ne fait que montrer quelque chose. Et puis c’est aussi
parce qu’il s’agit de ces comédiens-là. J’aurais moins aimé faire des inserts
d’autres personnes dans une telle histoire. Le fait que ce soit son père ne me
choque pas outre mesure. Mais j’ai l’impression que vous me regardez avec
horreur! Je pense que ce qui arrive dans le film est banal.
17.
Delorme: Non, ce qui est montré à la fin n’est
pas banal.
18.
C’est curieux parce que j’ai l’impression que
c’est une image presque baroque. Elle est inspirée de Sanctuaire de Faulkner, mais elle est beaucoup moins cruelle dans mon
film, parce qu’au moins c’est son père. Alors que dans Sanctuaire le père n’est là que pour la recueillir après. Et du
reste la relation avec lui est bien pire.
19.
Delorme: Que voulez-vous dire par «au moins
c’est son père»?
20.
Ce que je veux dire c’est qu’elle n’est pas dans
un grange, enfermée, elle est consentante. Après tout, on peut aimer son père,
je ne vois pas où est le mal.
21.
Delorme: Alors il manque peut-être une
consistance au personnage de Lola Créton. C’est juste une silhouette dans la
nuit, notamment dans ces belles images du début.
22.
Oui mais je ne sais pas si une fille peut dire
dans un film qu’elle a vécu cela avec son père. Je ne vois pas pourquoi elle
pourrait en parler, même à son oncle. Je n’y crois pas.
23.
Delorme: Ce qui est difficile pour le spectateur
c’est que c’est allusif. Les personnages sont à peine dessinés, il est
difficile de comprendre leurs motivations et du coup difficile d’accepter cette
scène finale. Pourquoi par exemple la mère ferme les yeux sur ce qui se passe?
24.
La mère fermes les
yeux, c’est un classique. Et d’ailleurs, elle ne l’accepte pas si simplement.
25.
Chauvin: Personnellement, je ne comprend pas
vraiment les personnages d’une point de vue psychologique...
26.
Moi non plus.
27.
Chauvin: ... mais je les comprends d’une
point de vue mythologique, je les vois à la manière de certains personnages de
tragédie antique.
28.
Oui, les personnages de la tragédie sont en
nous, ils ne sont pas rangés dans un grenier. Je ne suis pas passionnée par
l’inceste mais c’est peut-être au sein des familles que se passent les choses
les pires, car on ne peut pas en parler. C’est le cas depuis la nuit des temps.
Ça n’existe pas uniquement depuis l’arrivée de la modernité.
29.
Chauvin: Il n’y a pas de motivations particulières
à chercher, plutôt des grands invariants.
30.
Oui, un marin qu’on appelle et qui ne peut pas
imaginer ce pire. Qui pense qu’il est là pour protéger ses filles. Mais enfin
peut-être que je suis anormale. Je n’aurais pas eu envie que cette phase occupe
plus de place dans le film. Je pensais qu’elle devait rester obscure jusqu’à la
fin, car pour moi les intentions – ce qui fait que ça arrive ou pas – restaient
obscures. En tout cas c’est comme ça que je l’avais imaginée, à tort ou a
raison. En fin de compte, la tragédie est très proche du cinéma.
31.
Chauvin: Vous cherchez à ne pas à avoir un point
de vue moral sur cette histoire?
32.
J’ai un point de vue moral, forcément, par
rapport au film que je fais. Mais je n’ai pas envie d’avoir un point de vue
moral sur une fille qui se laisserait faire par son père, ou sur un père qui
ferait ça à sa fille. Ces choses-là ne m’intéressent pas. Et qu’est-ce que j’en
sais au fond? Cette morale ne me regarde pas davantage que quand on fait
certains rêves érotiques où on peut imaginer des choses très fortes. La morale
c’est autre chose.
33.
Delorme: Le titre, Les Salauds, c’est déjà
un judgement moral. Qui sont les salauds, et pourquoi ce titre?
34.
Le titre est venu tout de suite quand on a
commencé à travailler. L’idée de partir d’un personnage fort et sain, comme le
personnage de Toshiro Mifune dans Les
Salauds dorment en paix de Kurosawa, où le personnage doit se venger mais
n’y arrive pas. Il est pris au piège des siens. Il ne peut pas réussir cette
vengeance.
35.
Chauvin: Ce qui est troublant c’est le fossé
entre ce titre d’une grande clarté et ensuite votre façon de rester dans
quelque chose de plus atmosphérique, de révéler les choses peu à peu, de
manière allusive, par le montage.
36.
Ce n’est pas juste une question de montage, dès
le scénario c’était comme ça. Il était très important que l’on soit aussi
aveugle que lui. On ne peut pas penser qu’un type va être le héros d’un film si
finalement les ennemis sont des costauds à la mine patibulaire. Si l’ennemi
c’est le mensonge, quelque chose qu’il ne peut pas envisager, alors là il
devient un héros fragile. L’horreur qui touche à la fratrie, à la famille, ça
coupe les jambes. On ne peut pas le croire. Sans même que les questions morales
entrent en jeu d’ailleurs. Il y a un tabou qui existe dans les histoires de
famille, mqui est très puissant – et qui d’ailleurs existe dans la tragédie,
même si «tabou» n’est pas un mot grec. C’est justement parce qu’il y a un tabou
que c’est tragique.
37.
Delorme: On est un peu aveugle quand on avance,
c’est vrai, mais du coup il m’a semblé qu’il y avait une fausse piste, autour
des cercles de pouvoir. Quand il regarde sur Internet on voit ces images de
gens riches, des gens médiatisés, des gens de pouvoir, on pense à Eyes Wide Shut.
38.
Je n’ai pas du tout pensé à cette richesse-là.
Certes il a du fric, une maîtresse. Mais investiguer dans les cercles du
pouvoir tout comme traiter de l’inceste, ce n’était pas mon propos. Et
finalement j’aime beaucoup le personnage joué par Michel Subor. C’est un vieux,
il a son gosse, c’est Michel Subor. On peut imaginer que quelqu’un a été
amoureux de lui un jour. On peut être amoureux d’un homme riche, il n’y a pas
besoin de confesser ça.
39.
Delorme: Mais ce qu’on voit de lui c’est
qu’il traite sa maîtresse comme pas grand-chose...
40.
Je dirais plutôt qu’ils ont une sorte de
marché commun. C’est une relation assez courante: une maîtresse entretenue, je
ne vois pas où est le mal, sans jeu de mots!
41.
Delorme: Mais alors où est le mal dans le
film?
42.
Le mal se pose uniquement pour le personnage de
Marco, qui découvre que tout cela est né d’une culpabilité, comme une mollesse,
une faiblesse, que tout s’est accumulé comme un millefeuille. La culpabilité
liée au père qui se suicide au début du film. C’est peut-être un dégoût de
lui-même. Mais quant à savoir où est le mal, je pense qu’il n’a pas besoin
d’être nommé. Je ne fais pas des films où il y a le bien et le mal, et puis je
m’en fiche de savoir où est le mal. Il est quelque part dans le film, je le
vois à plein d’endroits. Mais à un moment donné c’est Marco qui voit le mal. Et
je crois que le film le comprend en même temps que lui, il marche à côté du
personnage.
43.
Delorme: Il y a aussi la culpabilité de Marco
d’être parti?
44.
C’est une culpabilité un peu banale. Elle
prend son sens peut-être à la fin mais je ne crois pas qu’il se sente coupable
d’avoir la vie qu’il a. C’est un choix que beaucoup d’hommes font et que je
ferais aussi si j’étais un homme. Avec ce genre de métiers on n’est jamais là
au moment où il faut. On est absent aux petits problèmes.
45.
Chauvin: Il y a cette séquence très belle,
quand il est couché sur le lit, ce
fantasme du petit garçon mort.
46.
Comme s’il se vengeait à l’avance, en pensée.
47.
Chauvin: Ça montre qu’il est capable d’avoir
ces mauvaises pensées.
48.
Il veut la faire souffrir, mais il est
presque en avance sur la souffrance qu’il va endurer. Tout le monde m’a demandé
de couper cette image. Mais j’y tenais beaucoup.
49.
Chauvin: Depuis la projection cannoise, vous
avez rajouté une voix off sur cette image. C’est dommage car ce fantasme prend
une tournure beaucoup trop explicite.
50.
Je suis d’accord, je regrette aussi et je
crois que je vais de nouveau l’enlever.
51.
Delorme: Vous allez également retirer la voix
off rajoutée au moment où il regarde les images people sur Internet?
52.
Non, pas à ce moment-là. Vincent Maraval, le
producteur, me dit que sans cette voix off on ne comprend rien.
53.
Chauvin: Pourtant je trouve qu’on comprend sans
avoir besoin de voix off, là aussi.
54.
Je suis contente de vous l’entendre dire.
Vincent Lindon n’était pas d’accord non plus pour ajouter cette voix off. Sur
l’image du fantasme, on a obtenu qu’on l’enlève. À quoi ça sert de faire du
cinéma si on ne peut pas garder cette image-là? Le film sans la fin, sans son
rêve du lui faire mal, n’a plus de sens. Envisager un truc terrible pour se
venger, sans même avoir besoin de rêver, juste en y pensant consciemment, c’est
quelque chose d’assez commun et en ce sens d’aisément compréhensible.
55.
Chauvin: Avec cette voix off vous perdez ce qui
fait le prix du film, cette manière de narrer essentiellement par le biais des
images, davantage que par des dialogues qui rajouteraient un «vouloir dire»
au-dessus du film.
56.
Je m’étais d’ailleurs dit que j’allais trouver
une manière différente de faire le film. Faire en sorte que chaque scène soit
un bloc dans une chronologie, mais sans pour autant expliquer cette
chronologie. Ce ne sont pas non plus des ellipses. On s’est beaucoup amusé à
faire ça avec mon coscénariste Jean-Pôl Fargeau. Faire en sorte par exemple
qu’on voit Marco arriver dans l’immeuble plutôt que de le voir revenir en
France.
57.
Chauvin: À propos de
construction, j’ai été frappé par le fait qu’il semble y avoir deux cercles: un
premier cercle avec les personnages principaux, qui sont tous blancs, et un
second cercle constitué par les infirmières, les médecins, les policiers dont
beaucoup sont noirs, une sorte de peuple qui regarde les personnages principaux
se débattre.
58.
Complètement. Je vois souvent des bébés blancs
sortir de la maternité avec des nounous africaines, ou encore des vieux blancs
trimballés par des Noirs ou des Indiens. On est devenus des êtres fragiles qui
ont besoin d’être gardés, regardés et jugés par ceux qui ont encore de la vue,
de la perspective. Quand la policière jouée par Nicole Dogué dit à la mère
qu’elle ferait mieux de s’occuper de sa fille, c’est comme si elle savait que
se trame quelque chose de pas catholique. Je viens de terminer le dernier roman
de Tom Wolfe. Miami n’y est désormais occupée que par des vieux blancs quand
les autres, les jeunes, sont tous noirs ou latinos. Aujourd’hui la diversité
est assignée au bord, et du coup cette diversité est dans la meilleure position
pour regarder. Dans un couple mixte, l’amour permet de franchir pas mal de
barrières. Mais c’est encore plus fort quand c’est la société qui accepte ce
métissage. Que d’un coup, un chef de clinique noir puisse diriger la guérison
de quelqu’un. Cette personne prend sa place dans la société même si ce n’est
qu’une place périphérique. Je pense que ce n’est pas un hasard si Frantz Fanon
avait choisi d’être médecin psychiatre. C’était la place où il avait voulu
être, pour lui, pour ne pas souffrir. En France, on est
persuadés que tout est résolu, qu’on est le pays de la liberté. Cette
conscience nous aveugle sur les choses qui ne fonctionnent pas.
59.
Chauvin: Les médecins, les policiers sont des
sortes de sentinelles morales.
60.
Oui. C’est un peu ce qu’a fait Fanon quand il a
quitté la France pour l’Algérie, il est devenu une sentinelle morale de la
France. Il est mort trop tôt mais c’est cela qu’il voulait. On dit parfois que
c’est démodé de citer Fanon. Je ne trouve pas, c’est comme citer Faulkner.
Faulkner parlait exactement des mêmes choses. Dans ses romans les Noirs ou les
Indiens ont aussi une place de spectateurs. Ça va bien ensemble, Fanon et
Faulkner, les deux F.
61.
Delorme: Pourquoi les deux personnages féminins
sont à ce point complices et passifs des décisions masculines?
62.
Je suis peut-être un peu misogyne. Mais moi-même
je sens combien je pourrais facilement être passive. Et que ce serait presque
plus aisé pour moi parce que je pourrais m’abriter derrière le fait d’être une
femme. La passivité est proposée aux femmes dans le petit kit de vie de la
société. Quand on est adolescente, on s’aperçoit qu’il y a la possibilité
d’utiliser la passivité comme moyen de vivre. Ce qui fait résister à la
passivité et qui rend les femmes courageuses c’est justement qu’elles sentent à
quel point il serait facile d’être assis. Ce constant donne envie de se
surpasser.
63.
Delorme: Mais vous ne le montrez pas dans ce
film. Dans White Material davantage
peut-être.
64.
Dans White
Material c’est autre chose. À ce stade-là on est plus proche de la folie
que du courage. Elle est brave, c’est-à-dire qu’elle peut tout affronter. Mais
il y a une dinguerie qui est liée au fait qu’elle est dans l’arène en tant que
blanche... l’arène blanche, la reine blanche [rires].
65.
Delorme: J’étais étonné de retrouver chez vous
cette image de la femme complice, qu’on a beaucoup vue à Cannes.
66.
Ah oui? En tout cas je n’ai pas cette image des
femmes. Quand je fais joeur Isabelle Huppert ou Béatrice Dalle, ensemble on ne
travaille pas du tout la passivité ou la lâcheté dans cet esprit-là. Je ne
pense pas que les femmes soient lâches. La passivité n’est pas la lâcheté.
C’est une façon de s’en sortir. Il est rare que je puisse dire d’un personnage
qu’il est lâche. C’est une accusation trop autoritaire qui me révolte. Le
binôme courage/lâcheté ne m’intéresse pas. J’ai l’impression que c’est entre
les deux que ça se passe, pour moi en tout cas.
67.
Delorme: C’est l’idée renoirienne du «chacun
a ses raisons»?
68.
Oui, comme nous tous. Je suis d’une grande
lâcheté par moments et je m’accommode de cette lâcheté en me disant que j’ai
mes raisons, que je ne pouvais pas faire autrement. D’autres fois je suis
courageuse, mais aussi parce que je ne peux pas faire autrement. Je ne dis pas
«comme Renoir», mais comme les gens de la vie, comme dans les romans de
Faulkner. Ce sont tous des héros bancals.
69.
Delorme: Mais vous avez un titre très
tranchant, Les Salauds, ça pourrait être une dénonciation.
70.
Mais il n’y a pas de salauds dans le film.
Pas vraiment.
71.
Delorme: Alors pourquoi ce titre au bout du
compte?
72.
Parce que j’aimais beaucoup le titre français
du film de Kurosawa, et que je crois aussi que c’est ce qu’on se dit quand on
pense à ce genre d’histoire: les riches sont des salauds, un père qui fait ça à
sa fille est un salaud. Et pourtant moi je ne les juge pas. Ce sont des
«presque salauds», peut-être.
73.
Delorme: C’est ce qui me gêne précisément.
Pour moi, à la fin, on est au fin fond de l’ignominie.
74.
Pour vous il y a un seuil au-delà duquel on est
dans l’ignominie? Je n’ai pas du tout cette vision du monde. Je pense que
l’ignominie est toujours toute proche et que c’est très facile de franchir
cette fine frontière.
75.
Delorme: C’est quoi l’ignominie pour vous
alors?
76.
L’ignominie ce serait peut-être écraser
quelqu’un et rouler de nouveau dessus pour être sûr qu’il ne va pas vous
dénoncer chez les flics. Ça c’est ignominieux peut-être. Mais ce qu’on voit
dans le film c’est juste humain.
77.
Delorme: L’épi de maïs vous trouvez que c’est
juste humain?
78.
C’est comme un godemiché.
79.
Delorme: Mais l’épi de maïs détruit son corps:
le médecin parle de réparer son vagin.
80.
Pour moi l’ignominie c’est quelque chose qui
appartient à une échelle où il y aurait de la moralité et je crois que dans
beaucoup de moments de la vie cette échelle n’existe pas. Il y a un no man’s land où on peut facilement
dépasser les limites. Je n’ai pas eu l’impression de filmer l’ignominie, mais
quelque chose en effet de très violent qui dépasse l’entendement. Je comprends
comment ces choses-là peuvent arriver. Il y a de l’humanité dans l’inceste. Je
la reconnais.
81.
Delorme: L’exemple est extrême, mais dans
Salò de Pasolini ce qui est filmé est très clairement de l’ordre de
l’ignominie.
82.
Parce que c’est un système. Ce qui est bien
expliqué dans le film, c’est que tout ça est au nom de lois d’un République
inventée.
83.
Chauvin: On peut être ignominieux à titre
personnel, sans faire partie d’un système.
84.
Oui, mais il n’est pas sûr qu’on s’en rendre
compte tout de suite. Si on rentre dans un cercle de baiseurs de jeunes filles
et si de fil en aiguille on tombe amoureux de sa fille, la question arrivera à
un autre stade de la pensée. C’est dans le système qu’il y a un glissement vers
l’ignominie.
85.
Chauvin: Pour vous dans le film il y a un
rapport, un échange?
86.
Oui, bien sûr. La fille l’appelle. Elle ne le
repousse pas. Je n’aurais pas pu le filmer si elle le repoussait.
87.
Chauvin: En même temps la fille est mineure,
Lola Créton fait très jeune.
88.
Vous êtes en train de me demander de
justifier l’injustifiable. Qu’elle soit mineure ne change pas grand-chose dans
les relations sexuelles. Sauf aux yeux de la loi et de la morale. Le début de Out of the blue de Dennis Hopper c’est une petite fille qui
embrasse le camionneur, juste avant l’accident. Le monde est ainsi fait. Je
suis peut-être anormale, mais je ne juge pas que ça ne puisse pas arriver. Je
crois que ce serait dégueulasse au contraire si cet amour entre le père et la
fille était expliqué. Qu’on voit par exemple le père tomber amoureux de sa
fille. Là ce serait précisément de l’inceste. Ça deviendrait un sujet médical,
sociétal. Je n’en aurais pas la force.
89.
Delorme: Mais du coup on ne sent pas vraiment
le rapport, tout reste tellement allusif. Ce n’est pas de l’amour d’ailleurs,
plutôt du désir.
90.
Oui, mais en même temps le désir d’une jeune
fille à cet âge-là ressemble forcément à de l’amour. C’est quelque chose qui
peut arriver, même si c’est un tragédie.
91.
Delorme: Mais le père c’est juste une image,
c’est difficile de rentrer dans ce rapport.
92.
Je n’ai pas ce souci-là. Si je n’étais pas
moi, je le dirais autrement. Mais je suis moi et cette manière de le dire, d’en
parler, m’allait.
93.
Delorme: Quand vous écrivez un scénario, comment
décidez-vous de livrer ou pas les informations au spectateur?
94.
C’est grâce à quelques blocs – le médecin,
l’avocat, la visite de l’usine, celle du baisodrome – qu’on dévoile les choses.
C’est par eux qu’arrive l’histoire. Cette histoire ne pouvait pas arriver par
la sœur. Si j’étais la sœur je ne pourrais même pas ouvrir la bouche. Ou alors
je me serais suicidée, parce que c’est quelque chose qu’on peut faire mais
qu’on ne peut pas dire. Dire et justifier des choses horribles, on ne peut pas,
mieux vaut la mort sans doute. Pour avoir la possibilité de dépasser ça, il
faudrait qu’il y ait du dégoût, de l’oppression, de la force, mais s’il y a de
l’amour et que le père s’est tué, je ne vois pas comment la fille peut s’en
sortir. Il me semble que cet amour les conduit à la mort.
95.
Chauvin: C’est vraiment le schéma classique
d’une tragédie.
96.
La forme de la tragédie est imprimée dans la
vie. On peut la dépasser, se confronter à elle, mais de toute manière c’est
comme une forme qui existe. Elle est là. Même quand on choisit la comédie. La
comédie a besoin de la tragédie. Il y a des figures qui s’imposent et que je
comprends comme ça. Mais je suis peut-être anormalement pessimiste. Vous savez,
vous êtes les premiers à me dire franchement ce que vous pensez. Pour être
sincère, je n’ai même pas eu le sentiment de m’approcher d’un précipice. Je
savais qu’on était sur une ligne de front, oui: la mort était présente du début
à la fin. Rien n’est plus fort, pour moi, que de penser à ce qui est interdit
et pourquoi c’est interdit. Je ne parle pas de la pornographie, qui finalement
n’est pas interdite. Je parle de ce qui est interdit moralement. Ce qu’on
appelle tabou n’existe que parce le pire est inhérent à la nature humaine. Les
Polynésiens ont inventé la notion du tabou pour empêcher l’inceste et le vol.
97.
Chauvin: Pour pouvoir fonder une société.
98.
Oui. Comme une île c’est tout petit, on ne fait
pas une Constitution, des lois, on crée des tabous: ce terrain est tabou, cette
jeune fille est taboue, une fille ne couche pas avec son père, etc. Tout cela
dans une société où le mariage n’existe pas. J’aime beaucoup l’histoire de la
mutinerie du Bounty. Jean-Pôl Fargeau
et moi on a beaucoup bourlingué en Polynésie pour les repérages de L’Intrus. On
avait très envie d’aller à Pitcairn, l’île où Fletcher Christian et ses hommes
se sont réfugiés. Malheureusement aucun avion n’y va. Ces hommes étaient damnés
car ils avaient enfreitn l’ordre du capitaine. Fletcher Christian savait que
quelque chose d’irréparable était arrivé (peut-être que le film aurait du
s’appeler Irréparable plutôt que Les Salauds
d’ailleurs). Et il a fait couper les mâts du bateau. Il savait que si les mâts
restaient tels quels, l’envie de retourner serait trop forte. Il valait donc
mieux scier les mâts pour que cet irréparable soit accepté frontalement. Quand
on a retrouvé l’île, les femmes avaient survécu, mais avec un seul homme, car
les autres s’étaient entretués. Ils n’avaient pas reconstitué une société
polynésienne avec ses tabous, alors la loi du plus fort l’a emporté. Résultat
des courses, il n’est resté qu’une seule famille, incestueuse, qui ressemblait
à un gigantesque harem. Cette barrière-là il faut l’ériger parce qu’elle
n’existe pas naturellement.
99.
Delorme: Vous êtes plusieurs fois revenue sur
Faulkner.
100.
C’est un compagnon de route. Pas un maître,
plutôt quelqu’un qui met au clair les problèmes de morale et de moralité. Peu
d’écrivains assènent d’emblée que, dans une société, tout est possible, même le
pire. Et qui en fait l’objet irrémédiable de ses romans. Ce qui est
irrémédiable, c’est qu’on peut sans cesse franchir des barrières. À travers lui
je me dis qu’on peut vaincre, même si au bout du compte on est vaincu – par la
maladie, la vieillesse, mais pas par le péché ni le mal. Je ne peux pas dire à
quel endroit ça se passe, la rencontre des livres et d’un film – même
l’adaptation n’est pas un lien si fort que ça. Ce qui se passe avec Faulkner
est d’un autre ordre. Il oblige à se laisser déplacer très brutalement, sans
préparation psychologique: le lire c’est tomber. Pas tomber dans l’inconnu,
tomber dans un connu-caché prêt à se dévoiler.
101.
Delorme: Vous croyez qu’il est plus facile
d’être transgressif dans la littérature que dans le cinéma?
102.
Faulkner est un écrivain proche du cinéma car il
fait avec du concret. Le Mississippi qui déborde, un pénitencier qui est
inondé, un gars s’en sort à la barque: c’est du filmable. Quand il dit, dans Pylone, quelque chose comme «la vie
c’est le sang et la fornication», c’est un enchaînement: le corps et la
culpabilité qui marchent l’un derrière l’autre. Le mot «fornication» est un
très bon conducteur pour un film puisque le mot en lui-même juge et pourtant il
laisse entrevoir ce qui devient inéluctable, irrésistible parce que charnel.
Comment résister à tous les coups? Les personnages ne sont pas jugeables, ils
sont mus, précipités. Ils sont maudits peut-être, mais pas jugés par lui. Ils
sont nus jusqu’à l’os. Et innocentés par lui, il les rétablit dans la famille,
dans l’humanité, dans une destinée infernale sans doute, mais banale. Faulkner
impressionne, il imprime cette trace-là. Je crois que c’est Malraux qui dit de
lui qu’il arrive à raconter ce qui est inévitable. Cela ne veut pas dire que
c’est bien ou mal, juste que parfois c’est inévitable, que ce soit à cause d’un
épi de maïs, d’une grossesse qui vient au mauvais moment, de la couleur de la
peau. Mais je ne suis ni Malraux ni Faulkner, et la littérature sans doute est
un champ plus meurtrissant que le cinéma. On se fait plus de mal quand on va,
comme Faulkner, à l’assaut de l’inévitable. Tout d’un coup ce qui pourrait
n’être qu’une anecdote se rétrécit comme une pointe acérée et finit à
l’inévitable.
103.
Chauvin: La fin de votre film c’est cette
point-là?
104.
Je crois, oui, du moins c’est ce que j’ai
essayé de faire.
105.
Delorme: Quelles sont les paroles de la chanson
chantée par les Tindersticks à ce moment-là?
106.
«I touch the sky and I reach happiness» [], ce qui n’est pas à
prendre au premier degré bien sûr. C’est une chanson des années 70, d’un groupe
anglais, Hot
Chocolate, reprise exprès pour le film.
107.
Delorme: Pourquoi cette ironie?
108.
Ce n’est pas ironique, c’est comme une voix qui
pleure. Ni Stuart ni moi ne sommes ironiques. On est au contraire tragiquement
tristes. Mais ça n’empêche pas de faire des films ou des chansons. Ce qui est
du domaine de l’imaginaire, la musique, le théâtre, la poésie, le cinéma, doivent
permettre de sortir des limites de l’acceptable. De toute façon c’est en nous.
Moi-même qui suis une femme et ne vais pas violer ma fille, je peux comprendre
le père comme je peux comprendre Œdipe. Ça ne veut pas dire que je trouve ça
bien.
109.
Chauvin: C’est ce que vous disiez à propos de
Camille, le personnage inspiré de Thierry Paulin dans J’ai pas sommeil: que vous pouviez le comprendre, que vous aviez
pensé à M le maudit.
110.
Je n’ai pas l’intelligence de Fritz Lang, ni sa
masculinité qui amène un devoir de décision. Sa décision de faire juger le
personnage par le syndicat des gangsters est une idée géniale. Même Faulkner
n’aurait pas osé. Qu’un violeur de petite fille soit jugé et condamné par des
gangsters retourne la société, comme on retourne un gant en latex. Peut-être
que son époque, l’entre-deux-guerres, était prête à le faire. Peut-être que
c’est plus difficile aujourd’hui, même pour moi, cette violence. J’ai
l’impression que la télévision a détruit certaines terminaisons nerveuses. On
voit tellement de morts que tout s’est atténué. Il y a moins de barrières de
jugement. En voyant une petite fille qui dessine une marelle au sol tandis
qu’on entend un homme siffloter hors champ, on s’évanouirait déjà. Le cinéma
devient de moins en moins abstrait. Or il y a dans l’abstraction une pointe de
flèche. Je ne sais pas si on pourrait la supporter. Quand je vois des films
anciens, je vois que j’aurais du mal à m’engager sur des voies aussi radicales
avec le corps humain. Il me semble que le corps est devenu plus doux, plus
sensible, plus fragile, moins endurant. Et ça n’a rien à voir avec le
compatissant. L’empathie existe, mais le compotissant
c’est une notion un peu bidon. Vous voyez, ma langue a fourché: j’ai dit
«compotissant»! La compassion c’est un très beau mot, mais aujourd’hui quand on
dit «compatissant» on a l’impression que le mot est usé comme une vieille
serpillère qui ne nettoie plus rien. Il y a des mots qui ne fonctionnent plus
car ils ont perdu leur agressivité. Être compatissant c’est dur, ce n’est pas
simple.
111.
Delorme: Vous êtes assez compatissante avec
vos personnages, en même temps.
112.
Je suis en empathie avec eux. J’ai besoin de
les toucher, de les aimer.
113.
Chauvin: L’empathie c’est un minimum pour un
cinéaste?
114.
Oui, le contraire serait horrible.
115.
Delorme: En même temps tout le cinéma
politique, Eisenstein par exemple, n’est pas du tout compatissant.
116.
Oui, mais les films d’Eisenstein sont comme des
étendards qu’on déploie à la face du monde parce que l’idéal est plus fort. Ses
films sont en empathie avec des marins, des ouvriers, etc. Est-ce que cette
empathie suffirait aujourd’hui? Je ne crois pas. Quand les écrans de télévision
se sont coupés en Grèce, je me suis dit que l’Europe entière allait se
soulever. Et puis non. En effet il y a là de quoi brandit une bannière et faire
un film de propagande contre le FMI. Cette histoire d’Europe me semble plus
exaltante que de s’attaquer à un vieux riche.
117.
Delorme: La colère monte un peu partout, au
Brésil, en Turquie, en Grèce, et les salauds sont finalement assez
identifiables. On va peut-être en revenir à des oppositions tranchées plus qu’à
des no man’s land intermédiares.
118.
Mais au Brésil, qui va
gagner? Eux ou la coupe du monde? En Grèce, qui a gagné? C’est le CIO, pas les
Grecs. C’est dégueulasse, on savait déjà que la Grèce avait des problèmes
financiers, mais pour le comité des Jeux olympiques, c’était bien d’être à
Athènes. On passe l’ardoise et dix ans après le réveil est terrible. Là je
pense en effet que ça vaut la peine de lancer les étendards.
119.
Chauvin: Mais alors on serait plus du côté de
l’idéal, de l’idée, que d’un cinéma de personnages.
120.
Oui. Regardez comme il est difficile de tenir
longtemps sur l’idéal, comme on le voit en Égypte. Dans le livre que je lis il
y a une citation de Frantz Fanon qui dit en substance que c’est dur d’être seul
avec son idéal. À un moment il faut qu’il y ait une tuerie pour qu’il se passe
quelque chose. Et personnellement je n’avais pas d’idéal au moment où j’ai fait
Les Salauds.
121.
Delorme: Nous y voilà!
122.
C’est vrai, il y a des moments où je n’ai pas
d’idéal. Alors que je ne rêve que d’une chose, c’est qu’on soit menés par des
idéaux. Mais ils sont durs à attraper.
123.
Chauvin: C’est peut-être la raison pour
laquelle votre film a été si mal reçu. C’est dur et violent de recevoir un film
sans idéal.
124.
Dans Le Petit soldat de Godard, la première
phrase que prononce Michel Subor c’est: «Je n’ai pas d’idéal, mais il me reste
encore du temps à vivre.» Je comprends très bien cette phrase. Par moment il
faut prendre des décisions. Mais dans un moment où on n’a pas d’idéal, être
héroïque n’est pas si simple, face à l’inévitable on se casse vite la figure.
125.
Delorme: C’est cette portée politique que
j’attendais de votre film.
126.
Je me suis justement méfiée d’ajouter cette
portée politique. Je crois que ça aurait été tricher avec le film. Il faut
choisir entre Faulkner et Tolstoï, on ne peut pas être les deux. Sinon c’est du
compatissant, du «compotissant» comme je disais tout à l’heure. Et ce n’est pas
pour défendre le film, qui va prendre des coups dans la gueule. Peut-être que
j’ai exprimé quelque chose que je n’entrevois pas encore. J’ai voulu traverse
l’état de quelqu’un sans idéal. Peut-être que c’est une bonne chose finalement.
Et peut-être que l’idéal ne reviendra plus jamais. L’idéal c’est aussi étrange
que la foi. Mais en tout cas, en ce qui concerne la Grèce, le Portugal, tout ce
qui s’y passe m’a mise hors de moi. Pour le coup il y a un idéal à défendre. On
ne peut pas abandonner maintenant. Car ce n’est pas inévitable comme est
inévitable, qu’on le veuille ou non, que des pères couchent avec leur fille.
Entretien réalisé
par Jean-Sébastien Chauvin et Stéphane Delorme le 21 juin, à Paris.
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